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Attaques d’Alsace Nature et de la justice : la droite locale dérape sur le contournement de Châtenois 

Plutôt que de reconnaitre les irrégularités du projet de contournement de Châtenois, les élus locaux rejettent la faute sur la justice et Alsace Nature. De son côté, l’association écologiste estime jouer son rôle en faisant respecter le droit de l’environnement.

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Attaques d’Alsace Nature et de la justice : la droite locale dérape sur le contournement de Châtenois 

« Nous défendons une écologie intelligente mais pas une écologie qui veut détruire l’Homme. » L’air grave, Luc Adoneth, maire divers droite de Châtenois, fustigeait l’association Alsace Nature le samedi 3 juin lors d’une manifestation en faveur du contournement routier de sa commune. Son chantier, financé à hauteur de 60 millions d’euros par la Collectivité européenne d’Alsace (CeA), la Région Grand Est et l’État, est bloqué depuis le 12 mai par le tribunal administratif de Strasbourg. Cette décision de justice fait suite à un recours déposé par l’association de protection de l’environnement en 2019.

Dans la foulée, Alsace Nature a recensé des dizaines de commentaires sur sa page Facebook qualifiant ses membres de « khmers verts », d’ « ayatollah », de « bobos »… Elle est devenue la cible des critiques d’élus et d’habitants de la vallée qui attendent l’ouverture de la route, déjà quasiment terminée et qui aurait dû être mise en service fin 2023. Cette dernière doit permettre aux automobilistes de gagner autour de quinze minutes aux heures de pointe sur la départementale qui passe par Châtenois. Les écologistes sont aussi tenus pour responsables des 250 000 euros par mois que coûte l’arrêt du chantier selon la CeA.

Le chantier du contournement de Châtenois est à l’arrêt depuis mai 2023. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)Photo : TV / Rue89 Strasbourg

« L’écologie ne peut pas être le prétexte au dogmatisme »

La Cour administrative d’appel de Nancy a proposé une médiation entre Alsace Nature et la Collectivité européenne d’Alsace, pour que les deux parties trouvent un accord sans jugement. L’association environnementaliste l’a refusée, considérant que le délai de deux mois demandé par la CeA ne laisserait pas le temps de trouver des solutions acceptables. Comme le rappelle Alsace Nature, définir des mesures compensatoires fonctionnelles demande des études complexes qui prennent bien plus de temps que quelques mois.

Plusieurs élus ont réagi en s’exprimant publiquement contre Alsace Nature. Sur Facebook, le député Renaissance Charles Sitzensthul a fait part de son incompréhension face au « refus d’Alsace Nature de saisir la médiation offerte par la justice ». Avant d’ajouter : « l’écologie ne peut pas être prétexte au dogmatisme et au jusqu’au-boutisme décroissant ». Pour l’élu de la majorité présidentielle, l’association devrait subitement accepter une route qu’elle combat « depuis plusieurs décennies » alors que la justice vient de lui donner raison… Impossible de s’y résoudre pour François Zind, avocat d’Alsace Nature :

« Cela serait une négation de nos combats. Nous ne pouvons pas nous contenter de cette politique du fait accompli. Sinon, nous vivrons le même processus de façon systématique : nous sommes contre un projet, son chantier démarre et la justice nous donne raison lorsqu’il est déjà presque construit, donc on est censé l’accepter quand-même. Une décision de la Cour d’appel en notre faveur serait un précédent important pour nous, et un message pour les élus : si un dossier comporte des irrégularités, ça a des conséquences. »

De gauche à droite, Stéphane Giraud, directeur d’Alsace Nature, Michèle Grosjean, présidente d’Alsace Nature, et François Zind, avocat d’Alsace Nature. Photo : TV / Rue89 Strasbourg

Un dysfonctionnement de la justice administrative

Le cas du contournement de Châtenois rappelle le dossier du GCO, dont l’autorisation du chantier avait aussi été jugée illégale quelques mois avant sa mise en service. Le tribunal administratif avait alors considéré que les travaux étaient trop avancés pour être stoppés. Pour François Zind, « dans le cas des recours contre des projets qui impactent l’environnement, il y a une forme de dysfonctionnement de la justice administrative, avec des délais de décision beaucoup trop longs ».

Contacté par Rue89 Strasbourg, Luc Adoneth est d’accord avec Alsace Nature sur ce point : « La lenteur de la justice est un vrai problème. » Lors de la manifestation du 3 juin, il a même interpellé Charles Sitzenstuhl pour qu’il fasse une proposition de loi afin « d’interdire tout arrêt de travaux une fois qu’un chantier autorisé est démarré ». Le député Renaissance a répondu qu’il se pencherait sur la question.

Pour François Zind, il s’agirait surtout de permettre une procédure de justice administrative accélérée pour traiter les recours d’associations agréées concernant de tels projets. Et les travaux ne pourraient pas commencer avant que ces recours ne soient traités. Mais l’avocat d’Alsace Nature tient aussi à saluer la décision du tribunal administratif :

« Le tribunal administratif a établi qu’il y avait des illégalités substantielles. Ce renversement qui consiste à dire qu’Alsace Nature est la coupable de l’histoire est sidérant. Les défenseurs de cette route nous en veulent à nous, mais c’est absurde, c’est notre rôle de défendre les écosystèmes, surtout lorsqu’il y a des manquements comme dans le cas de ce contournement. »

« Notre association ne demande que l’application des lois en vigueur »

L’entreprise de discréditation de l’association s’est intensifiée avec les propos du maire de Châtenois Luc Adoneth dans les colonnes des Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) le 3 août, « sidéré par le comportement d’Alsace Nature » qui témoigne selon lui d’un « mépris de la population ». Il s’agirait d’un « mauvais coup à la santé de la population de Châtenois que [Alsace Nature] laisse asphyxier dans les gaz d’échappement ». Au téléphone, Luc Adoneth expose que « des riverains de l’axe surchargé de Châtenois pourraient porter plainte contre l’association s’ils attrapaient un cancer du poumon ».

Une amélioration de la qualité de l’air était l’un des principaux arguments pour obtenir l’autorisation de construire cette route, qui dévierait la circulation de l’intérieur du village. Mais il se trouve que l’État, pourtant porteur du projet, a fourni une étude démontrant que la qualité de l’air n’allait quasiment pas s’améliorer.

Les analyses anticipent même pour 2030 une pollution supérieure par dix substances en comparaison avec un scénario sans ouvrage. Ces augmentations sont liées à la croissance attendue du trafic et des vitesses de circulation avec le contournement. C’est notamment pour cette raison que le tribunal administratif a stoppé les travaux en considérant que l’intérêt public majeur du projet n’était pas suffisamment justifié. Il s’avère d’ailleurs que le tracé de la route en construction passe à quelques mètres du service d’accueil de jour d’adultes en situation de handicap Le Moulin, de l’association Apei Centre Alsace.

La route devait être mise en service fin 2023. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

« Que craignent aujourd’hui les élus qui nous vilipendent d’une décision de justice, si le dossier qu’ils défendent est conforme ? », demande ironiquement Alsace Nature dans un communiqué faisant suite aux propos de Luc Adoneth rapportés dans les DNA :

« Notre association ne demande que l’application des textes de loi en vigueur. Nous ne pouvons que nous étonner du peu de cas qu’accordent des représentants de la République au droit et à la justice, ainsi que des règles de fonctionnement de notre pays. À chacun de prendre les responsabilités qui lui reviennent. »

Les pro-contournement en colère contre la justice

Mais les promoteurs du contournement ne semblent pas enclins à prendre acte de la décision du tribunal administratif. Le 12 mai, la Collectivité européenne d’Alsace, porteuse du projet, publiait un communiqué dénonçant « une décision incompréhensible ». Deux jours plus tard, son président Frédéric Bierry (LR) s’emportait sur France 3 Grand Est :

« Nan mais franchement c’est scandaleux ! (…) On a pris toute une série de mesures, de prairies, de haies, pour préserver la biodiversité, et quelques jours avant la fin de ces travaux on l’arrête. C’est de la gabegie d’argent public. (…) Mais où va t-on dans notre pays ? »

Frédéric Bierry, président de la CeA (avec le micro), a pris la parole lors de la manifestation du 3 juin. Photo : Capture d’écran YouTube

L’élu se garde alors de préciser que sur le terrain, certaines de ces mesures compensatoires ont simplement échoué malgré une obligation de résultat. Le chantier a par exemple détruit un écosystème dans lequel vivait le papillon azuré des paluds. Après deux années, aucun de ces papillons ne s’est établi dans la zone compensatoire prévue, l’espèce a disparu de la vallée.

Dans les prairies censées accueillir l’Azuré des paluds, aucune trace du papillon protégé. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)Photo : TV / Rue89 Strasbourg

Les porteurs du projet avaient aussi prévu de déplacer 1 400 plants de gagée jaune, une fleur protégée. La plupart sont mortes, il n’en reste plus que quelques dizaines. Contactée, la Collectivité européenne d’Alsace n’a pas fait suite aux sollicitations de Rue89 Strasbourg.

Devant les manifestants le 3 juin, Luc Adoneth assurait sans trembler que si le Tribunal administratif de Strasbourg a suspendu l’autorisation du chantier, c’est simplement parce qu’il « a cédé au lobby écolo bobo, qui ne mesure pas ce que c’est de se lever à 6h du matin pour aller gagner sa vie à 70 km quand on sort du fond de la vallée ». Il ponctuait en s’exclamant « oui au travail, et oui au contournement ».

À Rue89 Strasbourg, il rapporte qu’une très large majorité des habitants de Châtenois et de Sainte-Marie-aux-Mines soutient le projet de contournement parce qu’ils souhaitent la fin des ralentissements : « Alsace Nature se trompe, ils sont à côté de la plaque sur ce coup-là, contre l’avis de la population locale. » Une pétition intitulée « reprise immédiate des travaux du contournement de Châtenois » lancée le 17 mai a recueilli plus de 4 700 signatures début août.

« C’est une stratégie pour discréditer nos arguments »

Bruno Dalpra est membre de La déroute des routes, une coalition nationale des collectifs contre les projets d’infrastructures routières. Il est l’une des figures de la lutte contre l’autoroute du Grand contournement ouest (GCO) de Strasbourg. L’écologiste ne s’étonne plus de constater que les promoteurs de la route « font passer Alsace Nature pour ceux qui sont déconnectés de la réalité » :

« C’est une stratégie pour discréditer nos arguments. La construction d’une route est souvent présentée à la population comme la solution évidente, et les écologistes sont mécaniquement isolés comme ils veulent remettre en question le modèle du tout-voiture. Localement, le contournement de Châtenois est soutenu par la population parce que rien d’autre n’est proposé, mais il pourrait il y avoir des alternatives, même plus efficaces contre les embouteillages, comme la mise en place d’une politique de transports en commun ambitieuse. »

Opposée à la construction du contournement de Châtenois, Alsace Nature avait déposé un recours en 2019. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)Photo : TV / Rue89 Strasbourg

Les prises de position virulentes d’élus locaux à l’égard d’Alsace Nature ont aussi probablement participé à provoquer un projet de manifestation devant le siège de l’association. Un membre du groupe Facebook « Collectif RD1059 Contournement de Châtenois – Alsace » appelait à un rassemblement le 17 août, mais il a finalement annulé l’événement à cause du « peu de retours » reçus.

La Cour administrative d’appel de Nancy n’a communiqué aucune date pour le rendu de sa décision. Elle peut désormais suspendre le jugement du tribunal administratif et permettre la poursuite du chantier. Mais le juge peut aussi refuser la demande de la CeA de reprendre les travaux. Les automobilistes des alentours de Châtenois seraient alors contraints d’attendre une audience pendant plusieurs mois. Alsace Nature pourrait demander une remise en l’état du site.

Ce scénario semble peu probable mais pas impossible. Après plusieurs années d’arrêt des travaux, le conseil départemental de Dordogne a commencé début juillet la démolition de la déviation de Bleynac-et-Cazenac, comme la justice avait estimé en 2018 qu’elle n’était pas d’intérêt public.


#Alsace Nature

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