Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

À Strasbourg, l’offensive des conservateurs sur les médias turcs

Dans les médias destinés à la communauté turque de Strasbourg, les opinions conservatrices ont pris l’ascendant. Les traditionnels mensuels turcophones connaissent des difficultés financières tandis que le fondateur du Parti Egalité et Justice investit dans des chaînes de télévision sur Internet.

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À Strasbourg, l’offensive des conservateurs sur les médias turcs

« Des personnes opposées à l’AKP [parti du président turc islamo-conservateur Recep Tayyip  Erdogan] me demandent encore où trouver mon journal », explique Fahri Ekmekci. Mais l’ancien rédacteur en chef du mensuel Objektif a fait imprimer son dernier numéro, 4 000 exemplaires, en janvier 2017. Depuis 2005, ce journal donnait la parole à toutes les sensibilités politiques au sein de la communauté turque de Strasbourg. Pro-Erdogan, soutiens de la cause kurde, souvent taxés de « terroristes » par les partisans du président turc, ou militants de gauche du parti républicain du peuple (CHP) pouvaient s’adresser au lectorat turcophone résidant en Alsace via Objektif.

En France, les journaux à destination de la communauté turcophone ont commencé à exister dès les années 2000, à la suite de l’arrivée d’émigrés turcs en provenance d’Allemagne. En général, ces médias sont financés par la publicité des entreprises créées par la diaspora turque. Ils offrent un moyen aux Turcs ne parlant pas français de s’informer, à la fois sur leur vie en France et sur l’actualité en Turquie et autour. En 2002, Fahri Ekmekci a lancé le premier mensuel turcophone en Alsace : Avrupa Reklam (Publicité européenne). Jusqu’en 2003, 20 000 exemplaires du journal étaient déposés chaque mois dans les commerces et les cafés fréquentés par la communauté turque.

Avantaj Post : média pro-kurde en difficulté

D’autres médias turcophones ont ensuite été créés et diffusés en Alsace. En 2006, le groupe Ihlas Yayin a lancé dans la région un mensuel gratuit : Post Aktüel. Le magazine est aujourd’hui diffusé à 20 000 exemplaires et se dit “apolitique”.

Il y a trois ans, le journaliste Ahmet Dere a lancé en Alsace le mensuel Avantaj Post. Imprimé pour près de 3 000 lecteurs, le magazine est rédigé en turc, en français et en kurde. Depuis le début de l’année, les difficultés financières ont obligé la rédaction à n’éditer un nouveau numéro que tous les deux mois. « Notre média traite beaucoup des questions liées à la communauté alévi et kurde. Nous sommes aussi pro-Union européenne », indique le rédacteur en chef.

La place importante de l’AKP dans Alternatif Gazete

Alternatif Gazete est un autre mensuel turcophone produit en Alsace, à Schiltigheim, depuis 2010. Son directeur de publication, Zekeriya Sahin, est même un ancien collègue de Fahri Ekmekci. Ancien professeur de turc, il a une vision du journalisme qui diffère du rédacteur en chef d’Objektif. Interrogé sur la place prépondérante de l’AKP et d’Erdogan dans ses pages, il répond :

« Le parti d’Erdogan représente une large majorité au parlement turc. Ça fait 15 ans qu’il est toujours populaire. Et tout le monde a sa place au sein de l’AKP : les Kurdes, les Alévis, les Arméniens… Je ne vois pas donc pas de problème à ce que les partisans de l’AKP soient plus souvent cités dans Alternatif Gazete. »

Les difficultés financières n’épargnent pas ce journal non plus. Toute la famille du directeur participe bénévolement à sa rédaction. Türkan Sahin, sa femme, rédigeait dans l’édition d’octobre un éditorial sur les incivilités au quotidien. Melike Esma Sahin, étudiante et conseillère de l’Eurométropole (LR), tente de répondre à une question philosophique dans chaque édition. Le fils, Burak Sahin, salarié dans un restaurant, publie une recette de cuisine par mois.

Alternatif Gazete sort souvent en retard : « on attend toujours l’argent pour imprimer l’édition d’octobre, » concède Zekeriya Sahin au début du mois de novembre, « la semaine prochaine il sortira. İnşallah. » À la fin du mois de novembre, le directeur de publication est parvenu à imprimer 5 000 exemplaires de ses deux dernières éditions.

Du papier aux webtélés

Dans son dernier éditorial, Zekeriya Sahin annonçait : « Medya Türk TV, nous sommes à vos côtés. » Lancée en décembre 2016 par le groupe Bosphore Films, Medya Türk TV est une webtélé à l’habillage rappelant les chaînes d’infos américaines sur Facebook et YouTube. Le directeur de publication d’Alternatif Gazete y anime une émission hebdomadaire. Sur Medya Türk TV, les sujets abordés sont variés. On y parle du populisme en Europe, de la tentative de coup d’Etat en Turquie du 15 juillet 2016, des relations entre la France et la Turquie…

En avril 2017, le groupe Bosphore Films a lancé à Strasbourg Media France TV, une déclinaison francophone de Medya Türk TV. Les deux chaînes affichent respectivement 1 300 et 2 500 abonnés sur Facebook. Sur Media France TV, les émissions s’intitulent « Sans langue de bois », « Ethique dans la société et les médias » ou « Vers 2020 ». Les présentateurs y mettent en avant certaines personnalités d’origine immigrée, débattant de problématiques liées à l’Islam ou commentant l’actualité politique française.

Critique des médias français et ligne conservatrice

Le président de Bosphore Films, Ali Gedikoglu, détaille l’objectif de ces nouveaux médias :

« Les associations turques et les personnes issues de l’immigration n’ont pas de plateforme pour s’exprimer. Nous voulons tout simplement faire entendre leur voix. »

Mais Ali Gedikoglu n’est pas seulement le président d’un groupe de médias. Il dirige aussi l’association Cojep International (Conseil pour la Justice, l’Egalité et la Paix) et a fondé le Parti Egalité Justice (PEJ), parti islamo-conservateur, en janvier 2015. Les studios d’enregistrement de Média France TV et de Medya Türk TV se trouvent à la même adresse strasbourgeoise que celle de Cojep… et du Parti Egalité et Justice (PEJ).

Sur son site internet, le Cojep indique qu’il organise des conférences et des expositions autour de « l’intégration des immigrés, du racisme et de la vie des cités ». Le Parti Egalité et Justice se donne pour objectif « de rassembler les citoyens rejetés, oubliés, délaissés, par les partis politiques ordinaires ». Pour les élections municipales et législatives, il a cherché à récolter les voix de la population immigrée, d’origine turque en particulier.

Ces organismes sont souvent associés à l’AKP, le parti au pouvoir en Turquie et qui accompagne la dérive autocratique du régime de Recep Tayyip Erdogan. Ali Gedikoglu rejette catégoriquement toute accointance avec l’AKP, tout au plus admet-il une ligne éditoriale conservatrice et critique à l’égard du traitement médiatique du régime turc :

« Malheureusement, les médias français ne servent pas les intérêts de la coopération franco-turque. Ils créent une image de la Turquie à partir de points de vue minoritaires dans la société turque [ceux des journalistes de gauche, des chercheurs de l’université de Galatasaray, des soutiens de la cause kurde, ndlr] Nous travaillons plutôt avec les personnes influentes en Turquie. »

Le Parti Egalité et Justice, omniprésent sur les médias de Bosphore films

Entre avril et juin 2017, Media France TV publie exclusivement les investitures des candidats du PEJ aux élections législatives.  Ce n’est qu’à partir de septembre que la chaîne produit d’autres émissions. Interrogé sur les débuts du média, Ali Gedikoglu nie également tout lien entre Media France TV et le Parti Egalité et Justice :

« Que le lancement de Media France TV ait eu lieu en même temps que la campagne des législatives n’est que pure coïncidence. Il serait injuste d’affirmer que nous avons créé cette chaîne pour le PEJ. »

L’homme aux nombreuses attributions a d’ailleurs officiellement quitté le parti qu’il a fondé. Son assistant, Muhammet Cavus, précise : « il n’est plus que président honoraire de la formation politique. »

Le parti reste pourtant bien présent sur les plateaux de Medya Türk TV et Média France TV. Sur une dizaine de bénévoles animant les émissions, nombreux sont ceux issus du PEJ. Murat Yozgat, par exemple, est un ancien candidat du PEJ aux législatives partielles de 2016. Il coprésente l’émission « Vers 2020 » avec Muhammet Cavus, aussi président de l’association de financement du PEJ. Interrogé sur la présence de partisans d’autres partis sur ses plateaux, Ali Gedikoglu admet qu’il n’y en a aucun à l’heure actuelle. Il promet cependant :

« Il y aura des membres d’autres partis politiques dans nos émissions. Nous devons d’abord asseoir notre présence médiatique. Nous sommes très désireux de représenter d’autres sensibilités politiques. »

Murat Yozgat, ancien candidat du PEJ aux législatives partielles de 2016 et Muhamet Cavus, président de l’association de financement du PEJ, présentent l’émission hebdomadaire « Vers 2020 » sur Media France TV.

Sur MedyaTürk.info, aucune critique d’Erdogan

La pluralité des opinions, souhaitée par Ali Gedikoglu, n’est-elle que de façade ? Sur son site d’information MedyaTürk.info, actif depuis 2015, les critiques d’Erdogan sont inexistantes. En mars 2017, les articles consacrés au référendum ont incité à voter oui à la réforme constitutionnelle en Turquie, consacrant des pouvoirs étendus à Recep Tayyip Erdogan. Deux semaines avant la consultation de la population turque, un article est publié sur le sujet avec comme titre : « La Turquie ose la réforme face une vieille Europe en crise de gouvernance ! »

Une autre publication résume la modification de la constitution et conclut en ces termes :

« Depuis des années, tous les partis sans exception ont promis le changement de cette constitution. Tous ont fait campagne pour le renouvellement. Or quand enfin Recep Tayyip Erdoğan décide de nettoyer les écuries d’Augias et ainsi renforcer démocratiquement les institutions de la Turquie, certains changent de cap par démagogie et populisme. On ne peut que féliciter l’AKP et le MHP de tenir le cap. »


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