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Comment les détenus font entrer des téléphones à la prison de Strasbourg

« Parole aux taulards » – Épisode 6. À la maison d’arrêt de Strasbourg, nombreux sont les détenus qui possèdent un téléphone portable malgré leur interdiction. Ils ont accepté de raconter comment le bigot ou le smartphone est entré en prison. Les méthodes, confirmées par des surveillants ou des proches de prisonniers, sont multiples et en constante évolution.

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Comment les détenus font entrer des téléphones à la prison de Strasbourg

« Les portables, en prison, c’est comme les stupéfiants. C’est interdit, mais on en trouve partout. » Un surveillant de la maison d’arrêt de Strasbourg s’énerve quand on l’interroge sur l’omniprésence de cellulaires de toutes sortes en milieu carcéral. Maxime (le prénom a été modifié) estime qu’à l’Elsau, une cellule sur trois contient un téléphone portable. Désabusé, ce membre du personnel pénitentiaire déplore la passivité de sa hiérarchie :

« Je pense que ça arrange bien l’administration qu’il y ait des téléphones en prison. Ça calme les détenus. Ils font des pizzas et des crêpes sur les réseaux sociaux. Et nous, ça nous donne la paix sociale. C’est quelque chose d’important la paix sociale depuis quelques années. Il ne faut surtout pas faire de vagues. »

Dans une cour de promenade de la maison d’arrêt de Strasbourg, trois cabines téléphoniques. Photo : Abdesslam Mirdass / Rue89 Strasbourg

Le discours est le même du côté de Kader (le prénom a été modifié). Le jeune prisonnier cite un surveillant qui a récemment « pété un câble » face à un détenu peu coopératif : « On sait que vous avez du shit. On sait que vous avez un téléphone. On laisse entrer quelques trucs pour que vous arrêtiez de nous casser la tête. Sans shit et sans téléphone, ce serait la jungle. »

SimValley, le petit téléphone du prisonnier

Les méthodes employées pour faire entrer des téléphones portables en prison sont variées. Le premier moyen pour équiper un détenu d’un téléphone repose sur une offre commerciale. L’entreprise SimValley, par exemple, propose des cellulaires contenant si peu de métal qu’ils ne sont pas détectés par les portiques à l’entrée et à la sortie des parloirs. Ils entrent ainsi par le parloir grâce aux proches de prisonniers. Pour ensuite les transporter jusqu’à leur cellule, certains prisonniers s’insèrent l’objet dans l’anus selon plusieurs personnes interrogées.

Épouse de détenu, Katia (le prénom a été modifié) possède chez elle deux de ces téléphones pour prisonniers. Le téléphone SimValley PX3540 est à peine plus large qu’un doigt et fait office de cellulaire basique. Il coûte environ 30 euros. L’autre est à peine plus large qu’une carte de crédit et permet à son propriétaire de naviguer sur internet. Ces mêmes téléphones peuvent très bien être envoyés grâce au système de projection décrit plus bas.

« Les projections » ou « les paras »

Toujours concernant ces petits téléphones bas de gamme, une deuxième méthode utilisée est désignée par le terme de « projection » par le personnel pénitentiaire. Les détenus parlent de « paras » pour parachutes. Mélanie (le prénom a été modifié) habite à côté de la maison d’arrêt de Strasbourg. Elle a déjà été spectatrice de ces lancers de cellulaires de l’extérieur de la prison vers la cour de promenade :

« Surtout en 2020, au début de la pandémie, quand le parloir était suspendu, je voyais des jeunes jeter des téléphones ou du stup, enrobés dans du cellophane et attachés à une balle de tennis. C’était parfois plusieurs fois par jour. Ils doivent réussir à balancer ça derrière un grillage, une coursive et encore un mur et un grillage. Mais s’ils le jettent assez fort, ça tombe dans la cour. »

Épouse d’un ancien détenu de la maison d’arrêt de Strasbourg, Mélanie semble sûre que la méthode fonctionne. Mais une fois le téléphone lancé dans une cour, comment trouve-t-il son propriétaire ? La voisine de la prison répond avec assurance : « En prison comme dehors, il y a une hiérarchie. Les gens savent quels détenus ont les moyens de se payer un téléphone. Ceux qui en attendent un savent se faire respecter pour le récupérer. »

Pour atteindre la cour de promenade, les « paras » doivent passer plusieurs obstacles, entre grillages, murs et coursives. Photo : Abdesslam Mirdass / Rue89 Strasbourg

Selon Valentin (le prénom a été modifié), détenu à la maison d’arrêt de Strasbourg, l’un des prisonniers serait même spécialisé dans la vente de cellulaires en prison. Régulièrement incarcéré, ce dernier aurait « une équipe côté Elsau » pour lui jeter des portables directement sous la fenêtre de sa cellule. Il aurait conçu un système d’hameçonnage à partir de fils de pêche ou de longues ficelles faites de morceaux de sachets plastiques et d’une fourchette aux dents pliées lui permettant de récupérer les colis au pied de son bâtiment. Les colis envoyés la nuit seraient dotés d’un bracelet fluo permettant au détenu de voir l’objet malgré la pénombre.

Suspendus à de nombreuses fenêtres, de longs morceaux de sachets plastiques permettent de s’échanger des denrées entre détenus. Bien utilisés, ils peuvent permettre de remonter un colis lancé de l’extérieur de la prison. Photo : Abdesslam Mirdass / Rue89 Strasbourg

Pour les smartphones, la corruption

Mais ces deux premières stratégies ne permettent pas d’expliquer la présence de plus en plus fréquente de smartphones à la maison d’arrêt de Strasbourg. Ces Iphones et autres Samsung Galaxy S9 entrent plutôt par le biais de surveillants corrompus. Mi-novembre 2022, trois surveillants de la prison de Lutterbach ont été mis en examen pour trafic de stupéfiants et pour avoir fait entrer des téléphones dans l’établissement. Des témoignages de détenus ont permis ces arrestations.

« Ça se dit, ça se sait, explique Valentin, en promenade, tu discutes avec les détenus plus anciens, tu sais en deux secondes qui peut faire entrer un téléphone. Et puis ça se voit. Certains surveillants sortent du lot quand il s’agit de respecter le règlement… » Kader explique ainsi avoir payé 600 euros pour faire entrer un Iphone par le biais d’un gardien : « Tu peux pas te faire jeter le smartphone dans la cour ou te le faire amener au parloir par tes proches, parce que le téléphone bipe au portique. Donc le meilleur moyen de le faire entrer, c’est le surveillant. »

Selon nos informations, Maître Juliette Thomann a porté plainte pour un client détenu en mai 2022 dans le cadre d’une affaire de trafic de téléphone qui serait organisé par un surveillant de la maison d’arrêt de Strasbourg. Sollicité sur l’état de la procédure sur ce dossier, le parquet de Strasbourg n’a pas donné suite à notre demande.

Le drone arrive, bientôt le brouilleur ?

Une dernière méthode de livraison de téléphone a fait son apparition récemment à la maison d’arrêt de Strasbourg. « Le mois dernier, on a réussi à mettre la main sur deux drones, dont un d’une valeur de 2 000 euros. L’un d’entre eux était resté bloqué dans des filets de la prison. Il transportait un smartphone et du stupéfiant », résume Philippe Steiner, secrétaire adjoint du syndicat du personnel pénitentiaire UFAP Grand Est. Il date la découverte du premier drone dans la zone de la prison de Strasbourg à 2012 : « Mais c’était quelque chose de beaucoup plus rudimentaire, du bricolage. Là ce sont des drones plus perfectionnés, avec une caméra, qui peuvent livrer des téléphones ou du stupéfiant directement à la fenêtre de la cellule. »

Le drone peut permettre une livraison directement à la fenêtre du détenu. Photo : Abdesslam Mirdass / Rue89 Strasbourg

Début novembre 2022, la fouille d’une cellule de la maison d’arrêt de Strasbourg a abouti à la découverte d’une dizaine de téléphones. « Il y avait de tout, des SimValley (ces téléphones qui ne bippent pas au portique, NDLR) et des smartphones », précise Philippe Steiner. Le syndicaliste parle avec lassitude de cette problématique carcérale qui dure depuis plus d’une décennie : « Avant les détenus avaient l’excuse des appels pour leur famille. Mais maintenant, ils ont tous des téléphones fixes en cellule… » Il attend avec impatience l’arrivée de brouilleurs à la prison strasbourgeoise : « Ils en ont installé au centre de détention de Montmédy (Meuse), le site pilote pour la région Grand Est. Apparemment c’est très efficace. L’administration promet d’en installer partout dans les prisons. En théorie ça devrait être installé à la maison d’arrêt. »


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