Juliette (le prénom a été changé) est Strasbourgeoise. Elle croit dans les monnaies locales et qu’il faut réfléchir à sa manière de consommer. Ce mardi matin, c’est décidé, elle veut acheter ses premiers stücks pour consommer local et favoriser l’économie solidaire.
Le Stück, c’est quoi déjà ? Si vous avez raté les épisodes précédents, il s’agit d’une monnaie locale complémentaire (MLC), en circulation à Strasbourg et ses environs depuis le 3 octobre et gérée par une association citoyenne. Le principe est simple : 1 stück = 1 euro. Un particulier ne peut mettre cet argent à la banque. Un commerçant, s’il ne les réutilise pas, peut les convertir en euros, mais moyennant 5% de commission (mais pas de frais bancaires).
Une quarantaine de monnaies locales en France
Ce mécanisme doit inciter la monnaie à circuler dans un cercle de producteurs et consommateurs locaux. Il existe une quarantaine de monnaies locales en France et environ autant en projet. Une dizaine ont été abandonnées. À l’heure où seuls 10% des euros circulent dans l’économie réelle, consommer avec une MLC doit permettre de soutenir l’économie près de chez soi. Les valeurs du Stück sont compilées dans un charte, qui traite notamment de solidarité, de coopération, d’une production et d’une consommation plus cohérente, et de valeurs environnementales.
Pour Juliette, direction le Crédit municipal de Strasbourg, rue d’Ingwiller près des Halles, seul endroit avec la Biocoop, à quelques rues de là, où l’on peut se procurer des stücks. Pas d’affiche à l’extérieur. Elle est reçue par Gérard Fischer, le directeur du crédit municipal, devenu partenaire de la démarche, comme une dizaine d’associations ou d’institutions locales. Il lui explique le fonctionnement du Stück comme à la dizaine de nouveaux adhérents qu’il a reçu en un mois. Première surprise, elle ne peut pas payer avec sa carte bancaire. Juliette repart tirer des euros au distributeur du coin puis revient.
Juliette doit aussi adhérer à l’association. Une obligation réglementaire, pour restreindre cette monnaie à un groupe limité d’usagers et ne pas concurrencer l’Euro. Juliette débourse 5€ pour son l’adhésion annuelle, au prix « conseillé » de 10€. Elle comprend cet impératif, mais se demande si ses amis moins engagés auront envie de payer 5€ pour consommer local, ce qui est déjà possible sans stück. Au passage, l’adhésion entraîne un petit fichage avec nom et adresse e-mail qui n’est pas vraiment du goût de Juliette.
Des commerces en évolution, donc pas de guide
Juliette demande ensuite où elle peut consommer ses 55 premiers stücks. L’association compte une soixantaine de commerces référencés et pense arriver à environ 80 à la fin 2015 et une centaine début 2016. Comme ce nombre est en constante évolution, il n’y a pas encore de guide papier. Gérard Fischer montre patiemment à sa cliente du jour la carte interactive sur le site du Stück, mise à jour au fur à mesure.
Mais Juliette est un peu surprise par certains commerces :
« Si c’est pour consommer du quinoa bio, mais qui vient d’Amérique du Sud, ce n’est pas ma vision d’une consommation responsable. Je m’attends surtout à pouvoir payer avec mes stücks au marché où je rencontre les producteurs de la région. »
Les maraîchers font partie des commerçants que l’association le Stück démarche individuellement. Seules deux fermes acceptent la monnaie locale pour le moment. Les entreprises ont intérêt à re-dépenser les stücks, pour éviter le taux de conversion à 5%, qui finance en partie le fonctionnement de l’association. Cette dernière travaille aussi à mettre en relation ces mêmes entreprises avec leurs fournisseurs pour que la monnaie circule, plutôt que d’aller à la banque. Il est même possible, sur demande de l’employé, de verser une partie du salaire en monnaie locale, jusqu’à 1 500 stücks par mois.
Quant aux euros donnés au Crédit municipal contre les stücks, ils vont sur le livret d’épargne social « ESS’Or » dont la moitié des 3% d’intérêts sont redistribués à des projets de l’économie sociale et solidaire. Ce compte est timidement alimenté par les sociétés satellites de la Ville de Strasbourg et à la marge par des particuliers.
Rajouter les centimes en euros
Juliette déjeune à Pur etc. place Saint Étienne, l’un des 14 restaurants qui accepte les stücks. Pas de problème pour payer, sinon une petite réticence de la vendeuse (« bonjour les erreurs de caisse »), mais le montant de son menu n’est pas rond et le surplus doit être complété en centimes d’euros, comme avec un ticket restaurant.
Un seul arrondi vers le bas, au bénéfice de l’utilisateur de stücks, existe à Strasbourg pour le moment : un jus de pomme bio vaut 2 stücks contre 2 euros 50 à la Biocoop. Il faut donc aimer le jus de pomme et en boire 10 bouteilles pour « rentabiliser » l’adhésion. L’association espère inciter les commerçants à multiplier ces offres.
Juliette veut ensuite acheter du vin et les stücks lui font changer son programme :
« J’ai l’habitude d’aller chez un caviste, mais comme il ne prend pas de stücks, je suis allée chez un concurrent. C’est un peu un chantage pour les commerçants, mais cela peut inciter plusieurs magasins à passer au Stück, pour ne pas se couper de certains de leurs habitués. »
L’association Stück confirme qu’elle compte sur un effet domino. Mais pas sûr que tous les chefs d’entreprise acceptent de se prêter au jeu. En plus de l’adhésion à 20€ (« conseillée » à 60€), une grille d’analyse est mise en place.
Le « Comité d’Agrément des Professionnel » (CAP), à la composition tournante pour éviter le (dé)favoritisme, détermine à l’unanimité si l’entreprise appartient aux valeurs de la monnaie. Chaque entreprise, en accord avec le CAP, se voit aussi confier un « challenge » sur mesure à réaliser dans l’année. Exemples : augmenter la part de produits locaux, créer des événements intergénérationnels, mettre des poubelles de tri et de compost…
« La branche la plus militante l’a emporté »
Les différentes règles associées ont fait l’objet de longues discussion lors de la création de la monnaie, raconte Gérard Fischer, directeur du Crédit municipal :
» [Pendant les discussions préalables à la mise en service] Il y avait une branche plus militante qui voulait interpeller sur la manière de produire et consommer, au risque de ne motiver qu’un cercle restreint d’utilisateurs. Un autre groupe dont je faisait parti proposait une approche plus incitative pour les commerçants et les consommateurs afin d’amener des personnes à consommer là où ils ne le font pas d’habitude… C’est l’approche plus militante qui l’a emporté. »
Une approche différente de Nantes, où la monnaie « SoNantes » a été initiée par la municipalité qui a déboursé 2,8 millions d’euros pour mettre en place l’éco-système, bien loin du budget du Stück. On parle de monnaie locale descendante, car mise en place par les autorités. SoNantes met en avant que beaucoup de « bons plans » sont disponibles, mais impossible de trouver des exemples sur son site. Il serait même question de complément de revenu en SoNantes. Après six mois, SoNantes comptait 380 particuliers et 120 commerçants. Le Stück revendique 580 particuliers.
À Strasbourg, l’idée vient de citoyens, une monnaie « ascendante » que la Ville a accompagné dans un second temps à hauteur de 25 000€, avec le Fonds social européen (17 000€), la Fondation de France (15 000€), la Région Alsace (2 000€). Ces subventions, avec les cotisations d’usagers et d’entreprises, permettent de rémunérer les deux salariés à temps partiel et deux services civiques. La structure explore aussi plusieurs pistes d’autofinancement.
Le 30 juin, ses stücks perdent 2% de valeur
Le 30 juin 2016, il faudra payer des vignettes, de 2% de la valeur de chaque billet, pour continuer à les utiliser, ce qui n’est pas le cas à Nantes. Et rebelote tous les 9 mois. Lors d’une réunion publique début novembre 2015, ce point suscite l’incompréhension. Pourquoi acheter de l’argent qui perd de la valeur au bout d’un certain temps ? Et pour les commerçants, quel intérêt à avoir des stücks dans son tiroir-caisse s’ils perdent de la valeur ?
Cécile Favet, membre du cercle de pilotage, répond que cette question a été tranchée il y a des mois. Cette « fonte » doit permettre de savoir combien de stücks sont en circulation à cette date, mais surtout d’interpeller sur la manière de dépenser les stücks, d’acheter juste le nombre de stück dont on a besoin avant la date butoir…
Payer sa piscine en Stück ? Pas tout de suite
L’association table sur 45 000 stücks en circulation (contre 15 000 aujourd’hui) et donc sur le fait d’encaisser 900€ à la première fonte. Une somme utile, mais plutôt symbolique. Face à l’incompréhension des consommateurs, le Stück a un plan, que dévoile Antoine Lévy, chargé de développement de l’association :
« On fera une grande fête fin juin, avec tous les commerces partenaires où chacun pourra dépenser ses derniers stück avant qu’ils ne perdent de la valeur. »
À cette réunion, la conseillère municipale en charge du soutien à l’économie sociale et solidaire, Jeanne Barseghian (EELV), présente dans le public, explique qu’elle travaille à ce que certains services publics strasbourgeois soient payables en Stück. Mais le temps de convaincre la comptabilité, régler son parking, ses tickets de transports ou ses entrées piscines en Stück, n’est pas pour tout de suite.
À moyen terme, le Stück travaille aussi à une carte de paiement. Moins amusant que les billets multicolores, un peu Monopoly, mais plus simple à recharger… Si les cartes ne sont pas piratables.
Et Juliette ? Elle espère que la prochaine fois, elle pourra se réapprovisionner dans un commerce de son quartier excentré, où une seule boutique de couture accepte des stücks. Elle se demande également comment elle va convaincre son entourage du bien fondé d’une monnaie… si compliquée.
Aller plus loin
Sur Rue89 Strasbourg : Le Stück, la monnaie locale de Strasbourg officiellement lancée
Sur Rue89 Strasbourg : Le stück, un jour peut-être la monnaie locale de Strasbourg (janvier 2014)
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