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Les raisons de l’éviction de Julie Brochen du TNS

Directrice du Théâtre national de Strasbourg (TNS) de 2008 à juillet 2014, Julie Brochen n’a guère contribué à faire rayonner cette institution culturelle française. Ses créations n’ont pas convaincu au-delà de son cercle proche et surtout, la fréquentation du théâtre s’effondre.

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Les choix de Julie Brochen pour le TNS ont eu pour conséquence une baisse de la fréquentation et une baisse des recettes (Photo Franck Beloncle / TNS)

Les choix de Julie Brochen pour le TNS ont eu pour conséquence une baisse de la fréquentation et une baisse des recettes (Photo Franck Beloncle / TNS)
Les choix de Julie Brochen pour le TNS ont eu pour conséquence une baisse de la fréquentation et une baisse des recettes (Photo Franck Beloncle / TNS)

Qu’est-ce que le Ministère de la culture a reproché à Julie Brochen, directrice du Théâtre national de Strasbourg depuis 2008, pour ne pas l’avoir reconduite à ce poste l’an dernier, contrairement à l’usage ? Le 8 juillet, elle sera remplacée par Stanislas Nordey dont l’énoncé de la mission sonne comme autant de critiques à peine voilées :

« Stanislas Nordey fera évoluer le modèle de production du théâtre afin de favoriser les créations, en particulier celles dédiées aux écritures contemporaines, leurs tournées nationales et européennes et leur durée d’exploitation. Construisant de très nombreux partenariats avec des théâtres français et européens, attentif aux collaborations territoriales, il développera à Strasbourg un projet ouvert et exigeant, avec des objectifs forts en faveur de la parité hommes-femmes, de la diversité, de la dimension internationale, de l’élargissement et du renouvellement des publics. »

Est-ce à dire que le projet de Julie Brochen était ni ouvert ni exigeant ? Elle affirme en tout cas qu’ « aucune raison officielle ne lui a été apportée par la ministre » quant à son non-renouvellement. Au ministère de la Culture, on ne souffle mot mais on renvoie à la lettre de mission qui avait été fixée à la directrice en 2008, alors âgée de 38 ans.

Le ministère précisait alors les voies de développement à suivre : « l’effort d’optimisation des jauges », « la nécessité de poursuivre les accueils d’artistes étrangers » (leur nombre a continuellement baissé depuis 2009, se limitant à un ou deux par saison) et « la poursuite des tournées, pour la meilleure diffusion possible des spectacles produits par le théâtre ».

30% d’abonnés en moins en six ans

L’épreuve des chiffres, si elle ne peut à elle seule rendre compte de la situation, ne plaide guère en faveur de Julie Brochen. De 2008 à 2014, le taux de fréquentation globale a chuté, passant de 98% à 89%, pour des jauges et des nombres de représentations elles-aussi fortement réduites alors même que le TNS dispose de trois salles (Koltès, Gignoux et Espace Grüber) aux nombres de sièges modulables.

Au final, il y avait 62 005 spectateurs sur 182 représentations en 2008/2009 contre seulement 45 760 pour 149 représentations pour cette dernière saison. Plus inquiétant encore, une baisse de 30% du nombre d’abonnés qui ne sont plus que 5 944 contre 8 446 lors de la première saison de Julie Brochen. Au total, ce sont donc près de 2 500 fidèles du TNS – dont 1 348 jeunes de -26 ans – qui se sont évaporés.

Ces habitués fins connaisseurs, et ayant le sentiment d’être privilégiés grâce au TNS, ont constaté que la programmation du théâtre national a été précédée par d’autres structures régionales comme La Filature de Mulhouse (Têtes rondes et têtes pointues de Christophe Rauck, Requiemachine de Marta Górnicka par exemple). Mais ils ont aussi pu avoir le sentiment de n’avoir, bien souvent, pas les dernières créations d’artistes de renom mais des pièces anciennes (Nunzio de Spiro Scimone et Francesco Sframelli avait près de 25 ans, La Omisión de la familia Coleman de Claudio Tolcachir plus de 6 ans…).

Le comble étant de reprogrammer Missie (Mission), pièce de David Van Reybrouck mise en scène par Raven Ruëll, du 13 au 18 février 2015 alors qu’elle a déjà été donnée en 2009 au Maillon !

C’est la crise mon bon monsieur

Bien entendu, la crise économique n’est pas étrangère à ce déclin. Antoine Mory, administrateur du TNS explique :

« La non indexation des subventions du ministère sur l’inflation, dont dépend directement le budget du TNS, crée un effet de ciseau entraînant une augmentation structurelle des dépenses et des charges, notamment liées à la hausse régulière des salaires de nos 98 permanents. Et donc une petite baisse de la marge artistique dédiée aux créations. »

Toutefois, comparativement aux quatre autres théâtres nationaux, le TNS n’a pas vu son budget (subvention pour charges de service public et dotations en fonds propres) réellement être attaqué avec 9,7 millions d’euros de financement de l’État en 2014 contre 9,4 en 2008.

Des créations que personne n’a achetées

Les recettes du TNS ont plutôt pâti d’une baisse de la billetterie et surtout du manque de tournées pour les créations de Julie Brochen, seules capables d’amortir les frais de création supportés sans co-producteurs : La Cerisaie (2010) n’a pas connu le succès à L’Odéon, Whistling Psyche (2013) n’a été joué qu’au Théâtre Gérard Philippe et les divers épisodes du Graal Théâtre (Merlin en 2012, Gauvain en 2013 et Perceval en 2014) n’ont connu que la salle du TNP de Villeurbanne, du co-metteur en scène Christian Schiaretti.

Seul Dom Juan (2011) s’est réellement produit dans sept autres lieux en France. Liquidation (2013) devrait se jouer en 2015 au Théâtre de Bordeaux, dirigé par Catherine Marnas et au Théâtre du Nord de Christophe Rauck, deux metteurs en scène récurrents des programmations du TNS ces cinq dernières années. Un bilan auquel il convient d’ajouter Ce qui évolue, ce qui demeure (créé en 2011 mais uniquement donné à Strasbourg) d’Howard Barker, mis en scène par Fanny Mentré, auteure associée au TNS dont le public strasbourgeois n’aura vu aucun texte personnel dans une quelconque production.

Le TNS n’aura donc que peu rayonné en France, ses créations ne dépassant pas nos frontières et restant en dehors de toute programmation festivalière. Seuls les ateliers de création de décors et de costumes, qui eux tournent à plein régime pour de nombreuses créations extérieures au TNS, ont continué à valoriser l’image de cette institution strasbourgeoise.

De trop chères productions DVD

Dans la lignée de la collection de DVD de spectacles initiée par son prédécesseur Stéphane Braunschweig, Julie Brochen a tourné, en novembre 2010, un film d’après sa Cerisaie. Douze jours au plateau sous l’égide du réalisateur Alexandre Gavras, avec le soutien de la société de production Unlimited, de l’INA et du CNC. Un projet ambitieux, d’un très beau résultat mais qui ne trouva malheureusement aucun diffuseur, ni à la télévision, ni au cinéma, et ce malgré la vague de la retransmission d’opéras.

Au grand dam de Philippe Avril, directeur d’Unlimited qui affirme avoir investi un peu plus de 400 000€ dans un projet qui n’aura connu que trois projections strasbourgeoises depuis 2012, sans jamais sortir en DVD. La part du TNS est, selon nos informations, de près de 250 000€ (valorisation plateau, costumes, locaux, productions…), soit l’équivalent du coût d’une création théâtrale pour ce film dont seules quelques copies circulent entre happy fews.

La gabegie aurait pu s’arrêter à cette mésaventure mais Julie Brochen, peu échaudée par cette première expérience, choisit de tourner un second film, Dom Juan, avant sa reprise à la rentrée 2012. Un deuxième opus d’une collection qui ne verra jamais le jour.

L’annulation de Premières en 2011 mal vécue

L’affaire a irrité le personnel qui a mal vécu l’annulation de l’édition 2011 du Festival Premières pour cause de « contractions financières ». Organisé jusqu’alors conjointement avec Le Maillon, chaque édition du festival dédié aux jeunes metteurs en scène européens coûte entre 100 et 120 000 euros à chacun des deux théâtres. Entre l’accueil d’une dizaine de jeunes metteurs en scène venus des quatre coins de l’Europe et un (voire deux) films autour de ses créations, le cœur de Julie Brochen n’a apparemment guère balancé.

Ces choix ont peut-être été à l’origine du jeu de chaises musicales aux postes clés qu’a connu le TNS : trois administrateurs (qui sont les adjoints du directeur) et deux secrétaires généraux en cinq ans. Avant la nomination en novembre 2013 d’Antoine Mory, l’actuel administrateur, le poste a connu 6 mois de vacance durant lesquels le TNS était quasiment paralysé, ne pouvant faire de mouvements financiers d’importance.

Aurélie Filippetti gênée par ses amis socialistes strasbourgeois

Proche des hautes sphères du Parti Socialiste par sa famille, Julie Brochen est la nièce de Jean-Louis Brochen, le mari de Martine Aubry, elle a soutenu la candidature de Lionel Jospin en 2002 à la demande de Catherine Tasca, alors ministre de la Culture qui l’avait nommée au Théâtre de L’Aquarium la même année. Au mois de mai 2013, une autre ancienne ministre de la Culture, Catherine Trautmann, lui a remis les insignes de Chevalier de l’Ordre national du Mérite, reçus du Président Nicolas Sarkozy le 14 novembre 2011.

Autant d’appuis politiques dont l’intéressée, en habile stratège, nie régulièrement l’étendue mais qui n’ont pas manqué d’être activés lorsque ses rêves de second mandat furent compromis au printemps 2013. C’est ce qui explique que le 6 juin suivant, Aurélie Filippetti a prolongé d’un an le mandat de Julie Brochen contre toute attente. Et aujourd’hui, Julie Brochen conservera après le 8 juillet 2014 le statut d’artiste associée au TNS pendant six mois, de juillet à décembre 2014. Du jamais vu.

Selon nos informations, Catherine Trautmann, Alain Fontanel, premier adjoint (PS) au maire de Strasbourg en charge de la politique et de l’action culturelle, et même Roland Ries, sénateur-maire (PS) de Strasbourg, ont adressé des messages à Aurélie Filippetti pour infléchir le sort réservé à Julie Brochen. Un élu socialiste qui préfère rester discret précise :

« Il y avait selon eux un problème de méthode dans la gestion du non-renouvellement de Julie Brochen et une absence de perspectives offertes pour l’après TNS. »

Pour d’autres sources proches du dossier, ce sont justement les négociations sur de possibles points de chute pour Julie Brochen qui expliquent la lenteur des prises de décisions ministérielles sur sa succession. Lors d’une conférence de presse, la directrice du TNS a indiqué qu’elle réactiverait sa compagnie, « Les Compagnons de Jeu », créée en 1993. Contactée, Julie Brochen n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Aller plus loin

Sur Rue89 Strasbourg : le droit de réponse du TNS à cet article

Sur Rue89 Strasbourg : Lancelot, Cyrano… La dernière geste de Julie Brochen au TNS

Sur Rue89 Strasbourg : Stanislas Nordey : « J’ai un désir vif pour le TNS »


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