
Travailler sans contrat et être payé avec plusieurs mois de retard, c’est le quotidien de centaines d’étudiants embauchés chaque année par l’Université de Strasbourg. La situation est endémique et l’Unistra semble incapable d’y remédier. Pour certains étudiants vacataires, regroupés au sein d’un collectif, l’Université profite de cette précarité organisée et n’a aucune intention d’y mettre fin.
Cela fait bientôt trois mois qu’Alice ne touche pas le moindre euro. Pourtant, elle travaille dans un service administratif de l’Université de Strasbourg (Unistra) depuis fin août. Comme tous les autres étudiants embauchés par l’Unistra, Alice ne souhaite pas donner son vrai prénom par peur que son contrat ne soit pas renouvelé à la rentrée prochaine. Elle n’est pas étudiante à l’université mais dans un autre établissement à Strasbourg :
« Ces quelques heures de travail par mois devaient me permettre de mettre un peu de beurre dans les épinards. Lors de mon entretien d’embauche, on m’avait prévenue qu’il y aurait des retards dans les paies, sans me donner de délai exact. Mais je ne pensais pas que ça tarderait autant. »
Pas un centime de gagné depuis la rentrée
Même son de cloche du côté de Charles qui donne des cours en tant que doctorant. Pour l’année 2016-2017, il a attendu le mois de mars pour recevoir le salaire correspondant à tous les cours donnés depuis le mois de septembre. L’année dernière, il a reçu tout son salaire du premier semestre en janvier, et sa paie pour le deuxième semestre est arrivée en juin.
Si pour certains doctorants, donner des cours est un moyen de gagner en expérience, c’est aussi une source de revenus. Sauf qu’avec plusieurs mois de suite sans un centime, certains sont obligés d’avoir encore un autre emploi pour subvenir à leurs besoins financiers.
Ces centaines d’étudiants qui travaillent pour l’université n’ont pas le statut de fonctionnaire mais celui de vacataire. Ils n’ont pas un salaire fixe chaque mois mais sont payés à la tâche effectuée. Un doctorant est, par exemple, payé en fonction du nombre d’heures de cours dispensées. C’est de ce statut que découlent beaucoup de difficultés.
Attendre trois mois pour voir ses heures prises en compte
En effet, chaque service de l’Unistra recense les tâches réalisées par leurs vacataires pour pouvoir les payer. Or, d’après la direction des ressources humaines (DRH), ce recensement se fait chaque trimestre. Donc un vacataire qui travaille depuis janvier doit attendre fin mars pour voir son activité comptabilisée. Il ne sera donc pas payé avant la fin du trimestre.
Le congrès de l’université a adopté, au printemps 2016, une résolution visant à mensualiser la paie des vacataires. C’était visiblement une coquille vide puisque deux ans et demi plus tard, la paie est toujours trimestrielle, ce que regrette un membre du collectif Dicensus, qui défend les travailleurs précaires de l’enseignement supérieur et de la recherche à Strasbourg :
« L’université a une approche purement comptable. Gérer les paies des vacataires chaque trimestre, c’est moins de travail pour les ressources humaines, donc ça coûte moins cher. »
Des raisons économiques rejetées par Elisabeth Demont, vice-présidente de l’université aux ressources humaines, qui confirme toutefois que la mensualisation de la paie des vacataires n’est pas à l’ordre du jour. Pourtant certaines universités, comme celle de Lille, l’ont déjà mise en place.
Travailler plusieurs mois sans contrat
Pour tenter de remédier à la situation, l’Unistra adresse, à chaque rentrée, une circulaire et un vadémécum aux différents services. Ces deux textes appellent à « veiller au traitement rapide des dossiers ». Le vadémécum précise, par exemple, que les vacataires doivent signer leur contrat avant de commencer leur activité. Mais ce texte est loin d’être respecté.
Valentine a, elle aussi, commencé à travailler pour l’Unistra début septembre. Elle n’a vu la couleur de son contrat qu’à la mi-octobre. Charles, qui donne des cours depuis septembre 2016, a dû attendre janvier 2017 pour signer un premier contrat. Pour la rentrée 2017, il reconnait, avec une pointe d’ironie, « l’effort » consenti par l’université puisqu’il a pu signer son contrat en novembre.
Outre le problème que représente le fait de travailler sans contrat, la paie n’est pas déclenchée tant que le contrat n’est pas signé. Donc passer des mois sans contrat, c’est voir sa paie repoussée d’autant de temps.
Syndicats et étudiants dénoncent un manque de personnel administratif
Pour expliquer cette situation, Elisabeth Demont pointe la lourdeur administrative et le manque de réactivité des acteurs concernés :
« Les composantes (les différents services de l’université) nous disent parfois au dernier moment qu’elles ont besoin de vacataires. Ensuite, les candidats remplissent un dossier plutôt conséquent. Il arrive que certains vacataires mettent du temps à renvoyer toutes les pièces justificatives. Enfin, les composantes doivent vérifier que les dossiers sont complets. Tout cela participe à retarder la création des contrats. »
À aucun moment Elisabeth Demont ne parle de manque de moyens. Mais pour un des membres du collectif Dicensus, c’est bien là que réside la source des problèmes :
« Le personnel administratif est à bout, il est sous pression constante. Les agents font de leur mieux mais ils sont tellement débordés qu’ils prennent forcément du retard, chose que l’université ne peut pas admettre car ce serait reconnaître qu’elle a sous-dotés les ressources humaines. »

Chaque année, des centaines d’étudiants travaillent pour l’université de Strasbourg (Photo MN / Rue89 Strasbourg / cc)
Un constat partagé par plusieurs syndicats, notamment le SNASUB-FSU qui représente, entre autre, l’administration universitaire. Pour son secrétaire académique, Jacky Dietrich, les agents prennent du retard dès la rentrée à cause des inscriptions pédagogiques :
« C’est une période vraiment tendue. Du coup, les contrats des vacataires passent après. Les agents font leur possible pour rattraper leur retard mais c’est compliqué. »
À cela s’ajoutent d’autres contraintes administratives comme en témoigne Véronique. Elle est responsable d’étudiants vacataires dans un service administratif :
« Les certificats de scolarité sont nécessaires à l’établissement des contrats. Suivant les cursus, certains étudiants ne les obtiennent qu’en octobre alors qu’ils commencent à travailler pour l’université dès la fin août. Dans d’autres cas, les étudiants reçoivent leurs certificats à temps, mais lorsqu’ils transmettent leurs dossiers aux services pour lesquels ils vont travailler, certains sont en fermeture estivale obligatoire. »
Le traitement des dossiers ne démarre donc qu’au retour des vacances.
Gagner moins que le SMIC horaire
En plus d’être payés avec plusieurs mois de retard, les étudiants vacataires qui donnent des cours ne coûtent pas très cher à l’Université de Strasbourg. Par exemple, pour une heure de travaux dirigés, un étudiant gagne 41,41 euros brut. Quand Charles calcule le temps qu’il passe à préparer les cours, à corriger les copies et à surveiller les partiels, il assure gagner moins que le SMIC horaire. Faisons le calcul.
L’Unistra estime qu’un enseignant a besoin de 4,2 heures de travail effectif pour une heure de travaux dirigés. Cela veut dire qu’un vacataire gagne 41,41 euros pour 4,2 heures de travail effectif. Or 41,41 divisé par 4,2 donne 9,86 ce qui est en dessous du SMIC horaire brut à 9,88 euros. Pour Charles, c’en est trop :
« J’ai décidé de faire passer les partiels sur les heures de cours. Pour les étudiants, ce sont des heures d’apprentissage en moins, mais il n’y a pas de raison que mon travail soit offert. »
Hugues Boyer, directeur adjoint des ressources humaines de l’Université de Strasbourg, rappelle que :
« Les textes ne font en aucune manière le lien entre le taux de la vacation et le taux du SMIC et cette équivalence de 4,2 heure de travail effectif pour une heure d’enseignement n’est applicable qu’aux enseignants-chercheurs. »
Mais c’est bien ce que dénonce le collectif Dicensus : si un enseignant-chercheur titulaire a besoin de 4,2 heures de travail pour une heure de TD, un étudiant vacataire inexpérimenté aura besoin d’au moins autant de temps.
Le nombre d’étudiants vacataires est absent des bilans sociaux
Il est difficile de dire combien d’étudiants travaillent pour l’Unistra comme vacataires. D’après les ressources humaines, ils étaient 163 à donner des cours en 2017. Pour les étudiants vacataires travaillant dans les différents services administratifs et techniques, l’Unistra répond que ce chiffre est « en cours d’évaluation ».
Le collectif Dicensus rappelle qu’entre 2011 et 2017 le nombre d’étudiants inscrits à l’université de Strasbourg a augmenté de plus de 15%. Dans le même temps, le nombre de titulaires dans les services administratifs et techniques a augmenté d’un peu plus de 4% mais le nombre d’enseignants titulaires a diminué de plus de 5%. Dicensus suspecte donc l’université de compenser cette baisse par le recours aux étudiants vacataires.
Pour la DRH de l’université, cet argument ne tient pas. D’après elle, les étudiants représentent moins de 3% des enseignants vacataires. Les autres 97% sont des intervenants professionnels extérieurs qui donnent quelques cours, à côté de leur activité principale (des avocats à la fac de droit, des journalistes à l’école de journalisme, etc). Il est impossible de vérifier ces chiffres puisque les bilans sociaux de l’université occultent le nombre de vacataires. Cette bataille statistique a la don d’agacer Alice :
« En attendant, on a l’impression que notre situation est normale, que ça a toujours été comme ça et que ça doit le rester. Il y a un certain immobilisme où tout le monde dit que ce n’est pas vraiment de sa faute. L’administration nous dit qu’elle nous comprend mais rien ne change. »
Déjà en 2011 l’Unistra publiait un communiqué de presse affichant son intention de réduire la précarité des étudiants vacataires. Mais en 2017, l’Université de Strasbourg recevait une lettre de Thierry Mandon, l’ancien secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la recherche, qui dénonçait une situation toujours aussi inacceptable. D’autres universités en France avaient reçu la même remontrance.
Chères et chers collègues,
Nous, enseignantes et enseignants vacataires du département des arts du spectacle, souhaitons par la présente vous communiquer non plus seulement notre désappointement quant à notre situation de vacataire mais notre colère.
Depuis la rentrée 2018, seuls quelques contrats de vacation ont été signés. Nous sommes nombreuses et nombreux à attendre désespérément ce contrat et le paiement des heures effectuées au 1er semestre. Depuis quatre ans, les délais d’établissement des contrats de travail ne cessent de s’allonger. On nous répète qu’ils vont arriver ; que le paiement des vacations tous les deux mois (au mieux !) est une norme en apparence immuable, et laisse penser que la rémunération de ces heures ne serait rien d’autre qu’un « bonus », de « l’argent de poche ». Pour nombre d’entre nous qui sommes, doctorants, docteurs sans poste, salariés à mi-temps dans le privé ou le public, ces heures ne constituent pas un revenu « complémentaire », mais une ressource indispensable pour pouvoir (sur)vivre dans une situation économique et sociale catastrophique. Et l’université n’est pas épargnée par les processus de précarisation. Le congrès de l’Université de Strasbourg qui a eu lieu au printemps 2016 avait adopté deux résolutions visant à mettre en place la mensualisation du paiement des vacations et une réflexion sur l’exonération des frais d’inscription en doctorat. Ce qui avait été appuyé par une circulaire ministérielle datée du 25 avril 2017.
Nous sommes aujourd’hui loin de voir ces revendications légitimes aboutir puisque l’université en janvier 2018 a adressé une fin de non-recevoir aux syndicats et collectifs de précaires de l’université concernant l’exonération des frais d’inscription et qu’elle semble n’avoir rien mis en œuvre concernant la mensualisation.
Mais nous n’en sommes même plus là. Aujourd’hui, nous sommes nombreuses et nombreux à avoir effectué nos heures d’enseignement (et de surveillance d’examen, heures non rémunérées !) sans avoir signé de contrat. Et nous voyons par conséquent la rémunération de nos heures encore repoussée.
Les plus précaires d’entre nous peuvent légitimement se sentir non autorisés à manifester leur désarroi ou leur colère auprès des responsables de la faculté des Arts et de leurs représentants compte tenu du fait que ces heures d’enseignement leur sont nécessaires sur le plan professionnel et que les recrutements au sein de l’université française, c’est un secret de polichinelle, reposent sur une acceptation tacite de conditions désastreuses de travail et de rémunération. « Soumets-toi et tais-toi si tu espères un poste de MCF » est une injonction que nous avons tous secrètement intériorisé pour notre plus grand malheur. En effet, les politiques mises en œuvre (« Parcoursup », la baisse des dotations de l’État, etc.) nous conduisent à redouter une réduction du nombre de postes dans un futur proche (quelques postes de MCF fléchés « Parcoursup » émergent ici ou là).
Alors oui, nous pouvons encore nous entendre dire qu’il faut faire confiance à notre administration et tolérer encore d’autres retards. Mais des événements récents dans d’autres universités – celle de Lyon II par exemple dans laquelle il y a eu des grèves importantes des vacataires ces dernières années – laisse envisager le pire : des contrats jamais établis pour des semestres d’enseignement effectués et donc jamais rémunérés. Est-ce un simple dysfonctionnement ou l’avenir d’une université à la déroute financièrement et pédagogiquement ?
Les vacataires représentent une masse conséquente des heures d’enseignement dispensées dans nos départements d’art. Pour certaines et certains d’entre nous, cela fait des années que nous assurons les mêmes cours. Il ne s’agit donc plus de nécessités ponctuelles mais bien permanentes.
Il est sidérant de voir qu’il faut à la Direction des Ressources humaines plus de 5 mois pour établir un contrat. Pour notre part, cela suffit.
Les menaces de non reconduction desdits contrats ou concernant une possible non-titularisation dans les années à venir ne suffisent plus à nous faire accepter l’inacceptable.
En apparence, nos forces peuvent sembler maigres. Nos possibilités d’interventions sont épuisées : la faculté des arts, le département des ressources humaines et la Présidence de l’Université de Strasbourg sont parfaitement informés de la situation. Vous-mêmes, chères et chers collègues, savez ce qu’il en est des vies et du travail de vos collègues vacataires. Il nous faut trouver de nouveaux moyens de pression.
Nous vous adressons donc ce message pour vous informer que nous sommes plusieurs à avoir pris la décision suivante : tant que les contrats de travail n’auront pas été établis et signés et que les heures d’enseignement du 1er semestre n’auront pas été rémunérées, nous ne rendrons pas les notes d’examen. Et nous rajoutons toutes les heures d’enseignement : car il est inadmissible que certaines et certains d’entre nous aient effectuées gratuitement des heures d’enseignement au motif que celles-ci ne peuvent rentrer dans les cases administratives des contrats de vacation !
Ce blocage administratif nous semble aujourd’hui le seul grain de sable susceptible de gripper une machine qui fonctionne trop bien et depuis trop longtemps grâce à de nombreuses « fourmis » de l’enseignement supérieur qui effectuent leurs tâches sérieusement, avec passion, avec amour pour cette vocation, en acceptant par dépit que les heures de surveillance d’examen et de correction ne soient pas rémunérées. Toutes ces « fourmis » de l’ESR sont fatiguées de constater le peu de considération qui leur est apporté.
Cette décision ne vise pas à mettre dans l’embarras nos collègues titulaires dont nous savons qu’ils se démènent chaque année avec leurs faibles moyens pour finaliser les maquettes, organiser les cours, suivre les étudiants, donner une cohérence aux enseignements, etc. Cette décision vise à nous rendre visibles aux yeux de l’administration et à demander de votre part une solidarité quant à nos revendications qui n’ont rien de fantaisistes, nous imaginons que vous en conviendrez.
Veuillez agréer, l’expression de nos sentiments, les meilleurs.
Bon réveil :)
Finalement, j’ai jeté l’éponge épuisée par tant d’abus de la part de l’état ...
Si vos belles facultés choisissaient leur Très cher et coûteux Professeurs sur la base des compétences plutôt que sur celle du capital social et de l'entre soi, peut-être seraient-elles plus compétentes et fabriqueraient-elles plus de jeunes employables.
https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F31245
https://www.fonction-publique.gouv.fr/recrutement
Merci aux très chers collègues fonctionnaires de l'ESR de traiter ainsi leurs très peu chers collègues non fonctionnaires.
Aujourd'hui vacataire dans plusieurs universités, je vis ces mêmes retards : explication simple on demande à chaque unité de faire remonter chaque semestre (et non trimestre) les heures des vacataires pour ensuite le mettre en paiement : donc pour le premier semestre des cours effectués de septembre à décembre, paiement en février ou mars...
Plus généralement, les retards de paiement sont une "coutume" dans le monde des entreprises individuelles qui sous-traitent...
Sur cette évolution effroyable, on trouvera ici un point à peu près complet : https://laviedesidees.fr/Fonctionnaires-en-CDD.html (et ça ne semble pas près de s'arranger, les silences pudiques de la direction de l'université en témoignent et les projets du gouvernement aussi). On peut rêver de la mythique convergence des luttes et même de gilets jaunes à l'université, on devrait en rêver, on devrait même le faire. Mais bon...
À noter que les statutaires, et notamment les enseignants titulaires de leurs postes, sont comme d’habitude aux abonnés absents quand il s'agit de ce genre de problèmes, y compris quand il s'agit de leurs propres étudiants ou de leurs doctorants. Et ils voudraient qu'on les défende quand eux-mêmes sont attaqués ?