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Winter Sleep, trois heures calmes mais intenses en Anatolie

Comment reprendre un blog de cinéma mieux qu’en parlant de la Palme d’Or de l’année ? En salles depuis peu, Winter Sleep avait déjà attiré notre attention au moment de sa nomination du fait de son origine turque, et des montagnes truffées de troglodytes de l’Anatolie comme partie prenante essentielle du scénario. La Palme d’Or du …

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Des paysages désertiques, mais jamais vides (doc remis)

Winter is coming (doc remis)
Winter is coming (doc remis)

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Comment reprendre un blog de cinéma mieux qu’en parlant de la Palme d’Or de l’année ? En salles depuis peu, Winter Sleep avait déjà attiré notre attention au moment de sa nomination du fait de son origine turque, et des montagnes truffées de troglodytes de l’Anatolie comme partie prenante essentielle du scénario.

La Palme d’Or du Festival de Cannes 2014 devrait trouver à Strasbourg des amateurs déjà avertis et passionnés du genre, car les salles de la région ont déjà leur réputation de spécialistes en film turcs. Le mois dernier le Star projetait Je ne suis pas lui de Tayfun Pirselimoglu -alors qu’il ne tournait que dans deux salles sur toute la France- , pareil pour le film projeté à l’Odyssée Halam Geldi de Erhan Kozan –au mois de janvier dernier.

L’éternel arrachement de la tradition face aux exigences de la modernité

Je me range aux cotés de tous les amateurs de ces films magnifiques auxquels nous ont initiés Fatih Akin (Head On – 2004) , Féo Aladag (L’Etrangère – 2010), ou Umut Dag (Une seconde femme – 2012) parce qu’ils sont inventifs, originaux, et toujours fondamentalement dépaysants. Ces histoires venues d’ailleurs nous parlent le plus souvent de la manière dont les hommes se débattent dans leurs traditions alors qu’ils sont déjà aux prises de la modernité, et de l’art qu’ils déploient à créer un destin malgré leurs déterminismes sociaux ou psychologiques. Dans cette longue fresque enneigée de Winter Sleep, il s’agit d’avantage de la manière dont l’individu isolé se débat face à la Nature, face aux éléments hostiles ou réfractaires à ses désirs, mais surtout face à sa propre nature: égoïste, narcissique, et éternellement insatisfaite.

Durant tout le film je m’identifiais presque douloureusement à cet antihéros, personnage central fuyant et mystérieux, qui se réfugie derrière son écran pour tenter de rattraper quelque chose de sa vie qui lui échappe. Cet intello des montagnes, décalé de toute réalité par une réflexion érigée en un discours verbeux, me renvoyait à tous ceux qui cherchent à donner une ultime consistance à leur existence en convoquant la faveur des mots…

J’avais hâte de faire comme lui : me mettre devant mon ordinateur afin de rédiger ma critique. Inspirée par l’ambiance très spéciale du huis clos confiné de l’hôtel perdu au fin fond de la steppe, j’aspirais moi aussi à vivre dans le cliquetis du clavier et m’insérer entre ces lignes qui se forment en vous donnant le sentiment de maîtriser quelque chose, de vouloir ce que vous faites, et de penser ce que vous dites.

Un antihéros antipathique porte Winter Sleep (doc remis)
Un antihéros antipathique porte Winter Sleep (doc remis)

Je m’identifiais à ce type tout en le trouvant tellement antipathique, le plus souvent hautain, dérisoire et précieux, inutile et incertain. Cet homme propriétaire d’un hôtel désert, ressemblait à un atome qui n’existe que sur la classification périodique des éléments. Un noyau autour duquel ne gravitent que des électrons chargés négativement qui s’agitent dans le vide, jusqu’à nous donner la sensation de matière. Entouré de sa femme triste, de son ami cynique, de sa sœur amère, de son personnel impuissant et des voyageurs qu’il jalouse et qu’il redoute de voir partir ; notre écrivain de fortune déambule dans les couloirs d’une existence qui a perdu toute saveur depuis bien longtemps.

Trois heures de plan travaillés

Le chemin est long, mais il est très beau. Trois heures de plans très travaillés décryptent la montagne et la vallée, en voiture, à cheval ou à pied. Loin d’être aussi magnifique que le décor qu’elle met en scène, ni même digne d’une Palme d’Or, la chronique hivernale de Nuri Bilge Ceylan reste un très joli moment cinématographique, intense et profond de bout en bout. Tendu malgré sa lenteur, électrique du fait même de cet immobilisme ; le scénario nous oblige à respirer au rythme de cet espèce de faux calme dont on espère à chaque instant qu’il explose enfin.

Des paysages désertiques, mais jamais vides (doc remis)
Des paysages désertiques, mais jamais vides (doc remis)

Les paysages sont désertiques, mais ils ne sont jamais vides, car on entend beaucoup parler. Ça discute de liberté, d’enfermement, ça disserte sur l’amour, la haine, la jalousie ; ça professe sur la solitude et la dépendance relationnelle. Beaucoup de dialogues, ciselés, percutants et plein de finesse, qui ne jargonnent ni ne pèsent à aucun moment.

La lumière est tamisée entre les murs, et souvent brumeuse à l’extérieur. Elle fait du temps qui passe au compte goutte, celui de notre durée intérieure. Pendant trois heures, le cinéma s’évanouit au profit d’une forme d’expérience existentielle laborieuse, douloureuse, mais totalement réussie. L’idée que la réalité environnante puisse venir à bout de quelques uns de tous ces remparts que nous érigeons pour protéger notre ego, s’impose enfin. La vitre d’une voiture est brisée, alors, comme dans une construction à l’équilibre fragile, une part de ce qui permet à chacun de tenir debout, finit par se briser. Quelque chose s’effondre et s’écroule progressivement dans l’engrenage d’un enchaînement irrémédiable.

Winter Sleep est une catharsis moderne qui invite à chasser le vide comme on chasse les lapins de la steppe déserte. Le scénario ne réserve pas beaucoup de surprises, mais il ne donne jamais le sentiment d’être envahi par des poncifs ou des clichés (sauf avec la métaphore filée du cheval réfractaire… que je vous laisse découvrir). Un moment aussi que long que privilégié, où l’espace et le temps ont le parfum des ces films qui ont l’art de faire apparaitre le lointain de manière si proche et étonnamment intime.

Winter Sleep est actuellement à l’affiche au Star Saint-Exupéry et à l’UGC Ciné-Cité. 


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