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« La vitesse ne nous facilite pas la vie »

Professeur de philosophie à Strasbourg, Stéphane Clerjaud s’interroge sur les paradoxes d’une société qui érige la vitesse en vertu. Il livrera son analyse à l’occasion de « La philo hors ses murs » qui se tiendra du vendredi 31 janvier au dimanche 2 février.

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« La vitesse ne nous facilite pas la vie »

« Notre modernité érige la vitesse en vertu et les moyens d’aller et de faire plus vite en bienfaits. Nos capacités physiques étant limitées, nous nous entourons d’objets techniques qui, au gré de leurs perfectionnements, nous donnent un accès de plus en plus rapide à ce que nous cherchons à obtenir. Nous croyons ainsi — et un certain nombre de nos expériences nous le confirment — que tout ce qui va plus vite nous procure un gain net de temps.

Consacrons-nous moins de temps à nous déplacer ?

Ce temps ainsi libéré, nous pouvons le consacrer soit à des choses qui nous intéressent davantage, soit à nous reposer et/ou vivre plus lentement. Or, consacrons-nous moins de temps à nous déplacer ? Le rythme de nos vies tend-il à ralentir ? Notre temps de travail se réduit-il ? Il semble bien plutôt que nous sommes nombreux, et même la grande majorité, à être pris dans un processus d’accélération généralisée, que nous en souffrons, et que parfois certains d’entre nous n’en peuvent plus, saturent et s’effondrent.

C’est un paradoxe profond et terriblement complexe. Mais la philosophie est friande de ce genre de paradoxes ; elle y trouve sa nourriture, son aiguillon. Elle peut aider à rendre les choses plus claires, à inspirer de nouvelles conduites ou à justifier plus fortement encore des stratégies de résistance.

Il s’agit ici de passer par un examen de la technique en général et de l’objet technique en particulier, en s’aidant des contributions de la sociologie, de l’économie, de l’histoire et de l’anthropologie. Voici quelques outils de compréhension illustrés par des exemples courants.

La contre-productivité cachée des objets

Pour juger de la valeur d’un objet technique, nous avons tendance à ne considérer que le versant de son exécution. Ce versant peut présenter des résultats spectaculaires. Mais qu’en est-il en coulisses ? A-t-on conscience de l’énergie consommée par l’objet en question ? Du travail nécessaire pour l’acquisition et la maintenance de cet objet ?

Dès les années 70, Jean-Pierre Dupuy et Ivan Illich ont mis en évidence l’évolution contre-productive de certains objets techniques et de certains dispositifs institutionnels de dimension industrielle (tels que l’École et l’Hôpital).

La voiture va moins vite que la bicyclette

Intéressons-nous à la voiture. Elle permet, certes, d’aller plus vite que la marche à pied, la bicyclette ou les moyens de transport urbain. Mais il en va ainsi seulement si l’on ne tient compte que du temps effectif de son utilisation. Si l’on y ajoute tout le temps de travail nécessaire pour l’achat du véhicule, les frais de carburant, de parking, d’entretien divers, on obtient un temps global qui fait diminuer drastiquement la vitesse moyenne. En vitesse généralisée, la voiture se situe entre la marche à pied et la bicyclette. Le gain qu’elle procure d’un côté est donc annulé par tout ce qu’elle exige de l’autre. C’est un cas typique de contre-productivité.

Des calculs plus récents (exposés par l’économiste lillois Frédéric Héran) ont nuancé ces résultats. En milieu urbain cependant, il est clairement établi que le meilleur rendement est obtenu par la bicyclette.

Le paradoxe de Jevons ou l’effet-rebond

Lorsqu’un moyen technique permet d’accomplir plus rapidement quelque chose, permet-il vraiment de diminuer le temps devant lui être consacré ? Indépendamment des questions de contre-productivité, la réponse est : oui, si les besoins demeurent les mêmes.

Mais c’est méconnaître un phénomène pourtant ordinaire : notre rapport à l’objet technique n’est pas unidirectionnel. Si nous lui assignons les fins qu’il est censé servir, il n’est pas pour autant un moyen neutre et docile : il suggère lui-même des fins auxquelles on n’aurait pas songé si on ne l’avait pas connu, surtout s’il est comparé à un prédécesseur jugé moins performant.

William Jevons est un économiste britannique. Au milieu du XIXe siècle, il s’est penché sur les évolutions de la machine à vapeur. On avait alors déjà réussi, au bout de quelques décennies, à diminuer leur consommation en charbon. Ces économies d’énergie étaient significatives. Pourtant, on n’a pas observé une diminution globale de la consommation de charbon : ce fut même tout le contraire. Les machines étant moins coûteuses en énergie, on en a utilisé davantage et on a fait en sorte qu’elles soient plus puissantes.

Depuis l’e-mail, plus de temps consacré au courrier

Examinons aujourd’hui les effets de la transition du courrier-papier vers le courrier électronique. Celui-ci se caractérise par sa rapidité de rédaction et l’acheminement instantané vers son destinataire. On n’a plus à aller poster la lettre après l’avoir affranchie, à attendre que le destinataire la réceptionne, qu’il réponde, que l’on réceptionne sa réponse, etc.

Dans le meilleur des cas, cela représentait deux jours. Gagne-t-on vraiment du temps avec le courriel ? On peut en douter, car s’il est plus facile d’en envoyer, personne ne s’en prive et c’est la saturation. Il semble bien qu’on ne passe pas moins de temps à s’occuper du courrier, au travail comme en privé, mais davantage.

À qui profite la vitesse ?

À partir de ces quelques éléments, on peut esquisser une méthode pour l’examen des objets techniques qui nous entourent et dont nous nous servons, en portant notre attention sur les facteurs suivants :

  • Les effets directs procurés par l’utilisation de l’objet ;
  • Les effets de transformation induits par l’utilisation de l’objet sur les attentes et dispositions de ceux qui l’utilisent. Ayons un peu de compassion pour l’amoureux ou l’amoureuse accrochée à son mobile, désespérée de ne pas avoir de réponse à son texto depuis cinq minutes ;
  • La distinction entre ceux qui emploient ces objets parce qu’ils le désirent, ceux qui les emploient parce qu’ils sont tenus de le faire (sur leur lieu de travail par exemple) et ceux qui aimeraient bien s’en passer mais qui n’ont pas le choix. Par exemple, les résidents de communes extra-urbaines au foncier plus abordable, mais insuffisamment voire non desservies par des transports collectifs.

Comme on vient de le voir, il est loin d’être sûr que la vitesse profite à tout le monde. Alors, pourquoi une telle promotion de la vitesse ? Pourquoi, si elle s’avère bien souvent aussi coûteuse, en temps ou en énergie ? À qui profite la vitesse ? Ces questions seront approfondies lors de la conférence de clôture de « La philo hors ses murs », dimanche 2 février.


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