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Der Freischütz, l’opéra mythique, modernisé à Strasbourg

Une forêt sauvage, un amour menacé, un pacte avec le diable et des balles magiques, voilà ce qui habite la scène de l’Opéra National du Rhin jusqu’au 29 avril 2019. L’Opéra Der Freischütz, premier opéra romantique allemand, narre l’histoire du chasseur Max et du concours de tir où il risque tout.

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Der Freischütz, l’opéra mythique, modernisé à Strasbourg

Der Freischütz, qui peut se traduire par « le franc-tireur » est un opéra du compositeur allemand Carl Maria von Weber rarement monté en France. L’œuvre est considérée comme le premier opéra romantique germanique. Son intrigue fantastique et dramatique présente des forces surnaturelles et prend place dans une nature sauvage, une forêt menaçante. Le livret, c’est-à-dire le texte de l’opéra, est de Johann Friedrich Kind. L’auteur a repris un conte populaire allemand qui a connu différentes versions : un homme passe un pacte avec le Diable en échange de balles magiques.

C’est une histoire qui interroge sur les limites de la moralité et sur ce que l’individu est prêt à risquer pour assouvir ses désirs. Depuis 1821, l’opéra a connu de nombreuses adaptations. Dans cette version, les metteurs en scène Jossi Wieler et Sergio Morabito cherchent à réactualiser l’œuvre afin d’y superposer deux inquiétudes contemporaines, les armes modernes et la technologie de surveillance. L’opéra est en allemand mais un surtitrage en français permet de suivre l’intrigue.

La foule des paysans en ovuerture de l'opéra Der Freischütz
Les chœurs de l’Opéra Nation du Rhin jouent la foule des campagnards se moquant de Max après son échec au concours de tir. (Photo de Klara Beck / ONR)

Le conte ancestral

Max, jeune chasseur, est réputé pour être le meilleur tireur de sa région. Le garde-forestier héréditaire du Prince n’ayant pas eu de descendance mâle, c’est le vainqueur d’un concours de tir qui pourra épouser sa fille, Agathe, et hériter de sa charge. Ce rite initiatique viril est une vieille tradition. Max et Agathe s’aiment mais, depuis l’annonce du concours, Max est malchanceux et tire maladroitement. La veille de l’épreuve finale, il perd contre un simple paysan, Kilian, à une épreuve de tir et est raillé par l’assemblée.

Désespéré, il songe à se tuer lorsque Kaspar, un ancien soldat, vient à lui. Il lui tend son fusil et lui commande de viser un épervier en plein vol, haut dans les nuages. Max est incrédule mais parvient pourtant à l’abattre. Kaspar lui révèle qu’il avait armé son fusil avec une « balle franche. » Cette freikugel est envoûtée par Samiel, le prince démon, et ne manque jamais sa cible. Kaspar réussit à convaincre Max de le suivre à la Gorge-aux-Loups, une grotte maudite où ils pourront fondre plus de balles franches.

Mais Kaspar compte piéger Max. Il a déjà passé un pacte avec Samiel et le diable doit récupérer son âme le lendemain. En lui promettant de l’aider à récupérer l’âme de Max et celle d’Agathe, Kaspar négocie un sursis de trois ans. Samiel l’autorise à fondre sept balles franches. Six toucheront au but, mais le démon compte diriger la septième à son gré, afin que Max tue lui-même Agathe et se suicide de chagrin.

Max (Jussi Myllys) prend le fusil de Kaspar (David Steffens) chargé avec la balle enchantée. (Photo Klara Beck / ONR)
Kaspar (David Steffens) en proie à la peur dans la Gorge-aux-Loups car Samiel s’apprête à prendre son âme. (Photo Klara Beck / ONR)

Une mise en scène qui modernise et qui accable

Jossi Wieler et Sergio Morabito sont deux metteurs en scène qui collaborent depuis 1994. Pour la première fois, ils présentent une nouvelle production en France avec l’orchestre symphonique de Mulhouse, dirigé par Patrick Lange. L’intrigue de Der Freischütz est simple et peut donc se décliner de différentes façons.

Dans leur interprétation, les deux artistes ont choisi de moderniser ce conte pour le faire résonner avec des peurs contemporaines. Samiel, le démon, est incarné par un drone. Il surveille, froid, et lorsqu’il parle c’est une voix robotisée qui se fait entendre, contraste surprenant avec le chant lyrique. Les balles franches sont ces nouvelles armes intelligentes, débarrassées des imperfections humaines et qui tuent sans faillir.

Les demoiselles d’honneur d’Agathe se réjouissent du mariage à venir. (Photo Klara Beck / ONR)

L’esthétique de la scénographie est à mi-chemin entre le terrain de jeux et la bande dessinée. Les couleurs sont vives, notamment l’orange et le bleu. Ces deux couleurs sont celles des tenues que portent les forestiers dans la première scène. Ce sont deux camps de joueurs de paintball. Les maisons les entourant sont de simples façades.

Mais cette ambiance sécurisée se déchire avec Kaspar qui, le visage marqué de fumée rappelant son passé de soldat, amène un véritable fusil de chasse. De la même façon, au début du deuxième acte, les demoiselles d’honneur jettent hors de la scène les affaires d’Agathe (poupées, peluches, miroirs) qui symbolisent son enfance. L’opéra fait glisser ses personnages hors de la naïveté de l’enfance et les jette dans un monde violent. La musique varie beaucoup, les chœurs apportent une amplitude grandiose qui soutient la dimension fantastique du conte.

Une imagerie de bande-dessinée

Les décors se composent essentiellement de toiles et de structures où sont peints rochers, silhouettes et paysages, avec des aplats de couleurs vives, rappelant fortement la bande-dessinée. Cette ambiance bariolée est remise en cause lorsque surgit le drone. Il n’est d’abord qu’une simple ombre, puis il apparaît vrombissant. Lorsque Kaspar et Max fondent les balles, une grande toile de tulle semi-transparent descend devant la scène.

Des images y sont projetées, prises par les caméras de drones, notamment en Syrie (ce qui se devine aux dates indiquées sur l’interface). Les machines surveillent des villes, des campagnes et tirent sur des bâtiments. Cette superposition des costumes, des décors de Nina von Mechow et des images froides de la guerre réelle crée un décalage perturbant. Personne n’est à l’abri, car les drones, modernes freikugeln, peuvent frapper n’importe qui, n’importe où, sans prévenir.

Kilian (Jean-christophe Fillol) cherche à chasser l’ombre du drone Samiel qui plane sur le village. (Photo Klara Beck / ONR)

Ce n’est pas un conte joyeux. Malgré les valeurs morales en apparence simplistes, avec des rôles stéréotypés tels que le méchant, le héros, la fiancée, le Prince, etc. la morale n’est pas manichéenne. L’intrigue prend place après la guerre de Trente Ans, qui a ravagé les populations allemandes, et la société est désaxée. La chasse, décrite par l’opéra comme une « guerre joyeuse » sert à combattre ce traumatisme. Pour tenter de se réorganiser la société se raccroche à des valeurs fortes et monolithiques.

Kaspar, le méchant apparent, est déjà fortement critiqué par les autres personnages. Il est le soldat rapatrié, celui qui est le plus marqué par l’horreur du conflit, et qui donc porte la marque de cette terrifiante violence. Pourtant il est lui aussi victime, du traumatisme et de la violence technologique qu’incarne Samiel. La Gorge-aux-Loups apparait comme le repaire de la sorcellerie, un lieu à fuir pour rester pur. Mais Samiel, et donc le mal, n’y est pas cantonné, et il apparait jusque dans la village. Le viseur du drone peut se poser sur n’importe qui. L’opéra ne laisse pas le public s’en sortir avec le sentiment que tout est en ordre. Quelque chose a profondément chamboulé le monde, et le danger est palpable.


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