
Immersion dans la « P’tite Cafète » d’un hôpital psychiatrique : une exposition de Frédéric Stucin à Stimultania
Jusqu’au 15 avril 2023, Stimultania expose le projet « Les interstices » de Frédéric Stucin. Pendant un an, le photographe s’est installé dans une cafétéria accolée au service psychiatrique de l’hôpital de Niort. En résultent 82 photographies, dont de nombreux portraits, sans aucun cliché.
Au numéro 33 de la rue Kageneck, au pôle photographie Stimultania, la porte s’ouvre toujours sur un autre monde. Jusqu’au 15 avril, l’espace d’exposition nous immerge dans la P’tite Cafète, la cafétéria voisine du pôle psychiatrie de l’hôpital de Niort. Le photographe Frédéric Stucin s’y est installé un an, au milieu des patients qui viennent passer un moment, boire un café, manger une glace, discuter entre eux ou avec les soignants. Le regard de l’artiste ici n’a rien de voyeuriste. Le texte introductif de l’exposition précise sa démarche :
« Une semaine par mois, le photographe va proposer aux patients ou aux soignants de créer, ensemble, de « vrais portraits rêvés ». Une photographie qui les raconte, qui dit ce que l’on a envie de dire de soi, à ce moment-là. Le pari de ce projet est que le regard extérieur ne soit plus un empêchement, mais au contraire l’occasion d’un partage. »
L’autre, c’est nous
La première pièce de l’exposition installe le décor de cette cafétéria grise, ses rideaux jaunes et sa végétation. Quelques courts textes de la journaliste Ondine Millot suffisent à décrire par leurs phrases courtes et simples, par les détails qui disent beaucoup, l’atmosphère du lieu qu’on visite :
« Sur les baies vitrées en rotonde de La P’tite Cafète, les visages pâles du matin se reflètent. La nuit d’hiver, encore noire, a changé les vitres en miroirs, enfermé dans un cocon hors du temps le bar et ses occupants. S’y réverbèrent aussi le comptoir, le ventre rond d’Éric L., son sourire, sa casquette, Martin qui s’affaire, ses mouvements concentrés pour vider le lave-vaisselle, remplir le percolateur. Il est huit heures, infirmiers et patients se lèvent avant le soleil. Le petit-déjeuner le moins cher de France – un euro les tartines, jus d’orange et boisson chaude – a ses habitués que ni le froid bruineux du dehors, ni le labyrinthe des bâtiments massifs de l’hôpital n’arrête. Au contraire, ils en connaissent le moindre recoin, empruntent machinalement le chemin jusqu’ici. Ils viennent même lorsque c’est fermé, le week-end. Les infirmiers Éric L. et Éric B. laissent des chaises dehors, on partage une clope à défaut d’un café. »
Extrait du livre « Les interstices », avec les photos de Frédéric Stucin et les textes d’Ondine Millot

Puis l’exposition s’ouvre sur une immense série de portraits. Les premiers, en grand format, montrent des visages, dont certains s’effacent presque sous une sorte de filtre, ici terreux, là d’acier. Un peu plus loin, une succession de plus petites photographies au fond noir. Une jeune femme au visage fin, un élégant collier autour du cou, fixe le spectateur dans les yeux. A côté, un homme tatoué regarde en biais, les cheveux grisonnants, l’air désabusé. Plus loin, une dame porte chapeau de paille. Ses yeux comme embués se perdent dans le vide. Autant de visages de cet autre monde, souvent fantasmé, de l’hôpital psychiatrique, « l’asile ». Certains regards peuvent sembler énigmatiques, étranges, d’autres paraissent plus familiers. En passant face à chacun de ces visages, on finit par se rendre compte que nous ne sommes jamais loin d’être « l’autre ».
https://www.blind-magazine.com/fr/stories/les-femmes-du-bloc-81/
Faites l'expérience de vous immerger dans un hôpital psychiatrique
et ôtez les attributs du pouvoir ou du savoir aux personnels et aux médecins ( stéthoscope, blouse blanche bientôt frappé du signe "Fly Emirates" floqué sur tous les maillots de la planète ?, ordonnance, regard dominateur, clefs des pavillons, accès à l'ordinateur,...) et vous aurez bien du mal, souvent, à différencier les soignés des soignants!
La cafétéria, comme la bibliothèque ou la chapelle quand elle existent sont des lieux désignés par le sociologue américain Goffman
comme "des « free places » (1961, p. 230), ces « zones franches » (Goffman, 1968, p. 283) peu ou mal surveillées, où l’on peut être à la fois soi-même et son propre maître : « Here one can be one’s own man » (1961, p. 231)."*
Cette exposition renvoie évidemment au delà du simple regard condescendant, anthropologique ou curieux
sur l'autre en tant que "fou" ou " interné" , institutionnellement marginalisé ou enfermé ( cela pourrait concerner les prisons, les maisons de retraite, les casernes, le camp de Sangatte, les couvents, les SDF de la Place de la gare,...):
il renvoie à nous-même car ces regards (celui de la jeune femme au visage fin , celui de la dame au chapeau de paille, celui de l'homme tatoué) qui se posent sur nous révèlent à nous-même , nous font accéder à la reconnaissance de nous comme ego. "Mon être est un être-vu : « J'ai besoin d'autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être, le Pour-soi renvoie au Pour autrui » (L'Être et le Néant)."
Cette expo comme état des lieux d'enfermement et comme révélateur de nous-mêmes pour ne pas tout à fait perdre le "Niort".
Le regard de l' autre ( tout "fou" qu'il puisse être" ) révèle notre propre humanité ...et notre propre étrangeté.
*"La micro-géographie goffmanienne : les terrains de manœuvre d’un hôpital psychiatrique"
https://terrferme.hypotheses.org/139
Intéressante initiative de nous faire pénétrer dans ce lieu clos qui inspire souvent du rejet, de la peur, un endroit que l'on tient bien à distance. Mais la frontière est parfois bien mince entre les deux côtés du mur. Un "simple état dépressif prononcé" qui met le sujet en danger peut amener à être hospitalisé en hôpital psychiatrique. A méditer...
CL