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En Alsace du Nord, un supermarché local tente de convertir les consommateurs au bio et au zéro déchet

Sur les bords de la route départementale à Niedermodern, dans l’Alsace du Nord, le supermarché indépendant Le Colibri fait le pari d’introduire le bio et le zéro déchet auprès d’une population jusque-là habituée à la grande distribution. Un engagement de valeurs autant que financier.

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En Alsace du Nord, un supermarché local tente de convertir les consommateurs au bio et au zéro déchet

Il y a longtemps que la vie commerçante du bassin du Val-de-Moder, dans le bourg de Pfaffenhoffen, s’est effacée face à la vaste zone commerciale de Haguenau, à 17 km plus à l’est. Le centre-ville du regroupement de villages compte encore deux bouchers, deux épiceries de dépannage, plusieurs boulangers, et plus d’une dizaine de coiffeurs.

Pour faire leur courses, les quelque 7 500 habitants ont désormais le choix entre les enseignes de grande distribution Lidl et Match. Pierre Andres, 28 ans, n’entend pas réveiller le commerce de proximité de sa vallée de naissance, mais parie sur une offre alternative, durable et écoresponsable bien moins familière aux consommateurs ruraux qu’aux citadins.

Avec une superficie de 450 m2, Le Colibri assume son statut de supermarché alternatif et s’en donne les atours depuis les bords de la route départementale. Photo : Crédit : Claire Gandanger / Rue89 Strasbourg cc

À l’entrée de Niedermodern, sa bâche tendue annonce aux automobilistes de la départementale D919 l’ouverture de son magasin bio, local et zéro déchet. Campés sur la zone artisanale de la commune, caddies empilés devant l’entrée, les lieux ont des allures de supermarché, avec 4 000 produits en rayons. « Nous faisons le pari d’une économie la plus circulaire possible », défend Pierre Andres. Ici, 95 % des emballages alimentaires sont en verre ou en inox consignés. Et 60% des fournisseurs sont bas-rhinois, tandis que les produits frais sont produits à 30km maximum.

Passages pendulaires

« On compte 8 000 passages pendulaires sur la route à hauteur de l’accès au magasin », a étudié le directeur. C’est sur ce public qui se rend ou revient de son travail à Haguenau que l’entrepreneur compte. Huit mois après son ouverture en mars 2022, l’équipe accueille chaque semaine 260 clients réguliers. Une soixantaine a déjà pris l’habitude de venir remplir des caddies complets. « On se donne un an pour constituer notre clientèle de base », explique Pierre Andres.

À 28 ans, Pierre Andres a transformé l’ancienne menuiserie de son père en magasin alternatif pour défendre une économie circulaire et bio. Photo : Claire Gandanger / Rue89 Strasbourg / cc

En ce début d’après-midi, une unique curieuse se promène dans les rayons soignés du Colibri. Caroline Steiner fait une halte sur son chemin de Haguenau à son domicile d’Ingwiller. La jeune femme a déjà ses habitudes chez un maraîcher bio de Bouxwiller, ouvert un vendredi par semaine et qui vend aussi de la charcuterie et des produits laitiers. « J’évite le plus possible la grande distribution », assure-t-elle. La jeune femme se dit séduite par Le Colibri :

« Le magasin est quatre fois plus grand que ma petite ferme. Il y a vraiment du choix, plein de sortes de pâtes par exemple. Et puis j’aime l’aspect zéro déchet. »

Après de fortes ventes à son ouverture grâce à un « effet curiosité », la fréquentation du Colibri s’est rétractée. Elle remonte aujourd’hui lentement. Pierre Andres se donne un an pour constituer et fidéliser sa clientèle de base. Photo : Claire Gandanger / Rue89 Strasbourg / cc

La caisse a enregistré ce matin une dizaine de clients, une vingtaine pour la journée de la veille. Pierre Andres reste positif :

« Avec les mises en bocaux, le tri et le nettoyage des consignes, les employés sont toujours occupés même dans les heures creuses. Les gens peuvent passer, nous sommes là et ça ne nous coûte pas plus d’être ouverts en continu de 9h à 19h. »

« Les gens adorent le local mais le bio n’est pas encore dans les mœurs »

Pierre Andres le sait, tout le monde dans sa région n’est pas encore aussi sensible que Caroline Steiner aux causes qui l’animent :

« En ville, le bio et le vrac, c’est plus commun. Ici, les gens adorent le local, mais le bio et le zéro déchet, ce n’est pas encore dans les mœurs, même si la vieille génération y est plus sensible. »

L’un de ses fournisseurs, Quentin Lambry, maraîcher de Rothbach, abonde en se basant sur son expérience des marchés :

« À Rothbach ou Niederbronn, je vois beaucoup d’anciens qui veulent surtout soutenir le local. Ils sont encore d’une génération qui a touché à la terre. Les gens ne sont pas des consommateurs de bio avertis comme la clientèle très aisée et citadine que j’avais quand je faisais les marchés en tant que salarié à Obernai, mais ils ne demandent qu’à connaître. »

Pour convertir sa clientèle rurale au zéro déchet, Le Colibri mise sur la variété. Les consommateurs doivent pouvoir y faire l’intégralité de leurs courses. Photo : Claire Gandanger / Rue89 Strasbourg / cc

Réduire ses marges pour maintenir des prix abordables

Pour casser les représentations sur le bio qui en retient beaucoup de passer les portes du magasin, Pierre Andres affute ses arguments :

« Les gens ont des idées reçues sur le bio, qui serait très cher par rapport au conventionnel. Mais c’est oublier que dans un magasin comme le nôtre, on n’est pas tenté d’acheter d’autres produits dont on n’a pas besoin comme en grande surface. »

Dans les étals, aucun emballage marketing n’accroche le regard. Pierre Andres s’efforce de maintenir les prix des produits bio et locaux abordables. À l’inverse des grandes enseignes de grande distribution ou même des chaînes spécialisées dans le bio, qui s’appuient sur des grossistes ou des coopératives, les transactions en direct avec les producteurs lui épargnent les coûts des intermédiaires.

L’équipe de quatre personnes du Colibri met chaque semaine en bocaux consignés une centaine de kilos de denrées alimentaires. Photo : Crédit : C.G. / Rue89 Strasbourg / cc

Des prix citadins qui ne sont pas nécessaires

Le système de la péréquation des prix, pratiquée comme dans tous commerces, compense les moindres marges sur les produits d’appel, tels les fruits et légumes ou le pain. Les vêtements de seconde-main et les produits de soin et d’hygiène le leur rendent bien. Mais Pierre Andres l’assure, penser que le public rural tire les prix du bio vers le bas n’est pas la façon la plus pertinente de poser le problème.

« J’ai vu par exemple, sur un marché à Strasbourg, un fromage vendu à 30 euros le kilo alors que je le vends à 16. Ça ne partirait pas plus cher ici, et ce n’est pas dans nos valeurs de vendre plus qu’il ne le faudrait alors que ma marge me convient. On ne se met pas la pression du chiffre. Nous travaillons avec des producteurs à taille humaine, sans gros investissement ni grosses charges. C’est cette agriculture paysanne qui a de l’avenir. Nous ne négocions pas les prix avec nos producteurs. J’estime qu’ils font les prix qui sont dans le marché. Je garde un œil sur le prix du bio du supermarché concurrent pour être sûr que les nôtres ne sont pas déraisonnés, et sur les quelques produits qui passent par les grossistes, je fais jouer la concurrence entre deux ou trois partenaires. »

La livraison pour du zéro déchet clé en main

Mais même s’il a pensé des solutions clé en main pour atteindre le zéro déchet, Pierre Andres a conscience que sortir les clients de leur zone de confort ne lui facilite pas les affaires :

« Ici, rien n’est emballé. Nous aurions plus de clients si nous n’avions pas de consigne. Les gens trouvent ça compliqué, même si cela demande moins d’efforts que le vrac. »

Le jeune homme se félicite quand même que 40% des bocaux et boîtes mis en circulation par le magasin lui soient retournés, « un bon taux » qu’il veut voir comme un signe d’encouragement. Après huit mois, l’entreprise se rapproche tout juste de l’équilibre économique.

« Ma compagne et moi, nous partageons un smic et nous assurons les salaires de nos deux employés. J’estimerai que l’entreprise sera rentable quand nous pourrons garantir des revenus suffisants pour tout le monde. »

Pour simplifier encore plus la démarche de ses futurs convertis, le jeune homme mise sur la livraison à domicile, en camionnette électrique, lancée en juin. Pour l’heure, elle ne représente que 10% de son chiffre d’affaires, mais l’objectif est d’atteindre 30%.

« L’inflation et la guerre en Ukraine n’étaient pas dans notre prévisionnel »

Après une ouverture en mars, Pierre Andres a du mal à projeter l’évolution de ses affaires :

« L’inflation et la guerre en Ukraine n’étaient pas dans notre prévisionnel. Le marché du bio en général s’est tendu. Il est en recul pour la première fois. Pour ce qui est de la fréquentation, il n’y a plus de normes. C’est complétement aléatoire. En ce moment, ça marche mieux le jeudi, avant c’était le mercredi. C’est très compliqué pour la gestion du frais. »

Pour s’adapter à une fréquentation très aléatoire, Le Colibri a dû réduire son étal de charcuterie et de boucherie. Les grosses pièces sont désormais vendues sur commandes. Photo : Claire Gandanger / Rue89 Strasbourg / cc

Ces conditions l’ont conduit à renoncer à son étal de viande. Désormais, les entrecôtes se vendent sur commande. Le « To good to go », une application de vente d’invendus en fin de journée, et les paniers promotionnels sauvent les surplus de produits frais. 

Entraide avec les petits fournisseurs

Dans ce contexte flou, Le Colibri n’a pas établi de contrat sur les volumes avec ses fournisseurs. Quentin Lambry s’en satisfait :

« Certes on ne sait jamais en quelles quantités le Colibri va acheter, et on ne peut pas vendre au même prix qu’en vente directe à la ferme ou sur les marchés, mais le supermarché reste l’un de mes plus gros clients et il est régulier. »

Ces conditions arrangent aussi Éric Hauswald, producteur de fromages de brebis qui estime que Le Colibri représente aujourd’hui 10% de son chiffre d’affaires. « Pierre prend ce que je peux lui livrer, voire un peu plus quand j’ai du surplus », se satisfait le fromager. Sa clientèle se partage, comme celle de Quentin Lambry, entre particuliers sur des marchés, restaurants et Le Colibri.

Génération post-covid

Sous l’effet du Covid, Éric Hauswald, Quentin Lambry et Pierre Andres ont démarré leurs affaires en même temps, aux côtés de quelques autres producteurs bio de leur génération. L’émulation du Colibri permet l’émergence d’un éco-système. « Nous apprenons en même temps. On se parle de nos projets et on les commente ensemble », résume Éric Hauswald, anciennement à la tête d’une entreprise de pneus. Son prochain objectif est de réussir à augmenter sa production. Car trop souvent, « au marché, à 10h, je n’ai plus rien », ajoute-t-il. Les deux producteurs privilégient la vente directe, plus profitable que les prix de gros.

Quentin Lambry, un ancien logisticien qui a transformé l’ancien terrain de football de Rothbach pour en faire son exploitation, voit dans la dynamique créée autour du Colibri un marchepied :

« Je ne suis pas du coin, je viens de la ville. Le Colibri m’a ouvert les portes du milieu. Ça a été un levier qui m’a permis de connaître d’autres producteurs et d’avoir de la visibilité. Certains clients qui m’ont connu par Le Colibri sont ensuite venus me voir directement. »

Dans le secteur, les petits producteurs bio relèvent de l’exception et ne se font guère concurrence.


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