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Grand entretien : La délicate manœuvre de Stéphane Roth pour moderniser Musica

Nouveau directeur du festival Musica, le plus important rendez-vous en France de musique contemporaine, Stéphane Roth a la lourde tâche de l’adapter aux mutations de son public, de l’ouvrir sans se départir de sa singularité. Voici son plan de bataille.

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Stéphane Roth a l'intention de rééquilibrer les moyens de Musica entre la production et les publics (Photo PF / Rue89 Strasbourg / cc)

Il n’y a pas que les jeunes qui écoutent de la musique bizarre, les vieux aussi ! Le festival Musica explore chaque année après l’été à Strasbourg les chemins parfois alambiqués de la création musicale. Premier festival de France dédié à la musique contemporaine et la création, établi en 1983, Musica accueille plus de 16 000 personnes pendant trois semaines chaque mois de septembre, un public fidèle, curieux, attentif mais… âgé.

Nommé en avril nouveau directeur de Musica, Stéphane Roth a bien compris cet enjeu crucial :

« Le public de Musica est formidable, c’est probablement la première richesse de ce festival unique en France. Mais il doit avoir une moyenne d’âge autour de 60 ans… Et son renouvellement ne progresse pas suffisamment vite. Donc il faut agir maintenant. Un festival doit être un miroir social, il doit faire résonner les questions de classe, de genre, identitaires… Il y a un effort considérable à produire. »

Rue89 Strasbourg : comment dès lors assurer ce renouvellement ?

Stéphane Roth : D’abord, ça passera par une ouverture de la programmation artistique, qui existe déjà d’ailleurs. Le champ de la création musicale peut prendre des formes écrites mais aller aussi du côté des formes improvisées, ou dansées, plus populaires ou même électroniques… La musique contemporaine, on l’oublie parfois, c’est une création idéologique. Elle a eu un sens émancipatoire qu’elle n’a plus aujourd’hui… Je ne le lâcherai pas mais aujourd’hui, si on prend la noise par exemple, qui existe depuis 30, 40 ans et qui se produit dans des lieux alternatifs, il y a des artistes qui ont des préoccupations qui rappellent celles qu’avait Stockhausen en 1960, ça fait partie de leur filiation.

« Les champs adjacents, comme la musique électronique, doivent rentrer dans Musica »

Ces champs adjacents doivent rentrer dans Musica, progressivement, à travers des projets artistiques, forts, structurants et une implication égale à celle qu’on met dans des projets symphoniques. Je veux essayer de tenir ce projet moderniste tout en affirmant que dans la musique électronique, dans la pop, il y a de l’art. Ce n’est pas du divertissement pour autant, je veux retrouver la racine festive de Musica, mais il n’est pas impossible que ma programmation, tout en faisant ça, soit plus pointue.

L’autre volet est un effort pluridisciplinaire, développer les relations avec le théâtre, la danse… On vit sur un vieux mythe de réunion des arts sans s’être mis en capacité de répondre à ce désir. Accepter qu’un chorégraphe peut faire de la musique, comme Pierre Rigal avec MicroRéalités par exemple – on ne sait jamais si c’est la chorégraphie qui produit la musique ou l’inverse… On rentre dans la définition de la création musicale.

Et si je devais donner une définition minimale, la création musicale est la recherche puis le progrès dans un langage, la recherche de l’inouï et d’un autre côté, de raisonner avec la société, de détourner les conventions, d’introduire du subversif là où c’est très ordonné…

Justement, est-ce que Musica est en résonance avec la société ?

Il y a une fausse image de Musica, selon laquelle ce serait un festival d’invités, qui viennent de Paris ou d’ailleurs en Europe… Ce n’est pas vrai du tout, c’est un vrai festival nourri par son public, qui est composé pour beaucoup de Strasbourgeois. Donc, le festival est ancré dans la ville, il est connu mais c’est vrai que certains Strasbourgeois ne se sentent « pas concernés » par le festival, et c’est ça qu’il faut démonter.

« Développer toutes les relations avec les publics »

Cette expression, je l’ai entendue plusieurs fois en discutant de Musica avec des Strasbourgeois, des gens qui connaissent parfois bien le festival, sont capables de citer des invités, des événements, etc. mais ne viennent pas parce qu’ils ont le sentiment que ce n’est pas pour eux… Donc là, il y a un vrai travail et mon projet est directement concentré là-dessus. Nous allons développer de manière considérable ce qu’on appelle globalement la médiation culturelle, c’est-à-dire le développement des contenus si on vient de l’art ou le marketing si on vient de la billetterie. Je veux pouvoir solliciter une base un peu plus large. Nous serons donc beaucoup plus présents sur les conférences, les rencontres avec les artistes, les ateliers d’analyse d’écoute, etc.

En deuxième étage, c’est la relation aux citoyens : par exemple des résidences d’artistes dans des lieux spécifiques de l’Eurométropole ou du Département ou de la Région avec un lien réel au public dans des expériences type « nouveaux commanditaires » dans l’espace public, avec un cahier des charges artistique qui peut être co-élaboré avec des habitants sur des problématiques qui les concernent…

Stéphane Roth a l'intention de rééquilibrer les moyens de Musica entre la production et les publics (Photo PF / Rue89 Strasbourg / cc)
Stéphane Roth a l’intention de rééquilibrer les moyens de Musica entre la production et les publics (Photo PF / Rue89 Strasbourg / cc)

Et il y a une troisième étape, qui est la question de l’étude des publics. Parce qu’il faut un système de collecte et d’analyse des retours, sinon on ne peut pas avoir la prétention de renouveler les publics sans connaître ce qu’il pense et ce qu’il cherche. Il ne s’agit pas simplement de ses désirs, sinon on irait vers quelque chose d’instable, mais il faut pouvoir aller au-delà des applaudissements et des silences… Je voudrais développer une capacité nouvelle d’écoute du public au sein même de Musica. Pour l’instant, j’appelle ça « l’Académie des spectateurs » mais c’est encore un nom de travail, ça va changer… Ce sera une partie intégrante du festival avec laquelle nous allons travailler.

Est-ce à dire que Musica sera présent tout au long de l’année ?

J’aimerais beaucoup. Mais ça pose trois questions qu’il faudra adresser. D’abord, la nature d’un festival, qu’est-ce qu’un festival, à qui ça sert, pourquoi ? Les pouvoirs en ont créé pleins dans les années 70-80 et maintenant il y a un mouvement de repli. Parmi les financeurs, certains plaidaient pour que Musica devienne une biennale… C’est vrai que 3 semaines chaque année, c’est difficile à tenir avec le budget actuel. Mais si Musica disparaît pendant deux ans… Est-ce que c’est encore un festival ancré dans la ville ? D’autres proposaient une réduction de la durée, concentrer les moyens sur une semaine ou deux… Je n’ai pas de réponse toute faite.

Dans sa configuration actuelle, le festival Musica n’est pas en capacité de produire des rendez-vous tout au long de l’année. Sauf à réduire le rendez-vous en septembre, ce qui m’apparaît compliqué pour un festival qui est le plus important de France. Il faut quand même conserver un certain nombre de programmations, d’artistes invités, etc. Donc la deuxième question concerne la capacité des acteurs de la culture à mutualiser leurs moyens : Accroche Note fait ses concerts en juillet, les Percussions de Strasbourg proposent les concerts « At Home, » L’Imaginaire, l’orchestre philharmonique de Strasbourg ont tous des rendez-vous… On devrait pouvoir imaginer des passerelles.

« Mutualiser nos moyens et nos actions »

Pour l’instant, je n’ai pas de plan mais je rencontre les responsables de structures et de festivals à Strasbourg pour voir comment on peut travailler ensemble. Paul Clouvel était déjà parvenu à mettre un peu tout le monde autour de la table avec Musiques Éclatées ou le F7, qui regroupait sept festivals de Strasbourg dont les Giboulées, Ososphère, Jazzdor, et qui avait donné lieu à de beaux croisements. Par exemple, on a vocation à continuer à travailler avec les Nuits de l’Ososphère.

Et puis en troisième point, il y aura la question de cette Académie des spectateurs, qui pourra être une entité et qui pourra proposer des actions de médiation sur plusieurs rendez-vous culturels tout au long de l’année, avoir une politique coordonnée et structurée sur l’accueil des publics. Il faudra y associer les artistes, qui sont demandeurs d’actions tournées vers les publics et qui ont des propositions à faire. Il faut rééquilibrer les moyens en fait entre production et réception, on peut placer la question de la création dans la médiation. Quand Marcel Duchamp dit « c’est le regardeur qui fait l’oeuvre », c’est une vieille idée mais qui a toujours du sens aujourd’hui.

Quel est l’état du budget de Musica ?

Le budget de Musica tourne autour de 2 millions d’euros, avec un accord historique entre l’État et les collectivités locales qui se répartissent chacun environ la moitié du budget. Il y a aussi la Sacem qui participe au financement et puis nous avons la billetterie qui reste importante. Nous avons une équipe de six salariés pour le mettre en œuvre, qui est bien dimensionnée. Mais le budget est trop serré. Mon projet de développement des publics et d’actions culturelles va nécessiter 300 000€ alors qu’on y consacre actuellement autour de 50 000€.

Donc le budget global va progresser surtout qu’il n’a pas évolué depuis 20 ans alors que les charges artistiques, techniques et de sécurité, ont augmenté. Donc les capacités du festival sont moindres qu’au début des années 2000. Il n’y a pas de menace directe sur les recettes mais on attend quand même une écoute des tutelles sur cette question. Et il y a des pistes qu’il faudra explorer plus qu’on ne le faisait jusqu’à présent, comme le mécénat privé par exemple.

Il y a aussi la question du passage au numérique pour le festival et il y a beaucoup à faire, mais à ce stade on n’a pas du tout les moyens pour développer le web. Là aussi, il faudra trouver une solution, peut-être avec un mécène dédié… On aura des contenus, des ressources et un magazine en ligne. On va travailler sur l’histoire de Musica, qui est considérable, et débuter un travail d’archivage, en partenariat avec le centre de documentation de la musique contemporaine.


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