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Sans prédateurs, les cerfs mangent la forêt vosgienne, avec la complicité des chasseurs

En Alsace comme ailleurs en France, les cervidés sont de plus en plus nombreux, et se nourrissent massivement des jeunes arbres, ne laissant plus le temps à la forêt de se régénérer. Les chasseurs refusent de réduire cette population, et prennent position contre le loup, le prédateur naturel des cerfs. Reportage dans les Vosges.

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Sans prédateurs, les cerfs mangent la forêt vosgienne, avec la complicité des chasseurs

Des sapins, des hêtres et des épicéas, âgés de plusieurs dizaines d’années, forment une canopée diversifiée, sur les hauteurs d’Orbey, au fond de la vallée de Kaysersberg, dans le Haut-Rhin. Mais aux pieds de ces grands semenciers, quasiment aucune jeune pousse ne parvient à grandir. « La régénération naturelle de la forêt est compromise. Les cerfs sont trop nombreux et mangent les petits arbres », explique Francis Dopff. Le vice-président d’Alsace Nature montre les dégâts, de part et d’autre du sentier de montagne : « C’est un phénomène lent, mais d’envergure en France, causé par un déséquilibre écosystémique : les grands herbivores ne sont pas régulés, ni par les chasseurs, ni par leurs prédateurs. »

Dans les années soixante, des cerfs ont été réintroduits massivement dans tout le pays, avec une réglementation stricte pour les chasser. Depuis lors, leurs populations sont en constante augmentation. Elles ont doublé dans le Haut-Rhin ces dix dernières années. Selon l’Office National des Forêts (ONF), un tiers des bois français étaient déjà en situation de déséquilibre à cause de la surpopulation de cerfs, de chevreuils, et de sangliers en 2015. L’institution publique n’a pas transmis les dernières données sur le nombre de cervidés dans le massif vosgien à Rue89 Strasbourg. Ce chiffre est « trop sensible ». Francis Dopff, un béret imposant sur la tête, se rappelle que chez lui, à Orbey, la situation a commencé à mal tourner en 2013 :

« C’est là que les populations de cerfs ont atteint, ici comme à beaucoup d’autres endroits dans les Vosges, une trop forte densité pour que le renouvellement forestier soit possible. Ça empire avec les années. »

Paul Dopff a vécu de l’élevage mais est favorable à la présence du loup dans les montagnes. Photo : TV / Rue89 Strasbourg

Les cerfs croquent les sapins, les feuillus, et laissent les épicéas

Les hardes, c’est-à-dire les groupes de cerfs, de plus en plus nombreuses, se déplacent à la recherche de nourriture, en l’occurrence les jeunes arbres. Pour illustrer leur impact, Francis Dopff prend l’exemple des sapins, « très appétents pour les cerfs ». Sur le mont Faux, au dessus d’Orbey, ils sont nombreux. Mais au sol, les rares pousses sont endommagées par des crocs. En revanche, les jeunes épicéas, seul arbre que le cerf ne mange pas à cause de sa pointe dure et piquante, sont abondants. L’écologiste s’inquiète :

« Si on ne fait rien, on aura plus que des épicéas. Et encore, les cerfs se frottent aux jeunes arbres et cassent les écorce. Les épicéas n’y échappent pas. Ils meurent aussi mais plus tard. Tout cela cause des répercussions économiques sévères du fait de la dépréciation du bois. »

Les chasseurs refusent de tirer

Que font les chasseurs, autoproclamés premiers écologistes de France, avec leur casquette de grands régulateurs des écosystèmes ? Ils réfutent la surdensité de cervidés et son impact. Pour Gérard Lang, président de la Fédération des chasseurs du Bas-Rhin, « ce n’est pas le cerf mais l’exploitation forestière, en appauvrissant le sol, qui est responsable de cette situation ». « C’est un autre problème, qui est bien réel », reconnait Francis Dopff. Mais le spécialiste des écosystèmes montagnards pointe du doigt de jeunes sapins endommagés :

« On voit bien que les arbres pousseraient s’ils n’étaient pas mangés. Les chasseurs manipulent les arguments comme ça les arrange. »

En médecin légiste de la forêt, l’écologiste montre deux parcelles de 30 ares qui appartiennent à un ami. Elles sont encerclées par des barrières, qui ne laissent pas passer les cervidés. La différence est spectaculaire. Juste derrière le grillage, des dizaines de jeunes sapins se développent. Sur toute la surface protégée, des bouleaux, des chênes, des érables, ou encore du houx poussent aussi à côté des épicéas. Le naturaliste lâche :

« On est bien d’accords, je ne suis pas pour clôturer la forêt partout, mais cela permet au moins de prouver que le problème est lié à la surdensité de cerfs. »

De part et d’autre du grillage, la différence est impressionnante : du côté protégé, des dizaines de jeunes sapins grandissent. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

« La forêt n’est pas juste un terrain de jeu pour les chasseurs »

En février 2021, la préfecture du Haut-Rhin a demandé aux chasseurs de tirer davantage de cerfs, « pour les dégâts trop importants causés sur les cultures et les forêts ». Ils ont refusé. 80 chasseurs se sont même rassemblés devant la sous-préfecture de Colmar pour contester la consigne. Leurs homologues bas-rhinois l’avaient acceptée, à contre cœur. D’après Jacques Adam, vice-président de la fédération des forestiers d’Alsace, « les chasseurs n’ont aucune raison de diminuer le cheptel », ils souhaitent maintenir ce déséquilibre pour avoir « de belles parties de chasse au printemps, avec une abondance de gibiers ». Yves Verilhac, directeur général de la Ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO) en France, contacté par Rue89 Strasbourg, a la même analyse :

« Les chasseurs ont toujours voulu influencer les politiques environnementales en faveur d’une abondance de gibier. C’est logique, c’est leur intérêt. Mais la forêt n’est pas juste un terrain de jeu pour eux. »

Aujourd’hui âgé de 65 ans, Francis Dopff se souvient avoir intégré le mouvement des « Jeunes pour la Nature », ancêtre d’Alsace Nature, quand il avait 13 ans, en 1969. Aujourd’hui « référent Loup » de l’association écologiste, son profil est atypique : il a gagné sa vie en élevant des chèvres en montagne. Le jeune retraité, qui habite encore dans sa ferme, espère le retour du grand prédateur :

« Il faudra le laisser se développer à l’avenir, si on veut retrouver un écosystème équilibré. »

Le loup pourrait jouer le rôle de régulateur

Dans la même logique, la Société forestière suisse a pris position en faveur du loup : « Comme le lynx, le loup a un effet indirect positif sur le rajeunissement de la forêt, notamment par la prédation et la régulation du cerf », expliquait l’institution publique dans sa prise de position lors du débat d’une loi sur la chasse en 2019. En écologie, les grands prédateurs sont considérés comme des espèces clé de voute : ils ont un effet très important sur leur environnement, car ils régulent les populations de leurs proies. Cela implique des effets en cascade : les herbivores sont alors moins nombreux, ce qui permet l’établissement de certaines espèces végétales, et ces espèces végétales permettent l’installation d’espèces d’insectes par exemple. Ainsi, dans le parc de Yellowstone aux États-Unis, le retour du loup a permis la réapparition des saules, des peupliers, d’une végétation aquatique ou encore des castors.

Dans les Vosges, les loups et les lynx jouent un rôle majeur en théorie. Mais ils ont été éradiqués par la chasse au début du XXè siècle. Aujourd’hui, ils ont le statut d’espèce protégée, et leurs prélèvements sont très contrôlés. Des lynx ont été réintroduits et des loups, qui viennent des Alpes italiennes, colonisent la région depuis 2011. Mais leurs populations ont finalement du mal à s’établir, et « c’est très difficile de comprendre pourquoi », interroge Alain Laurent, président de l’Observatoire des Carnivores Sauvages :

« Cet hiver, seulement deux loups et cinq lynx ont été recensés sur le massif. Pourtant, tous les éléments sont réunis pour qu’ils s’établissent durablement : il y a des cerfs et de l’espace disponible. En 2013, peu après leur arrivée, il y avait eu une première reproduction. La femelle avait littéralement disparue à l’époque. En tout, il n’y a eu qu’un seul abattage officiel de loup, en 2020, depuis le retour du canidé dans les Vosges. Cela nous fait soupçonner le braconnage. Même si c’est très difficile à prouver, on sait que ça existe. Un lynx a été tué illégalement à l’hiver 2020 par exemple. »

La Fédération des chasseurs et la FNSEA, contre le loup

La Fédération Nationale des chasseurs (FNC), grand lobby de la chasse, très influent pour le gouvernement, prône une régulation drastique des prédateurs, pour que les cerfs maintiennent leur population. Des élus de la majorité vont dans le même sens. Joint au téléphone, Alain Perea, député LREM dans l’Aude, président du groupe de travail sur la chasse de l’Assemblée Nationale, estime que « les populations de cervidés ne sont pas trop abondantes en France », et qu’elles sont même « menacées par les loups ». Il assure aussi que ce grand carnivore « représente une véritable menace pour les humains ».

De son côté, la FNSEA, syndicat agricole majoritaire, a publié des communiqués pour sommer le gouvernement de « prendre des décisions contre la recrudescence du loup » :

« Une pression inhumaine et insupportable s’exerce aujourd’hui sur les éleveurs. Nous demandons une augmentation significative des tirs de loups autorisés, et la mobilisation des chasseurs. »

« Donner la parole aux scientifiques »

Officiellement, la France compte 580 loups aujourd’hui. Tous les ans, le ministère de l’Écologie fixe un nombre d’individus à tuer. Par exemple, en 2021, 110 abattages sont autorisés. L’objectif est que la population de loup n’augmente plus. Pour Francis Dopff, comme pour de nombreux écologistes, cette politique est inefficace contre les attaques sur les troupeaux de chèvres ou de moutons :

« Les loups sont tirés au hasard, pourvu qu’un certain nombre soit tué. Cela a pour effet d’éclater les meutes et de se retrouver avec des individus esseulés. Ce sont les solitaires qui attaquent les troupeaux justement, dans plus de 60% des cas. L’idée serait plutôt de viser les loups qui posent des problèmes. La cohabitation est possible entre les prédateurs et le pastoralisme, avec des clôtures, des chiens de protection et des tirs ciblés. »

Pour Yves Verilhac de la LPO, « les politiques environnementales sont trop influencées par les chasseurs, avec des conséquences néfastes pour les écosystèmes ». Il estime que la parole doit être donnée « aux scientifiques, pour établir une gestion des populations de prédateurs pertinente pour les écosystèmes et le pastoralisme ».

Francis Dopff, l’éleveur défenseur du loup, une brindille à la main, rêve d’un monde où ces vieux clivages sont dépassés :

« Il ne faut pas nier les problématiques. C’est un sujet à prendre à bras le corps. Il nécessite un débat qui ne soit pas abreuvé de faux arguments. Les forêts de montagne en dépendent. »


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