« Faites du bruit pour Sarah ! C’est la première fois qu’elle a le courage de prendre un putain de micro ! » Jeudi 25 mai, sur la terrasse de l’Orée 85 à la Meinau, une ovation achève de pousser l’artiste sur le devant de la scène. Hochements de tête sur le beat. Une mesure, deux mesures et c’est parti. D’abord discrète, la voix de Sarah Afifi gagne en puissance à chaque vers rapé en direction d’un public conquis. Marque les accents, la mesure. Met en mouvement les mains, puis le corps tout entier. Libère l’interprétation.
Ce jeudi soir, ils et elles sont une cinquantaine à s’être déplacées pour soutenir l’open mic organisé par le collectif Incisifves. Si l’évènement est ouvert à toutes et à tous, la scène, elle, est réservée aux femmes et aux personnes intersexes, non-binaires, transgenres ou agenres, encore largement sous-représentés dans le monde de la musique et du spectacle vivant. Selon les chiffres du Centre national de la musique, seules 14% des artistes programmées dans les 90 principaux festivals de musiques actuelles étaient des femmes en 2019, 80% des scènes de musiques actuelles étaient dirigées par des hommes au 1er janvier 2021, et seuls 29% des titres les plus diffusés en radio et en télévision ont mis en avant une voix à tonalité féminine en 2021.
Créer des espaces d’entraide
Le collectif Incisifves est né du constat de ces inégalités. « C’était il y a presque un an », retrace Emma Mellado, 30 ans, l’une des chevilles ouvrières du projet :
« Un soir, après le travail, autour d’une pizza, nous avons commencé à parler de tous les freins qui touchent les personnes “sexisées” (voir glossaire en fin d’article) dans ce secteur : le manque de représentation, la fatigue d’évoluer dans un monde dont les réseaux sont essentiellement masculins, la difficulté à s’y imposer en tant que femme ou personne trans, agenre, non binaire. D’y porter des projets qui nous sont chers en devant sans cesse se justifier de ce qu’ils pourraient être trop militants. Nous avons discuté de tout ça pendant plus de deux heures. À la fin, la pizza était froide et tout le monde était énervé. Alors, on s’est dit que la prochaine fois, on se verrait pour parler de toutes les choses incroyables que font les personnes que nous connaissons. Nous avions envie de créer un espace d’entraide et de liens. Quelque chose de cool qui réponde à nos besoins. »
Après quelques échanges de mails, une réunion est organisée à la Maison Bleue en octobre 2022. Elle réunit une cinquantaine d’acteurs et d’actrices du spectacle vivant. Emma Mellado se souvient :
« Nous avons mis une grosse boite au milieu de la table et demandé aux personnes présentes d’y déposer un papier avec leurs besoins, leurs envies, leurs compétences et ce qu’elles se sentaient en mesure de faire dans le collectif. »
Côté besoins, les réponses font écho à ce que cette ancienne chargée de production et d’accompagnement d’artistes avait pu constater dans sa pratique professionnelle : du lien, des rencontres, des encouragements, des ateliers pour développer sa pratique et des espaces, en « mixité choisie ». Autant d’outils que le collectif s’est attelé à créer.
Un problème systémique
Depuis janvier, Incisifves organise en effet des ateliers d’apprentissage – animés par des personnes du collectif pour aider les autres à « monter en compétence » – des discussions à thème comme « que signifie faire carrière dans le monde artistique ? » ou « Comment lutter contre le syndrome de l’imposteur ? », des cafés informels et depuis mai, des événements publics. Premier d’entre eux : une jam session, organisée à l’Orée 85 en avril, plutôt destinée aux instrumentistes.
L’open mic de ce jeudi soir est le second. Orienté vers les chanteurs et chanteuses, auteurs et autrices, rappeurs et rappeuses. « La prochaine étape, cela va être de proposer des espaces de pratique en mixité choisie, sans public », annonce Emma Mellado.
Objectif de cette riche programmation : mettre en route un cercle de soutien et d’entraide des artistes victimes de sexisme. « L’idée, c’est simplement d’encourager les femmes et minorités de genre dans leur pratique artistique, poursuit la jeune femme. Quelle qu’elle soit. » Près d’un an après son lancement, le collectif fédère selon Emma Mellado :
« J’ai été surprise de voir l’engouement autour du projet. Cela veut dire qu’il y avait un réel besoin. Notamment, celui de se rendre compte que tout ce que l’on vit relève d’un problème systémique, et non de problèmes individuels. »
« Dans le collectif, on me remercie pour mon travail »
Deux textes plus tard, Sarah Afifi se glisse à nouveau dans le public sous un tonnerre d’applaudissements. « Ce n’est pas la première fois que tu interprétais un texte, c’est pas possible, la taquine Simon en passant. Franchement, c’était vraiment super. Très fluide et bien écrit ». « Merci beaucoup », répond simplement la jeune femme qui ne peut pas faire deux pas sans de nouvelles félicitations. « J’écris depuis plus de 20 ans, mais c’est la première fois que je présentais mes textes à un public », détaille cette Alsacienne de 39 ans. Impensable, pour elle, de se jeter à l’eau dans un open mic classique. « Ici, on est beaucoup à se connaître. C’est une communauté pleine de bienveillance. On est là pour s’encourager. »
Sur scène, un nouveau set guitare voix se prépare. Louise Garance jette un coup d’œil aux branchements et vérifie les niveaux de son. Chanteuse et musicienne depuis plus de dix ans, l’artiste a acquis de nombreuses compétences au fil du temps :
« J’ai beaucoup évolué dans des groupes, dans des projets musicaux essentiellement masculins où j’étais souvent la seule femme. Assez naturellement, je me suis retrouvée à gérer beaucoup de choses : la direction artistique, la communication, le booking, la coordination… C’était une forme de charge mentale. Mais je crois que je le voyais comme ma valeur ajoutée. Comme si être simplement chanteuse n’était pas suffisant. Comme si j’avais besoin de m’investir davantage pour me sentir à ma place. »
Au fil du temps, « j’étais en permanence sous pression. Si je ne m’occupais pas de tout ça, j’avais la sensation que les choses n’avançaient pas. Ces aspects logistiques finissaient par prendre toute la place et je ne me définissais même plus comme chanteuse ou musicienne, » poursuit-elle.
Être sur tous les fronts s’est toutefois révélé formateur. « Avant de rejoindre Incisifves, je ne m’étais pas rendue compte de toutes les compétences que j’avais acquises. Ici, on me remercie pour le travail que je fais, quel qu’il soit. » Intégrer le collectif lui a également permis de constater les similitudes entre son vécu et celui d’autres artistes.
« Ta guitare, tu sais la brancher ? »
C’est désormais au tour de Clair et de Julia Lamidieu d’occuper la scène. Lui à la guitare classique, elle, au micro pour un texte drolatique et poétique intitulé « Le Cul bordé de nouilles ». Chanteur, artiste, producteur et compositeur, Clair a rejoint le collectif après une pause dans le milieu de la musique :
« J’y ai tout de suite ressenti un espace d’entraide qui m’a permis de dire ce que je n’osais pas exprimer jusque-là. Cela m’a aussi permis de reprendre plaisir à faire des jams, à jouer avec des gens. Dans les jams classiques, c’est un peu la lutte entre les participants pour prendre toute la place, musicalement. On peut facilement y être confronté au syndrome de l’imposteur, ne pas se sentir légitime. »
Au sein d’Incisifves, l’artiste explique avoir trouvé « une famille ». Homme transgenre, Clair a transitionné (voir le glossaire ci-dessous) l’année dernière :
« Avant, il y avait beaucoup de moments où je ne trouvais pas ma place. Quand tu es une femme dans le milieu de la musique, l’on remet constamment en cause ton talent et tes compétences. Typiquement, c’est le technicien qui vient te voir pour te demander : “ta guitare, tu sais la brancher ?” Tu te retrouves à t’excuser tout le temps. »
Avant son coming out trans, Clair s’est aussi questionné sur son apparence :
« Je me suis posé la question de savoir si je devais me mettre à porter des crop tops pour mettre ma musique en avant. Ce n’est pas normal. Un mec ne va jamais se poser ce genre de questions. »
« Ce n’est pas contre les hommes, c’est pour nous »
Autrice, compositrice et interprète, Maugane Ginger dresse le même constat. « Il y a beaucoup de paternalisme dans le monde de la musique. Beaucoup de petites blagues sexistes faites aux femmes, toujours sur le ton de l’humour. » Elle aussi, reconnaît avoir évolué dans un monde essentiellement masculin ces vingt dernières années. Qu’il s’agisse de ses projets musicaux ou des réseaux de travail construits à partir de ses études, masculins, eux-aussi.
Construire des espaces d’entraide, d’échange et de pratique en « mixité choisie » comme Incisifves n’a pas toujours été bien compris par l’entourage de ses membres.
« Certains d’entre nous ne peuvent pas dire qu’ils sont membres du collectif parce que cela pourrait mettre un frein à leur carrière », détaille Emma Mellado qui se souvient également de messages acides sur les réseaux sociaux à l’annonce de leur jam, en avril, selon lesquels « le niveau allait être moins bon parce qu’il n’y aurait que des femmes » ou que ce type d’événement « menaçait l’universalisme et les valeurs républicaines. » Et ce, même si l’événement est ouvert à tous et toutes, contrairement à la scène.
« On a lu des réactions d’hommes qui demandaient pourquoi ils viendraient s’ils ne pouvaient pas jouer, poursuit la jeune femme. Peut-être, pour écouter de la musique, comme c’est le cas avec les autres Jams ou nous allons tous et toutes régulièrement, sans forcément participer. » Hors de l’entre-soi masculin, ces espaces en mixité choisie sont nécessaires pour les membres d’Incisifves. Mais Maugane de relever : « C’est fatiguant de devoir répéter encore et encore aux hommes que ce qu’on fait là n’est pas contre eux, mais pour nous. »
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