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À Gérardmer, des concerts censurés par les autorités car taxés « d’anti-flics »

À la fin de l’été, un petit festival de musique prévu à Gérardmer a été contraint d’annuler sa première édition. Les autorités locales n’ont pas apprécié que l’un des artistes programmés ait écrit une chanson critiquant les forces de l’ordre en 2020.

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À Gérardmer, des concerts censurés par les autorités car taxés « d’anti-flics »

C’était la fin de l’été. Bastien Poix et Benjamin Ousslou, deux jeunes strasbourgeois férus de musique, pensaient s’ambiancer une dernière fois avant la rentrée, en organisant un petit festival sur les hauteurs de Gérardmer : le « Fesse-tival des cons-finis ».

Benjamin est originaire des Vosges, il trouve un domaine qui répondra à leurs attentes, au milieu d’une clairière dans la forêt vosgienne. Le cadre est idyllique, le premier voisin est à 500 mètres, le suivant à un kilomètre. Les deux compères ont réussi à monter une belle programmation avec leur toute jeune association, L’Oisivistan, créée pour l’occasion : des concerts, des spectacles, des jeux pour enfants… C’est un tout petit festival, moins d’une centaine de personnes avaient acheté leurs tickets en prévente, avant le week-end du 28 et 29 août.

La clairière où devait avoir lieu le petit festival. Le premier voisin était à 500 mètres et avait été prévenu Photo : document remis

Confiants, ils contactent la mairie de Gérardmer pour connaître la procédure à suivre et déclarer la tenue du festival explique Bastien :

« Puisque c’était un lieu privé, non connu du public à l’avance, il n’y avait pas besoin d’organisation particulière, mais nous avons tout de même expliqué le projet à la municipalité, le système de prévente… Et signifié que nous avions prévenu la protection civile et les voisins. »

Trois semaines avant l’événement, ils envoient le formulaire indiqué par les services municipaux pour l’autorisation d’installer un débit de boissons sur place, une source de recettes importante pour équilibrer le budget du festival. Une formalité, pensent-ils.

« Une rave-party anti-flic »

Le 18 août, les deux co-organisateurs se rendent sur les lieux prévus afin de les visiter avec la mandataire des propriétaires, Alexandra. Cette dernière reçoit un coup de fil au même moment, d’un interlocuteur qui ne se présente pas mais qu’elle identifie comme faisant partie des forces de l’ordre. Elle met l’appel en haut-parleur : « Êtes-vous bien consciente à qui vous louez cette salle, madame ? », demande la voix. « Clairement, il s’agit d’une rave-party anti-flics qui s’organise sur votre terrain. Nous allons refuser la demande de débit de boissons. » Alexandra ne se laisse pas démonter, explique que Bastien et Benjamin lui ont bien donné le planning de la soirée, qu’elle n’est pas inquiète. « Vous êtes sûre ? », insiste la voix. « Ben… oui », répond-elle.

« On était sur le cul », se souvient Bastien. « Qu’ils nous taxent de quelque chose qu’on n’est pas et qu’ils mettent ainsi la pression à la gérante. » Voulant comprendre qui était au bout du fil, les jeunes hommes se rendent à la gendarmerie, qui ne sait pas de quoi ils parlent. Ils se rendent à la mairie, qui les renvoient vers la police municipale.

Les policiers municipaux leur expliquent avoir mené « leur petite enquête » à partir de l’événement publié sur Facebook et avoir trouvé dans leur programmation « des artistes qui promeuvent la violence contre les policiers. » Les organisateurs, qui n’ont rien contre les policiers, s’interrogent :

« On a fini par comprendre qu’il s’agissait de Joey Glüten, un musicien de “doom festif” qui avait fait l’année dernière une chanson sur les forces de l’ordre. Et ils en ont déduit que cela amènerait automatiquement un risque de troubles à l’ordre public ! »

Les deux camarades essayent de défendre leur projet et rappellent que l’événement accueille cinq concerts différents et des spectacles, dont de la magie pour les enfants. Un des policiers leur répond que « dans tous les cas, l’événement constitue une propagande à la consommation d’alcool » et que les organisateurs « devraient savoir qu’on ne programme pas ce genre de gens à côté d’autres artistes. »

La police municipale a donc rendu un avis négatif sur l’autorisation de débit de boissons, que le maire de Gérardmer, Stessy Speissmann (DVG), a suivi.

Des appels pour pousser à annuler la location

Ce refus est notifié à Benjamin le vendredi 20 août ainsi qu’à la gendarmerie de Gérardmer. Motif : les événements peuvent porter atteinte à la sécurité et à la tranquillité publiques et « la mairie ne souhaite pas s’associer à ce type d’événements. » Jamais Joey Glüten, 1 130 abonnés sur Youtube, 610 sur sa page Facebook, n’avait été aussi subversif.

Lors de cette audition, les gendarmes demandent à Benjamin combien de visiteurs sont attendus à leur événement et ce qu’ils comptent faire maintenant. Ils expliquent étudier une demande de débit de boissons dans un cadre associatif, où toute personne qui paye sa place est considérée comme adhérente à l’association et peut consommer sans que la structure n’ait eu d’autorisation de débit de boissons classique.

Il n’est pas habituel d’être convoqué à la gendarmerie pour être notifié d’un refus de débit de boisson. Mais le capitaine Finck, de la compagnie de gendarmerie départementale de Saint-Dié-des-Vosges, estime qu’elle était nécessaire au vu de la méthode « olé-olé » des organisateurs selon ses propres mots :

« Ils n’avaient pas fait de demande sur la tenue du festival, ils n’étaient pas dans les règles. Nous les avons auditionnés pour rappeler qu’il y avait une procédure à suivre et parce que la situation était tendue. On a mis “les points sur les i” parce qu’ils n’avaient pas l’air de comprendre ! »

Situation tendue pour un chanteur qui veut aussi « libérer Britney », qu’on lui touche les fesses et qui aime les yaourts à la cerise ? Effectivement car pendant ce temps, Alexandra, la gestionnaire du terrain, reçoit de nouveaux appels de la police municipale :

« Ils me demandaient d’aller vérifier qu’il n’y ait effectivement plus personne à l’heure où les festivaliers sont censés arrêter de faire du bruit, même s’il était 3h du matin ! Je leur ai répondu que je n’avais pas à faire ça, que je louais du vendredi au lundi et que je ne m’en mêlerai pas. »

Un autre appel surviendra, sans qu’Alexandra ne comprenne bien s’il s’agit de la mairie ou de la préfecture. Le message est toujours le même, « une rave-party illégale allait avoir lieu, il fallait que j’en sois consciente » :

« J’étais vraiment étonnée qu’on m’appelle ainsi plusieurs fois. Je me suis dit “Ben dis donc !”. Pour moi, les organisateurs avaient l’air réglo, on avait été en contact tout au long de l’été, ils m’avaient prévenu qu’il y aurait de la musique à haut volume une partie de la nuit. Mais il y a un énorme pré autour, ça n’allait pas déranger… »

Si Alexandra suppose qu’il pourrait s’agir de la préfecture au bout du fil, c’est parce que le propriétaire des lieux, dont elle est mandataire, a lui-même reçu des appels de cette institution, alors qu’il était en vacances en famille ! Ce dernier n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations.

« Considérés comme des terroristes »

Bastien et Benjamin ressentent alors « une grosse pression » :

« On était à 10 jours du festival et sans débit de boissons, il fallait annuler. On n’a pas compris ce qu’il se passait car on n’avait rien à cacher, rien à se reprocher. On a eu l’impression d’être considérés comme des terroristes. »

Ils ne croient pas si bien dire, car le mardi 24 août, Benjamin est à nouveau convoqué par les gendarmes, pour être notifié du refus de débit de boisson associatif. Les gendarmes lui expliquent que ses déclarations lors de la première audition sont « remontées dans la hiérarchie, les renseignements territoriaux » et qu’il a été constaté que le lieu choisi serait un ERP (établissement recevant du public), ce qui rend impossible le débit de boissons associatif.

Le capitaine Finck explique que la « remontée dans la hiérarchie », c’est-à-dire à la préfecture, relève de la procédure normale dans ce cas-là : « Benjamin Ousslou était auditionné dans le cadre du renseignement administratif, car il y avait un risque de trouble à l’ordre public. »

Sidéré, Benjamin se rend à la mairie, décidé à en appeler à la clémence du maire. Il explique à nouveau la teneur de l’événement et insiste sur le caractère bon enfant du festival et son incompréhension face à cet acharnement. Le maire l’invite à lui faire un mail. Deux jours plus tard, deux jours avant le festival, c’est par mail qu’ils reçoivent la notification de maintien du refus.

Bastien Poix estime avoir fait toutes les démarches dans les règles et ne pas comprendre le motif de refus de débit de boissons Photo : Doc remis

Désinstaller sous les patrouilles

Las, le duo décide de tout annuler et commence à démonter les quelques installations qu’ils avaient déjà mis en place. Pendant ces deux jours, le vendredi et samedi, ils constatent que des voitures de gendarmes et de policiers passent régulièrement. « Ils s’arrêtaient, ne nous parlaient pas, mais regardaient ». Alexandra, elle, reçoit à nouveau un appel des forces de l’ordre, demandant si « c’était bien sûr que le festival était annulé », car il y avait « encore des installations » sur le terrain. « Les toilettes sèches, je crois », sourit Bastien.

Le capitaine Finck confirme que des voitures de la gendarmerie sont passées :

« Nous avons fait notre travail. Nous avions des directives des autorités préfectorales. Oui nous vérifiions que tout était bien annulé. Sinon, les mesures qui s’imposaient auraient été prises. »

Benjamin Ousslou a été auditionné deux fois par la gendarmerie, dans le cadre d’un renseignement administratif

Aujourd’hui, Bastien et Benjamin décident d’entreprendre un recours contre la mairie de Gérardmer devant le tribunal administratif, pour contester la légalité de la décision de refus de débit de boisson. Ils estiment qu’il s’agissait d’une mesure d’intimidation. Une démarche compliquée par l’obtention de pièces administratives de toute cette procédure.

Contactée, la police municipale de Gérardmer a d’abord indiqué par la voix d’un policier que le refus de débit de boisson avait été décidé car la demande émanait d’une association, qui ne pouvait « avoir de but lucratif ». Le chef de service a ensuite affirmé ne « jamais avoir rencontré Bastien ni Benjamin » et que cette affaire « ne lui disait rien ».

La préfecture des Vosges a répondu par écrit qu’aucune « décision d’annulation du festival n’avait été prise ». Le maire de Gérardmer, Stessy Speissmann, n’a pas répondu à nos sollicitations.


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