

Le succès de la bière d’Alsace ne se traduit pas toujours par des emplois (Quinn Dombrowski/ Flickr/ Cc)
La question n’est jamais tombée au bac de philo, mais elle revient à chaque apéro ou presque : telle bière vient-elle d’Alsace ou non ? Est-elle encore brassée ici ? Une chose est sûre, être cataloguée comme bière alsacienne est toujours un bon ressort commercial. Mais toutes n’ont pas le même impact économique sur la région.
« Le vin c’est le fruit du raisin et la bière, c’est le fruit de l’Homme », l’adage est vrai aux quatre coins du monde. Mais alors pour boire une alsacienne il faudrait que son brasseur soit … originaire de la région ? Pas si simple. Hervé Marziou est alsacien et aussi l’un des plus célèbres « biérologues » français. Il a participé à l’écriture du livre 1001 bières qu’il faut avoir goûtées dans sa vie, paru en 2012. Son regard est très tranché, il distingue la seule et unique bière alsacienne, des autres « bières d’Alsace » :
« En 1842, la Pils est inventée par un Bavarois, mais à Pilsen en République Tchèque (à l’époque en Autriche-Hongrie ndlr), puis des brasseurs alsaciens creusent des caves à Schiltigheim et se réapproprient la recette vers 1850. C’est une bière blonde de fermentation basse, aux arômes de céréales, de malt d’orge et de houblon qui sent l’herbe coupée. Son amertume est très harmonieuse. Son succès s’explique aussi par l’eau qui était puisée dans la nappe phréatique qui correspond très bien à l’eau nécessaire pour une bière blonde légère. Si on prend cette définition, il n’y a que quatre brasseries qui en produisent : Météor, Fischer, Licorne et Perle. Elles ont chacun une variété de Pils dans leur gamme. »
Nuance subtile donc qui a de quoi surprendre quand on sait que 60% de la production française est brassée sur le sol alsacien. Quatre entreprises regroupent 70% de la production régionale (Heineken, Brasseries Kronenbourg, Meteor et Licorne) soit 9 millions d’hectolitres par an. Trente-trois autres brasseries se partagent les 30% restant. La confusion existe à tous les niveaux : aucune bière n’est brassée dans le quartier de Cronenbourg, qui héberge encore le siège social des brasseries Kronenbourg, rachetées par le groupe Scottish & Newscastle puis par Carlsberg en 2008. Une usine se trouve à Obernai cependant.
D’autres bières comme la Pelforth de Lille ou bien sûr la néerlandaise Heineken sont, elles, produites à l’usine Heineken de Schiltigheim. On trouve aussi de la Fischer à Saint-Louis… de la Réunion. De là à les cataloguer comme bières d’Alsace ? La définition loin d’être claire. Alors certains essaient de jouer sur l’ambiguïté.
Cantona et 1664 piégés en février
À ce petit jeu-là, c’est la 1664 (de Kronenbourg) qui a été épinglée par l’autorité britannique de surveillance (ASA). En février, une publicité où Éric Cantonna jalouse la célébrité des houblonniers de Bouxwiller a été censurée car jugée trompeuse. Chacun appréciera ou non l’accent et le jeu d’acteur de l’ancien footballeur, mais pour l’institution britannique le spot insinuait que la bière « était brassée en France et que la totalité ou la majorité du houblon utilisé dans sa fabrication était cultivée en France » alors qu’elle brassée… au Royaume-Uni.
Hervé Marziou met en perspectives l’événement, qui a beaucoup fait jaser dans le milieu :
« 1664 a un énorme succès au Royaume-Uni. Cette marque permet à ses brasseries à l’étranger de modifier à la marge ses recettes. Alors peut-on encore dire qu’elle vient d’Alsace ? Dans d’autres cas, comme Heineken, c’est strictement la même recette quel que soit l’endroit. C’est une question de politique d’entreprise. »
« Ce qui compte c’est le brasseur »
En 2009, la Perle, bière historique disparue depuis 1971 a été ressuscitée par Christian Artzner. Son arrière-arrière-grand-père en est le fondateur. À partir de janvier 2015, les cuves seront installées dans son entrepôt à la Meinau. Jusque-là, la Perle est brassée en Forêt noire, car l’investissement de départ était trop important pour installer son matériel. Pour cet artisan-brasseur, une bière ne se définit pas par son lieu de production :
« La bière a des origines, mais elle n’a pas de racines. Est-ce que lorsque je brassais de la 1664 au Nigéria c’était une bière alsacienne ? Oui et non. La bière est beaucoup moins reliée à la notion de territoire que le vin. C’est la force du produit, on peut en produire partout et les variantes sont infinies. J’aurais tendance à dire que le plus important, c’est le brasseur, son savoir-faire, plus que le produit ou l’endroit exact de la cuve, mais c’est une question ouverte. »
Un produit moins relié au territoire. C’est ce qui permet en 1995 à la brasserie Fischer de lancer la Desperados, aux arômes de tequila et citron. Une bière qui s’exporte et dont les goûts comme l’image renvoient davantage au Mexique qu’au pays de Hansi. Elle est pourtant brassée à l’usine Heineken comme l’ensemble de la production de Fischer depuis 2009. Christian Artzner a aussi développé un type de bière à base de houblon américain. Cela ne représente que 15 kilos par an, mais il estime dommage de s’en priver pour développer une variété. Le houblon néozélandais est aussi très prisé.
Dans la filière alsacienne, le grand écart entre les grands et les petits
Pour Hervé Marziou, les nouvelles brasseries essaient souvent de miser sur l’économie et la clientèle locales :
« En 1985, la brasserie Coreff à Morlaix a initié tout un mouvement de jeunes brasseurs. Aujourd’hui, ils sont 580 en France ! On remarque une vraie tendance au régionalisme, où que l’on soit. Il y a l’idée de toucher une clientèle locale, parfois d’utiliser les produits de la région, mais pas toujours. La bière est un marché en pleine restructuration. Ces petites brasseries ont aussi poussé les brasseries industrielles à élargir leur offre. »
Entre les entreprises à vocation mondiales et les petites, les besoins ne sont pas les mêmes. Sur le terrain, ces différences créent des petits troubles techniques. Christian Artzner aimerait davantage travailler avec les houblonniers locaux, mais cela n’est pas toujours possibles pour des raisons … logistiques :
« Strasbourg compte deux grandes malteries au Port du Rhin. Elles sont habituées à réaliser de la mise en sac pour les grandes brasseries. Leurs formats ne correspondent pas à nos petits volumes. À la fois, avoir ces grands groupes ici crée des ajustements logistiques, mais en même temps cela permet d’avoir deux malteries, ce qui n’est pas le cas partout. Les laboratoires et la la recherche, qui bénéficient à l’ensemble du secteur, c’est dans les grands groupes que cela se fait, car ils ont les moyens, alors il faut se réjouir d’avoir ces locomotives dans la région. »
Un marché dynamique, mais des emplois en recul
Au syndicat des brasseurs d’Alsace, il y a bien une règle juridique pour définir la bière d’Alsace. Pour adhérer, il faut que la production soit physiquement implantée dans la région. Son président, Michel Haag, détaille :
« Notre structure est ouverte aux bières brassées en Alsace. On ne peut réduire la bière alsacienne à une seule variété. Il s’agit avant tout d’un secteur de qualité et de tradition, dont la réputation est mondiale. Mais aujourd’hui les coûts de production ont baissé et il y a une explosion de l’offre, ce qui rend le marché très concurrentiel. »
Cette explosion de bières locales ne rime pas forcément avec un dynamisme de l’économie régionale. En 2004, la Chambre de commerce et de l’industrie d’Alsace indiquait que le secteur salariait 2 350 personnes. Michel Haag estime que la filière génère encore 1 500 emplois. Difficile de transposer le succès commercial de la boisson avec des emplois : bien que l’eau ou la levure viennent souvent d’Alsace, la région n’est pas non plus une terre d’orge. Le houblon alsacien, le strisselspalt, apporte l’amertume, tandis que d’autres variétés apportent plus de saveurs.
Pour les houblonniers alsaciens, 2008 a été une année charnière, car le géant brassicole américain Anheuser-Busch (les bières Bud notamment) a rompu son contrat d’exploitation qui courait depuis 32 ans, suite à son rachat par le numéro deux du secteur, le belgo-brésilien InBev. Un vrai coup dur quand on sait que 65% de la production était ainsi écoulée. Grâce aux indemnités, la filière essaie de diversifier son offre, mais les perspectives sont encore moroses.
En septembre 2013, 27 emplois ont été supprimés à la brasserie de l’Espérance d’Heineken et le volume de production diminué d’un tiers. Le Parti Communiste proposait entre autres un AOC « bière d’Alsace » pour lutter contre cette désindustrialisation rampante. Pour Christian Artzner, « c’est une question que l’on se pose parfois. Faut-il créer une AOC ou une Indication géographique protégée (IGP) ? Cela aurait peut-être du sens maintenant, mais pas forcément dans 10 ans car le produit évolue très vite ».
Alors finalement, qu’est-ce qui définit une bière d’Alsace ? Son lieu de production, son brasseur, ses ingrédients ou sa recette originale ? Laissez votre avis en commentaire.
Aller plus loin
Sur Rue89 Strasbourg : La bière Schutz renaît, la brasserie peut-être jamais
Sur Rue89 Strasbourg : Fabriquer sa propre bière, c’est possible, mais c’est long
Sur France 3 Alsace : La filière alsacienne du houblon espère un nouveau départ
Mathias Vogt, particulier
Faudrait aussi évoquer l'épisode n°2 de Cantona - 1664! C'est pas aussi blanc/noir que vous le prétendez!!!!!
faut il comprendre que la brasserie de l’espérance va prochainement fermé ?
après avoir été le fossoyeur des brasseries fischer et adelshoffen, la boucle est bouclé.
a ce propos depuis que fischer à été racheté, je ne la considère plus comme bière alsacienne ........
Mais alors ... Que faisait donc la brasserie Kronenbourg depuis le 9 juin 1664 ????? de la cervoise ?????
La brasserie de Tigre à Cro ;
La brasserie du Coq à Schilik...
et du coup, plus de poivrots "downtown"...
et grosse production de bière à la bavaroise en périphérie !
1870 grande période d'essaimage d'alsaciens
- qui en région nancéienne
- qui en région parisienne
- qui en région lyonnaise
- qui en Algérie...
chacun avec sa spécialité : brasseur, charcutier, constructeur automobile, restaurateur, agriculteur...
Vastes sujets que nombre de pros des mots feraient bien de rappeler... périodiquement !
à vos stylos !
Benjamin Pastwa, brasseur de la brasserie artisanale Bendorf située à Strasbourg et formé à l'oenologie nous explique bien cette différence dans une interview qu'il nous a accordé : http://bit.ly/WciKi3
Et prenons exemple sur 4 brasseries artisanales Alsaciennes qui jouent la totale transparence sur l' origine des matières premières utilisées pour produire leurs bières :
Brasserie Matten à Matzenheim :
http://www.lecercledelorge.com/35-brasserie-matten
Brasserie Sainte Crucienne à Colmar : http://www.lecercledelorge.com/13-brasserie-sainte-crucienne
Brasserie Bendorf à Strasbourg :
http://www.lecercledelorge.com/19-brasserie-bendorf
Brasserie Cabrio à Geishouse :
http://bit.ly/1qoK7Bh
On peut la déguster dans un petit bar sympathique de la Krutenau.
C'est le contraire : le strisselspalt est une variété de houblon aromatique (taux d'acide alpha entre 3 et 5 %)
http://univers-biere.net/br_houblon4.php
Nous avons écris un sujet sur le débat des bières traditionnelles suite à l'ajout des parlementaires de la bière dans le patrimoine gastronomique. Une mesure tout proprement déplacée, mal ajoutée selon nous. Vous pouvez voir ce point de vue dans notre article dédié : http://www.happybeertime.com/blog/2014/08/29/biere-artisanale-biere-traditionnelle-lillusion-du-patrimoine-culturel-gastromonique/
Quant au second point évoqué dans cet article, c'est à dire l'origine des bières, c'est évidement quelque chose qui nous tient à coeur également et sur lequel nous avons enquêté. Il faut dire que l'Alsace détient pas mal de fausses bières locales, la palme revenant à l'Alsacienne sans culotte !
Il faut dire que la législation est très souple quant à l'étiquetage des bières. J'aimerais personnellement le code emballeur soit obligatoire pour plus de transparence mais ce n'est malheureusement pas le cas.
Je vous invite également à lire notre dossier sur les bières mensongères et la façon dont les obligations sur les étiquettes de bières en France.
http://www.happybeertime.com/blog/2014/04/28/arnaque-bieres-mensongeres-comment-les-reperer/
Une première étape pour apprendre à repérer les tricheurs. Maintenant il faut que les parlementaires se penchent sur les bonnes questions.
Mais à propos de l'accent de Cantona et de son jeu d'acteur, il est plutôt rigolo non ? La pub sur le houblon est au deuxième degré (certes, l’Alsace y est montrée sous le jour plutôt ironique de l'image qu'elle se fait d'elle-même) et Cantonna y est au troisième et auto-ironique degré.
Et puis l'accent c'est l'accent, et comme disait quelqu'un : « Mais après tout en ai-je ? » (http://tinyurl.com/n32vroa) et comme disait un autre : « Le tien c'est le tien, et le mien c'est le mien, l'accent » (http://tinyurl.com/ndgobe - plus connu, mais un chef d'œuvre aussi).
L'Orval tient une partie de son goût de la source Mathilde, d'où la production limitée.
Et après on nous parle de malteries ... quel rapport, malterie = malt, houblonniers = houblon
Ensuite, il est à mon avis indispensable de savoir à quel endroit une bière est brassée même si ça ne change rien à la qualité du produit: deux grandes marques belges sont bien brassées à Obernai et à Schiltigheim.
Il faut juste éviter de prendre le consommateur pour un imbécile en lui vendant un produit régional qui n'en est pas un: ainsi Eki, la "bière des Basques", que 99,9% des consommateurs prennent pour un produit typique de la région, est en fait brassé chez Météor à Hochfelden§ Cherchez l'erreur...
Donc oui à des AOC ou tout du moins à la mention du lieu de brassage sur l'étiquette.
Et Pilsen est Tchèque, pas Allemande...