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À Strasbourg, le docteur Ferrari donne des yeux bleus pour 5 900 euros

Une après-midi par semaine, le docteur Ferrari change la couleur des yeux de trois à cinq clients. Depuis plus d’un an, il est le seul chirurgien-ophtalmologue en France à utiliser une technique qu’il a développée. Pour près de 6 000 euros, ils viennent de Miami, Londres ou Sydney afin de rentrer avec un nouveau regard. Reportage.

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« Ça vous va? » Le docteur Ferrari vient de verdir les yeux d’Éric (le prénom a été modifié). Le chirurgien-ophtalmologue tend un miroir à son client. Il acquiesce et lâche un faible « Oui, c’est ça ». Une minute plus tôt, l’homme était encore allongé sur un lit digne d’un film de science-fiction. Francis Ferrari lui injectait un colorant vert dans la cornée après avoir créé « un micro-tunnel circulaire réalisé au laser ». Cette fois l’intervention n’a rien coûté : « C’était une retouche », explique le docteur. La première opération coûte 5 600 euros et les frais de dossier s’élèvent à 300 euros.

Francis Ferrari est né d’une mère alsacienne et d’un père italien, interprète au Parlement européen (Photo GK / Rue89 Strasbourg / cc)

Un prix exorbitant ? « Des coûts très élevés », rétorque le docteur Ferrari. Le chirurgien a d’abord découvert sa propre technique de kératopigmentation (opération de changement de couleur des yeux). Il dresse la liste des investissements nécessaires :

« Il y a la réalisation du bloc opératoire, […] l’achat d’instruments et des colorants spécifiques à cette chirurgie, et enfin une TVA à 20% qui ne s’applique pas aux autres chirurgies oculaires, comme une opération pour une myopie par exemple. »

Les clients veulent des yeux bleus

En 1994, Francis Ferrari ouvrait son cabinet d’ophtalmologie à Schiltigheim. Depuis deux ans, il exerce aussi dans l’ « Expert Vision Center », un centre où il loue un bloc opératoire. À Strasbourg, tous les mercredis, « trois à quatre » personnes y changent la couleur de leurs yeux.

Le chirurgien se rend aussi à Paris pour satisfaire sa clientèle venue de Miami, New York ou Londres. Le docteur change la couleur des yeux en 45 minutes. Les clients sortent de l’opération avec quelques flacons pour soulager une douleur passagère. Sur les forums dédiés et parmi les témoignages récoltés par Rue89 Strasbourg, nulle trace de complication suite à la chirurgie.

Le chirurgien estime que deux tiers des clients sont des femmes. Déçues de leurs iris, ces personnes ont le choix entre trois couleurs mais la quasi-totalité choisit le « bleu riviera ». Cette teinte est décrite sur le site internet de l’entreprise comme un « gris-bleu envoûtant […] attractif et fascinant ».

Un marché, peu de concurrents

En décembre 2013, le chirurgien strasbourgeois mène l’opération pour la première fois. Aujourd’hui, 125 personnes ont eu recours aux services de la start-up Neoris, cofondée par le docteur Ferrari en 2017. En l’absence de concurrence directe, il a confiance dans la croissance de son entreprise :

« Il n’existe que deux autres techniques pour changer la couleur de yeux. À Istanbul par exemple, on utilise le laser pour taper sur l’iris et provoquer une dépigmentation. L’inconvénient : on ne choisit pas la couleur à l’arrivée et il y a un risque de provoquer un glaucome (une maladie dégénérative du nerf optique, NDLR). Sinon, la méthode la plus controversée repose sur l’implant de disques perforés devant les iris. En plus de deux ans, il y a eu de nombreuses complications : des glaucomes ou des cornées abîmées… »

Le docteur Ferrari et les réseaux sociaux

Ces arguments ont convaincu nombre de patients du docteur Ferrari. Ce dernier admet passer « des heures sur les réseaux sociaux chaque jour. » Plusieurs groupes de discussion existent sur le sujet. Sur Facebook, l’entreprise a créé deux pages dédiées aux questions des clients. Sur le site dédié à l’opération « Brun vers bleu », le chirurgien répond à la moindre question dans les commentaires. Il publie souvent les photos de ses patients, avant et après l’opération :

Francis Ferrari est très actif sur les réseaux sociaux. Il a encore besoin de se faire connaitre et de rassurer le public. (Capture d’écran)

« C’est ça que je veux! »

Charlotte (prénom modifié) a été rassurée par ces échanges avec le docteur Ferrari. De passage à Strasbourg, cette habitante de Londres a accepté de parler de son opération en décembre 2017. Mardi 10 juillet, elle attend au bar de l’hôtel Régent Petite France, un verre de champagne à la main. Cette manager dans une grande entreprise d’informatique ne regrette pas son opération :

« J’étais venue pour demander du vert. Mais juste avant d’entrer dans le bloc, j’ai vu une femme aux yeux bleus magnifiques. Je me suis dit : « C’est ça que je veux ! » Aujourd’hui, j’ai l’impression que les gens m’écoutent plus. Avant, je devais me battre pour avoir l’attention des hommes de ma boite. »

Une autre cliente, autrichienne, souligne le côté « pratique » de l’opération. Cette étudiante en droit et assistante d’un chef d’entreprise portait des lentilles de contact bleues. Selon le docteur Ferrari, de nombreux patients préfèrent le côté « définitif » de l’opération à la pose quotidienne des lentilles.

Une opération encore peu connue des professionnels

Charlotte est retournée voir le docteur Ferrari pour une nouvelle opération : un implant de lentilles intraoculaires. À nouveau, elle a laissé ses deux chats dans un hôtel de luxe dédié aux félins à Londres. Tous les professionnels londoniens ont refusé de l’opérer suite à l’intervention de l’ophtalmologiste strasbourgeois :

« À Londres, les chirurgiens avaient peur de ne pas pouvoir opérer suite à l’injection de colorant. En fait, ils n’avaient pas envie de prendre le risque de faire face à une situation inédite. »

« Pour moi, c’est du temps gaspillé »

La même méfiance règne chez les confrères strasbourgeois du docteur Ferrari. Sous couvert d’anonymat, un chirurgien-ophtalmologue insiste sur le manque de recul sur les conséquences de ces opérations :

« Au niveau de l’ordre des médecins, il nous manque des études sérieuses sur le sujet. Le nombre de personnes opérées est insuffisant pour avoir un vrai retour. À court-terme, il ne semble pas y avoir de dommages physiques. Mais il reste quand même des questions à long-terme : cette opération peut provoquer un œdème de la cornée par exemple [qui entraîne une diminution de la vue. Le docteur Ferrari n’en a jamais observé chez ses clients, NDLR]. Et puis, pour moi, c’est du temps gaspillé pour de l’esthétique au lieu de soigner des malades. »

Un autre chirurgien ophtalmologique est plus mesuré :

« Le tatouage cornéen est pratiqué depuis de très nombreuses années en chirurgie ophtalmologique conventionnelle. J’insiste sur le terme conventionnel parce que je ne parle pas du cadre esthétique [celui du docteur Ferrari, NDLR]. Personnellement, j’ai déjà utilisé cette technique pour un patient qui était fortement ébloui suite à un traumatisme au niveau de l’œil. M. Ferrari a étendu cette méthode à de la chirurgie esthétique. Là-dessus je ne me prononcerai pas. »

Les projets de la start-up Neoris

Francis Ferrari a l’habitude d’entendre ces critiques. Selon lui, aucune complication n’est à déplorer chez ses clients :

« Mon opération peut avoir un impact sur l’épaisseur de la cornée. J’ai réalisé des mesures pour observer le nombre de cellules par millimètres carrés derrière la cornée suite à l’intervention. Les paramètres ne bougent pas. »

Les clients du docteur Ferrari reviennent après la première opération pour réinjecter du colorant qui « se dilue avec le temps ». Le tarif incite à revenir le plus tôt possible. Six mois après l’intervention, la « retouche » est gratuite. Attendre deux ans pour réinjecter de la couleur coûte en revanche 1 800 euros.

À long-terme, le docteur Ferrari envisage de se consacrer uniquement au changement de couleur des yeux. Pour accroître ses bénéfices, la start-up Neoris pourrait mettre en place un « pack premium » incluant le voyage, l’hôtel et la restauration. Une aubaine pour le tourisme strasbourgeois ? Peut-être pas… À la sortie de l’opération, la vue des clients est un peu troublée. Pas pratique pour visiter un musée ou admirer la cathédrale. Le lendemain de l’intervention, les patients sont souvent de retour dans une autre ville. La secrétaire du chirurgien se souvient d’une cliente australienne particulièrement pressée : « En un peu plus de deux jours, elle avait fait l’aller-retour Sydney-Strasbourg… »


#Ophtalmologie

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