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« On se sent comme des prisonniers, sans date de sortie » : la détresse de Strasbourgeois sans activité depuis un an

Empêchés de travailler depuis un an, trois Strasbourgeois racontent les difficultés financières importantes, l’impact sur leur motivation et leur moral, les plongeant parfois dans la dépression.

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« On se sent comme des prisonniers, sans date de sortie » : la détresse de Strasbourgeois sans activité depuis un an

« Ne pas pouvoir travailler depuis un an a un impact psychologique et économique lourd. On se sent comme des prisonniers, sans date de sortie, » s’attriste Philipp Pollaert, DJ strasbourgeois. Un sentiment partagé par Antoine Peraldi, gérant du bar de nuit la Kulture, et Frédéric Muller, propriétaire du restaurant vietnamien Le Mandala. Depuis le 14 mars, ces trois professionnels strasbourgeois n’ont pu reprendre une activité normale.

Le premier confinement provoque le début des problèmes financiers pour Frédéric Muller

Pour Frédéric Muller, le premier confinement a été un « choc brutal » qui a lancé le début de ses problèmes financiers. « Le 14 mars, nous avons dû fermer le restaurant le soir même et jeter la nourriture », se souvient le gérant. Le 28 mai, l’annonce de la réouverture des restaurants pour le 2 juin n’améliore pas la situation :

« Le gouvernement nous a pris au dépourvu en nous prévenant trois jours avant la réouverture des restaurants. Nous n’avons pas pu anticiper l’achat d’aliments, la mise en place de barrières en plexiglas ou le rappel de nos employés. Le pire ce n’est pas d’être fermé, c’est le manque de visibilité. »

Quatre mois de travail acharnés ont été nécessaire pour que le couple de restaurateurs retrouve son chiffre d’affaire habituel. Mais le second confinement sape ces efforts en provoquant une nouvelle fermeture du restaurant le 30 octobre. « Normalement on fait la majorité de notre chiffre d’affaires entre octobre et mars mais le second confinement nous en a empêché, » raconte Frédéric Muller.

Frédéric Muller et sa femme Nicole Tu-Muller ont fermé leur restaurant vietnamien, Le Mandala, le 30 octobre 2020. Photo : Frédéric Muller

« Sous perfusion de l’Etat ».

Contrairement à d’autres restaurateurs, Frédéric a décidé de ne pas recourir à la livraison ou à la vente à emporter. Le restaurateur explique ce choix par la commission de 30% imposée aux restaurants par les plateformes Ubereat et Deliveroo. « C’est triste d’avoir travaillé quatre ans pour créer un restaurant convivial et de rester fermé. Mais si c’est pour gagner 15% de mon chiffre d’affaires, ce n’est pas la peine d’ouvrir », affirme Frédéric Muller.

Actuellement ce sont les aides de l’État qui permettent au couple de survivre :

« Nous sommes sous perfusion. Nous touchons tous les mois des aides du fonds de solidarité pour les entreprises. Pour ne pas mettre la clé sous la porte, on a préféré s’endetter et recourir au prêt garanti par l’Etat. Le montant de ce prêt équivaut aux chiffres d’affaires cumulés des trois meilleurs mois de l’année 2019. C’est une somme qu’on devra encore rembourser par la suite. »

Malgré ces aides, l’absence des clients et la fermeture prolongée du restaurant ont fait perdre de la valeur au fonds de commerce de Frédéric Muller. Selon lui, le montant de cette perte s’élèverait à 150 000 euros. Une situation qui l’empêche de se projeter. « Je ne peux pas me permettre de prendre la décision de vendre car je ne sais même pas si mon restaurant vaut encore quelque chose », explique Frédéric Muller.

Anxiété, colère, puis… détachement

Cette fermeture prolongée, Frédéric Muller l’a mal vécu pendant un temps :

« Ça m’a rendu triste de voir le restaurant pour lequel j’ai fourni un travail acharné pendant 4 ans être fermé. J’étais en colère contre toutes ces mesures sanitaires qui m’empêchaient de travailler et anxieux de ne pas savoir si j’allais réussir à survivre. Mais ces émotions je les ai intériorisées, notamment grâce à la méditation, pour pouvoir avancer. Nous n’avons aucune prise sur ce qui arrive, donc il faut relativiser sinon c’est le meilleur moyen de devenir fou. »

Aujourd’hui, sa vie ne tourne plus uniquement autour de son restaurant. Les confinements lui ont permis de redécouvrir les activités qu’il avait longtemps mises de cotés. « Tout n’est pas négatif. J’ai pu passer plus de temps avec mes enfants, m’intéresser à nouveau à la lecture et à l’art », positive Frédéric Muller.

Antoine Peraldi : « La Kulture était devenue une garderie »

Lors du premier confinement, Antoine Peraldi a voulu maintenir une activité dans son établissement en proposant aux Strasbourgeois de danser à distance via la plateforme de streaming Twitch. Mais la solution ne garantit pas au gérant un revenu stable. « Le principe du streaming c’était super cool, j’ai adoré. Mais sur le long terme ce n’est pas possible économiquement car il faut rémunérer les techniciens et les DJ, » estime Antoine Peraldi.

Le 2 juin, le gérant de la Kulture décide de rouvrir son bar en maintenant la piste de danse fermée. À nouveau cette solution n’est efficace qu’à court-terme :

« Mes clients viennent depuis cinq ans pour danser, c’était difficile de leur interdire. J’étais toute la soirée sur leur dos pour les surveiller, leur dire de bien mettre leur masque et de respecter les règles de distanciations. La Kulture était devenu une garderie et ça m’a agacé. Ce n’était pas agréable comme situation alors j’ai décidé de fermer à nouveau en juillet. »

Pour donner un nouveau visage à son bar de nuit et rouvrir ces portes durant l’été, Antoine Peraldi développe ensuite deux nouveaux projets : la création d’une galerie d’art et d’une terrasse partagée avec 15 commerçants de la Krutenau. Alors que le premier projet est mis à mal par le second confinement, la Ville de Strasbourg ne donnera pas suite à la demande d’autorisation pour la terrasse.

Antoine Peraldi, gérant de La Kulture, tente depuis un an de transformer son bar pour le maintenir ouvert malgré les restrictions sanitaires. Photo : Hunay Saday

« Je n’avais plus envie d’avoir envie »

L’échec de ces nouveaux projets accentue pour Antoine Peraldi ce sentiment de « travailler dans le vent » et le fait plonger dès septembre dans la dépression :

« Normalement je suis un battant, je rigole, je suis créatif. Mais là je ne faisait plus rien, je n’arrivais pas à m’endormir, je ne voulais pas me réveiller, j’avais des idées noires et je perdais du poids. C’était la première fois que je faisais une dépression, je n’avais même plus envie d’avoir envie. Le gouvernement a ruiné ma vie. En me faisant fermer, il m’a enlevé ma raison de vivre. »

« J’ai pensé à vendre »

Aux efforts vains s’ajoutent les difficultés financières. Pendant près d’un an, le gérant de la Kulture n’a tiré aucun revenu de son bar de nuit et n’a reçu aucune aide de l’Etat. Antoine Peraldi pense alors à liquider son établissement sur le conseil de sa famille et de ses amis. « Quand on voit les comptes, on pense forcément à vendre », soupire-t-il.

Une aide de 25 000 euros attribuée par l’Etat au début du mois de février permet à Antoine Peraldi de souffler un peu : « Si j’avais été suivi depuis le début, je n’aurais pas ressenti autant de désespoir. »

Philipp Pollaert :  » Ma vie ce n’est pas ça »

Cette détresse, Philipp Pollaert l’a aussi connue alors que les annulations de ses représentations s’enchaînaient. Sur ses quatre dates du mois de septembre 2020, trois ont été annulées. « Ça met un coup au moral de cumuler les reports de dates et les annulations. On a l’impression de travailler pour rien. On ne voit pas le bout du tunnel « , s’attriste Philipp Pollaert.

Alors que le DJ jouait en streaming chaque matin pour ses fans, lors du premier confinement, cette activité perd aussi pour lui de son intérêt :

« Au début du confinement j’étais motivé, je pensais que ça n’allait durer qu’un ou deux mois. Mais ma vie ce n’est pas ça, je fais danser les gens, je leur donne le sourire. Je ne suis pas devenu DJ pour jouer dans une salle vide ou faire des émissions de radio depuis chez moi. »

Alors que les magasins réouvrent et que les autres professions retrouvent une vie normale, la déprime s’installe chez Philipp Pollaert. « J’attendais que la journée passe en restant sur le canapé, je broyais du noir. C’est difficile de trouver un équilibre personnel en restant enfermé. On a l’impression d’être un prisonnier qui ne sait pas quand il va sortir », décrit le DJ. Une situation qui lui fait envisager un autre avenir pendant un court instant :

« À un moment, ça m’a traversé l’esprit de trouver un autre travail pour pouvoir sortir et avoir un contact social. En décembre, La Poste cherchait de nouveaux salariés alors j’ai postulé. Mais en fin de compte je n’ai pas eu envie d’abandonner la musique et mon métier de DJ. Ça fait 20 ans que je fais cette profession, c’est ma pas passion, je ne veux pas arrêter. »

Depuis le 14 mars 2020, le DJ Philipp Pollaert n’a pas mixé en boîte de nuit. Photo : remise

Une aide financière oui, mais un secteur laissé de côté

Philipp Pollaert rappelle qu’une année blanche a été mise en place par l’État pour les intermittents du spectacle. N’ayant pu exercer leur profession en 2020 et effectuer les 507 heures qui donnent droit au statut d’intermittent du spectacle, ces personnes ont vu leurs droits d’indemnisation prolongés jusqu’au 31 août 2021. « Nous avons jusqu’à cette date pour faire nos 507 heures. Pour faire ce calcul l’Etat remonte à notre dernier contrat. », explique Philipp Pollaert.

Une mesure que les membres de cette profession, dont Philipp Pollaert, souhaitent voir reconduite pour l’année 2021, grâce à une pétition :

« Moi je suis déjà a 436 heures donc je pourrais atteindre les 507 heures avant le 31 août mais d’autres artistes en sont loin car il n’y a toujours pas d’opportunité d’emploi. Cette deuxième année blanche est obligatoire sinon les gens vont plonger dans la dépression économique et psychologique. »

Malgré ce soutien financier, Philipp Pollaert reproche à l’État d’avoir mis de côté les secteurs de la restauration et de la culture. « Nous avons été qualifiés de non-essentiels. Cela a un côté très dégradant et dévalorisant. » s’attriste Philipp Pollaert.

Antoine Peraldi : « Je n’ai plus d’énergie pour changer de projet tous les deux mois »

Aujourd’hui, Antoine Peraldi poursuit pour la Kulture le « seul projet qu’il a réussi à mener à bien depuis un an » : la création d’un espace de coworking. Avec la mise en place d’un système de crédit temps à 1,55 euros, les étudiants, les entrepreneurs ou les télétravailleurs peuvent venir travailler à la Kulture. « Le but est de maintenir mon établissement ouvert, je n’ai plus l’énergie de changer de projet tous les deux mois. Ça aide aussi à payer quelques factures », affirme Antoine Peraldi.

Le gérant de La Kulture a décidé de ne plus attendre de date de réouverture à chaque discours du Président ou d’un ministre : « J’en ai marre de perdre mon temps ». Son objectif reste de rouvrir son bar de nuit malgré une forte appréhension vis-à-vis de l’attitude des clients : « Ça fait un an que les gens n’ont pas fait la fête, ils vont avoir accumulé beaucoup de frustration. »

Frédéric Muller et Philipp Pollaert : l’espoir de pouvoir travailler prochainement

Du même avis, Philipp Pollaert a « hâte de faire à nouveau danser les gens ». Plusieurs dates lui ont déjà été proposées dont celle du 11 juin où il pourrait jouer lors du festival de Karlstadt. « Tout dépend de la situation sanitaire. On a clairement un manque de visibilité qui nous empêche d’établir une programmation », soupire Philipp Pollaert. Si le DJ espère pouvoir mixer cet été lors de spectacles en plein air, le prochain évènement en boîte de nuit lui parait encore bien loin.

De son côté, le restaurateur Frédéric Muller a décidé de suivre une formation dans l’immobilier en attendant la réouverture, qu’il espère être proche. Une démarche qui lui permettra de réactiver ses compétences acquises lorsqu’il était promoteur :

« Je ne sais pas si le restaurant réouvrira ni quand. Avec cette formation je m’aménage une porte de sortie ou la possibilité d’avoir un complément de revenu. »


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