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Alice Debauche : « Pour plus de 80% des victimes d’inceste, il n’y a pas eu besoin de contrainte »

Alice Debauche est ingénieure en statistiques économiques et maîtresse de conférence en sociologie à l’Université de Strasbourg. Elle a codirigé une enquête qui fait référence en matière de violences sexuelles intrafamiliales. « Violence et rapport de genre » est sorti en librairie en janvier 2021.

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Alice Debauche : « Pour plus de 80% des victimes d’inceste, il n’y a pas eu besoin de contrainte »

Rue89 Strasbourg : Depuis quand travaillez-vous sur les violences sexuelles intrafamiliales ? 

Alice Debauche : J’ai commencé en 2003 ma thèse sur l’évolution des données statistiques sur le viol et les violences sexuelles. Je voulais essayer de mesurer la place qu’on donne à ces phénomènes dans l’action publique et l’écoute que peuvent recevoir les victimes.

En travaillant sur les archives du collectif féministe contre le viol, qui gérait le numéro vert “Viol Femmes information” en 1986, je me suis alors rendu compte que les violences sexuelles intrafamiliales, les viols incestueux, constituaient une part importante des appels.

Votre enquête était une actualisation des données sur les violences sexuelles intrafamiliales ou a-t-elle permis de véritables découvertes sur le sujet ? 

Un peu les deux. L’enquête « Virage » (pour Violence et rapport de genre), que j’ai codirigée, s’inscrit dans la continuité de l’enquête Enveff. Cette recherche enquête française sur les violences faites aux femmes, en 2000, interrogeait près de 7 000 femmes.

Virage actualise certaines données sur les violences conjugales, au travail ou dans l’espace public. Mais elle élargit aussi les perspectives notamment en intégrant 12 000 hommes sur 27 000 personnes. C’est donc un panel plus grand, qui a aussi permis d’explorer des violences spécifiques vécues par des hommes.

Avec plusieurs chercheuses de l’Institut national d’études démographiques (Ined), nous avons aussi essayé de développer une approche biographique. C’est donc la première enquête qui développe un questionnement très détaillé sur les différentes formes de violences vécues au sein de la famille ou de l’entourage proche dans l’enfance et l’adolescence. On a développé quelque chose de plus poussé sur les caractéristiques de ces violences sexuelles. On peut ainsi les mettre en lien avec d’autres formes de violences intrafamiliales, physiques et psychologiques. 

Dans cette enquête, la façon de poser les questions est déterminante pour la qualité des données. Comment interroge-t-on sur les violences sexuelles ? 

On ne qualifie pas directement de violences les actes. On n’utilise pas de catégories juridiques. On interroge sur des actes objectifs : les attouchements du corps, les attouchements du sexe, les rapports sexuels imposés et puis d’autres pratiques sexuelles imposées.

« Les enquêteurs disent les mots pour que les enquêtés n’aient pas à verbaliser des choses compliquées. »

Si les témoins répondent oui à une de ces questions, les enquêteurs vont poser des questions très détaillées : est-ce une fellation forcée ou par exemple visionner un film pornographique, une pénétration du sexe par le sexe. Les enquêteurs disent ces mots pour que les enquêtés n’aient pas à verbaliser ces choses compliquées à exprimer. Ainsi on reconstruit des catégories juridiques, ce qui relève des viols, des agressions sexuelles.

Quels sont les principaux enseignements de l’enquête Virage ?

Les femmes peuvent être victimes de violences sexuelles dans tous les contextes de vie et à tous les âges. Pour les hommes, dans ce qu’on a pu enregistrer, les violences sexuelles se concentrent très largement pendant l’enfance et l’adolescence et très largement aussi au sein de la famille (voir tableau ci-dessous). On a donc là une différence importante.

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En ce qui concerne les violences au sein de la famille et de l’entourage proche, un des résultats qu’on mesure mieux maintenant : pour 85% des femmes et des hommes qui déclarent ces violences sexuelles, les viols et les agressions sexuelles ont commencé avant leur 14 ans, un très jeune âge. Et pour la moitié d’entre elles et eux, les violences sexuelles ont commencé avant l’âge de 9 ou 10 ans.

Y a-t-il une différence de profil du violeur en fonction du sexe de la victime ? 

L’ouvrage Virage (disponible en librairie ou sur le site de la Fnac) donne le détail des auteurs pour les faits de violences sexuelles avant 18 ans. Pour les femmes, elles mentionnent leur oncle pour 20% d’entre elles, un homme proche de la famille pour 17%, leur père pour 14%, leur frère ou demi frère pour environ 10% et ou leur grand-père pour 6% environ.

Pour les hommes, les violences sexuelles viennent d’un oncle pour 16% des interrogés, du frère ou demi-frère pour 14%, ou d’autres hommes de la parenté pour 10% des sondés.

L’enquête a aussi permis de mieux comprendre la façon dont les violences sexuelles sont imposées ? 

En effet, on disposait d’une question sur le mode de contrainte utilisé pour imposer les actes de viol et d’agression sexuelle. Pour plus de 80% des hommes et femmes mineurs au moment des violences, il n’y a pas eu besoin de mode de contrainte. Un résultat auquel on ne s’attendait pas. Bien souvent, il n’y a même pas besoin de chantage, menace ou contrainte physique. 

« L’autorité et la différence d’âge peuvent suffire à imposer ces violences sexuelles »

C’est quelque chose de frappant, l’autorité et la différence d’âge peuvent suffire à imposer ces violences sexuelles aux victimes (voir tableau ci-dessous). Quand on a 8 ou 9 ans, voire moins, quand papa rentre dans la chambre et fait des trucs qu’on est pas forcément en capacité de comprendre, on n’a pas les moyens de dire non. En général, il y a une énorme gêne mais les enfants n’ont pas les références extérieures pour dire non dans un climat d’autorité. C’est aussi compliqué d’en parler pour les victimes parce qu’elles savent très bien que c’est risqué, que ça risque de faire du mal à papa, ça va compliquer les choses au sein de la famille. 

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Comment percevez-vous l’actuel débat autour de l’inceste ? 

Je suis assez peu surprise de cette couverture et de cette séquence médiatique et de la façon dont ça se passe. Ce n’est pas la première fois qu’il y a un débat médiatique autour du viol incestueux. Il y en a eu plusieurs par le passé.

Un des plus grands débats, le premier, a eu lieu suite au témoignage d’Eva Thomas en 1986. Elle a participé à l’émission “Dossiers d’écran” à une époque où il y avait cinq chaines, le soir à une heure de grande écoute. C’était quelque chose de fort sur le plan médiatique. Les réactions de l’époque sont assez proches des discours actuels : “Oh mon dieu on ne savait pas”, “Quelqu’un brise enfin l’omerta !” Des choses que j’ai pu relire à propos de l’ouvrage de Camille Kouchner.

« À chaque fois, on semble redécouvrir le phénomène de l’inceste »

C’est assez déprimant de se dire qu’à chaque fois, on semble redécouvrir le phénomène de l’inceste alors que ça fait 35 ans qu’on connait déjà pas mal de choses. Il y a régulièrement des travaux qui documentent cette réalité de manière plus précise. Mais ça ne semble pas modifier réellement les perspectives et nos représentations.

Vous ne voyez aucun changement dans l’actuel débat sur le sujet ?

La grande nouveauté vient des réseaux sociaux, qui rendent les témoignages accessibles à tout un chacun et aux journalistes qui vont donner une visibilité à cette parole. Mais la prise de parole n’est pas nouvelle. Les victimes de violence se sont toujours exprimées, peut-être dans une moindre mesure avant parce que justement il n’y avait pas cette facilité de diffusion.

« La réprobation sociale collective vis-à-vis de ces violences a quand même augmenté, ce qui laisse plus de place pour ces témoignages »

Plus des gens en parlent, plus ça génère d’autres témoignages. Là on est dans un cas typique, quelqu’un dit “Ca m’est arrivé” ou “C’est arrivé à quelqu’un que je connais”. Et plein de femmes et d’hommes réagissent en disant “Moi aussi”. Ce “moi aussi” est extrêmement récurrent. Mais là comme ces réseaux amplifient ce “moi aussi”, ça atteint de nouvelles proportions. 

D’autre part, le regard a changé sur les violences sexuelles, on arrive plus à en parler, on a moins de culpabilisation et de déni. Ceci dit, on retrouve aussi des discours de certaines personnalités médiatiques ou politiques qui ne sont pas plus évolués qu’il y a quelques dizaines d’années. Mais la réprobation collective vis-à-vis de ces violences a augmenté.

Est-ce que l’on connait les mesures à mettre en œuvre pour enrayer le phénomène ? 

Il faut que les professeurs aient une formation minimale sur ces questions, pour être capable de se dire que c’est possible, ça concerne des enfants et il y a des chances qu’ils en ont dans leurs élèves. L’enquête Virage indique qu’entre 2,5 et 4% des femmes et un peu moins d’1% pour les hommes ont été victimes de viols ou d’agressions sexuelles incestueux. 

Pour les professionnels de la petite enfance, les médecins, les formations manquent sur ces questions-là. On pourrait imaginer un module de quatre heures, sur les questions de violence sexuelle et incestueuse au sens large. Les participants auraient des informations sur les signes, les troubles de comportement, les problèmes de santé et de santé mentale.

« Une fois qu’on sait, on ne peut pas oublier. On voit sa perception du monde modifiée. C’est pas très agréable. On devient moins bisounours après. »

Ce qui est important, et toutes les personnes qui travaillent sur ces questions le disent : une fois qu’on sait, on ne peut pas oublier. On voit sa perception du monde modifiée. On devient moins bisounours après. Mais l’important, c’est que ça peut aider des filles et des garçons à sortir de situation qui souvent se répètent et durent plusieurs années (voir tableau ci-dessous). Quand c’est le père, c’est tous les jours au domicile. Quand c’est le grand-père, c’est pendant les vacances.

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Plusieurs des auteures de l’enquête Virage sont chercheuses à Strasbourg. Est-ce qu’il y a à l’Université de Strasbourg une spécialité autour de cette thématique ?

C’est une question moins minoritaire qu’ailleurs. Nous sommes quatre ou cinq chercheuses à travailler sur les questions des violences en général. J’ai une collègue de l’IEP, Solène Jouanneau, qui travaille sur les violences conjugales. Strasbourg est assez pionnier sur ce sujet parce que c’était un territoire test pour le téléphone grand danger, donc des chercheuses strasbourgeoises comme Estelle Czerny ont axé leurs recherches sur ce dispositif du téléphone grand danger. Deux collègues Elise Marsicano et Céline Monicolle ont coécrit dans l’ouvrage Virage sur les violences en contexte migratoire. Elles ont analysé les données d’enquête Virage en observant les différences selon les statuts migratoires des personnes, selon qu’elles sont immigrées, descendants d’immigrés ou françaises sur deux générations.

L’Université propose aussi deux enseignements sur le sujet, ce qui est rare. On a un cours en L3 intervention sociale sur les violences familiales, et j’ai un enseignement en master 2 sur les violences sexuelles et la santé.


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