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Lies : contrôler, pour un soir, les mécanismes du capitalisme mondial

À travers un spectacle participatif sous la forme d’un casino clandestin, le collectif belge Ontroerend Goed permet d’expérimenter avec Lies (£¥€$) l’ivresse du pouvoir au sommet de l’économie mondialisée. À vivre à l’Aubette jusqu’à vendredi.

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(Photo Tom Verbruggen)

« Économie », « capitalisme », « système bancaire » : ces termes, partie intégrante de notre quotidien peuvent être bien souvent fort nébuleux pour certains. Et pourtant, comprendre le fonctionnement de l’économie c’est bien comprendre la manière dont se structure la société ainsi que notre rapport à autrui. Tout bonnement parce qu’une large part de nos interactions sociales sont économiques. Salariat, commerce, services, la relation à l’autre se joue souvent à travers un échange de monnaie.

Or cette monnaie est fiduciaire, c’est -à-dire que loin d’avoir une valeur intrinsèque elle possède une valeur symbolique, issue d’un consensus général. Le système a fixé que le billet aurait la valeur de 20 euros, et les euros en question sont des unités valables au sein dudit système, lui-même articulé à d’autres devises. Car, concrètement, le joli papier bleuté de votre billet ne vaut rien en lui-même. Et par la confiance que vous lui accordez, et que le reste de la société lui accorde, il devient une valeur. Mais tout cela demeure malgré tout très volatil, et ne cesse de le devenir davantage avec l’avancée de la dématérialisation des paiements. Lorsqu’un achat transite par virement bancaire ou règlement sans contact via une carte bancaire ou un téléphone, ce n’est qu’une confiance que les intéressés s’échangent. D’aucuns pourraient dire du vent.

(Photo Michiel Devijver)

Le jeu comme pédagogie, une recette connue au service de la compréhension du système financier

Présenté par le Maillon, le collectif belge Ontroerend Goed a cherché la meilleure manière de rendre palpables ces transactions et les mécanismes du système économique au sein duquel nous évoluons parfois sans y penser. Cette troupe est familière de formes spectaculaires rompant avec le traditionnel rapport frontal entre une scène bien délimitée et un public passif.

Cela s’est vérifié avec des spectacles comme A Game Of You (2015) où le spectateur devenait le sujet du spectacle, mis face à sa propre intériorité dans un parcours ludique, ou encore Fight Night (2018) disséquant le rapport du public à la démocratie et à ses velléités de dissidence. Ici, encore une fois, Ontroerend Goed désire bouleverser des mécanismes sociaux, inconsciemment intégrés comme allant de soi et sur lesquels nous ne prenons même pas le temps de nous questionner.

Afin de briser les images d’Épinal cristallisées en visages archétypaux telles que la fameuse Crise, ou encore les banquiers, terribles croque-mitaines des bas de laine, ils ont imaginé un spectacle atypique qui fait du spectateur un acteur au sein d’un système économique. Dans une salle aux lumières feutrées et aux croupiers placides, arrière-boutique d’un bar peuplée de pokers clandestins, tel est le plateau qu’investit la performance £¥€$.

(Photo Tom Verbruggen)

Tout comme ce nom imbrique les devises, le dispositif présente plusieurs tables, accueillant chacune 7 spectateurs et un croupier ou une croupière. Leur nombre oscillant entre 6 et 12, £¥€$ convie par représentation entre 42 et 84 spectateurs à intégrer un capitalisme sous forme de jeu de société. Misant l’argent de leurs poches, celui avec lequel ils sont venus au spectacle et qui se voit converti en jetons, les spectateurs se retrouvent membres de systèmes monétaires dont les noms ne sont pas anodins. Le spectateur ayant misé le plus de cash à chaque table donnera son prénom à ce microcosme financier. Ainsi, chaque module possède sa propre monnaie, que ce soit des « Clara », des « Archibald », des « Pierre » ou encore des « Marie-Louise ».

Alexander Devriendt, le metteur en scène, déclare dans une interview :

« Dans cette formule de jeu, on n’est pas obligé de prendre les spectateurs par la main, c’est eux qui mènent le jeu. La zone grise entre jeu et pièce de théâtre est très excitante pour nous. »

(Photo Tom Verbruggen)

Spéculation malveillante ou entrainement incontrôlable ?

Alors le jeu, guidé par le croupier mais toujours à l’initiative des participants, débute, et mêle les investissements avec les prises de risques, les opérations bancaires avec les menaces de faillite. Car, une fois assis à cette table, les spectateurs deviennent des privilégiés, les magnats marionnettistes qui tirent les ficelles d’un système à échelle mondiale. Traders sans limite et nantis gourmands vont côtoyer des investisseurs plus prudents ou d’une autre obédience morale.

Les convictions des joueurs seront chamboulées, car pour la première fois confrontées réellement à leur objet : le pouvoir de l’argent entre leurs mains, seront-ils aussi idéalistes que sans lui ? Les sommes sont colossales et le sens des réalités n’est plus qu’un vague filet de sécurité prêt à se rompre devant la hardiesse de vos montages financier. £¥€$ ne demande pas de comprendre ou de cautionner les dérives des grandes fortunes et des gens de pouvoir, mais de les vivre. Et par l’expérience, chaque spectateur expérimente les mécanismes désincarnés qui régissent le monde.

(Photo Tom Verbruggen)

Inflations, dérégulations, crise des subprimes… Le déroulement du jeu suit l’histoire de l’économie mondiale depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Alexander Devriendt et son équipe ont bien documenté leur sujet. Ils revendiquent la lecture de nombreux traités d’économie, et au fond leur démarche s’apparente à de la vulgarisation et de la responsabilisation citoyenne.

Cette prise de conscience est capitale : comment faire confiance en un système dont les rouages sont incompris ? Il s’agit bien, au cours de ces presque deux heures de représentation, de se saisir de la réalité de la société que nous habitons. Et par ce savoir, il devient impossible de ne pas responsabiliser les citoyens en conséquence. La monnaie n’est issue que d’un consensus, et sa fragilité est mise en évidence par les multiples crises et dérégulations qui viennent rythmer les décennies d’incertitudes économiques. Avec cette connaissance de notre propre précarité, c’est peut-être une nouvelle approche de l’économie que nous nous verrions adopter.

(Photo Tom Verbruggen)

#Le Maillon

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