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L’Église protestante d’Alsace contrainte d’ausculter son passé nazi

77 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale et ses procès d’épuration, deux pasteurs luthériens ont exhumé des compromissions de leur communauté avec les nazis installés en Alsace entre 1940 et 1945. Leurs révélations poussent leur Église à se positionner.

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L’Église protestante d’Alsace contrainte d’ausculter son passé nazi

Comment expliquer les scores records du Front National dans les campagnes à majorités luthériennes du Nord de l’Alsace, dès l’arrivée du parti dans le paysage politique des années 1980 ? Que cachait l’assourdissant silence de l’Église protestante luthérienne sur ses pasteurs mutés après la Seconde Guerre mondiale ? À partir de ces questions, Michel Weckel a reconstitué le puzzle d’un réseau nord-alsacien de luthériens orthodoxes, passés de partisans de l’autonomie alsacienne à militants de la cause nazie, et qu’il révèle dans son ouvrage Ces protestants alsaciens qui ont acclamé Hitler (éditions La Nuée Bleue) publié en mars 2022.

Quand le chef de l’Église luthérienne appelait à dénoncer les pasteurs « non-aryens »

Dans La Demeure du silence (publié en octobre 2020 aux éditions Le Verger), son collègue Gérard Janus a quant à lui traqué les trous dans l’histoire de paroisses luthériennes rurales, et rendu public le décret du chef de l’Église luthérienne, Carl Maurer, nommé à Strasbourg par les nazis à leur arrivée en Alsace en 1940. Une autre partie de l’Église luthérienne s’était exilée à Périgueux, aux côtés des évacués.

Le prélat y appelait à dénoncer tout pasteur « non-aryen » et réfractaire à l’idéologie du Führer. Sanctionné en 1948, puis gracié, sa condamnation est ensuite tombée dans l’oubli au profit du souvenir d’un personnage qui aurait protégé les intérêts de son Église face à l’oppresseur. L’auteur s’étonne que l’homme tienne aujourd’hui encore sa place au mur des portraits de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine (Uepal), sans même une note explicative.

Malaise à l’Uepal, qui rassemble depuis 2006 les deux Églises de droit concordataire luthérienne et calviniste. Acculée, l’institution prévoit d’organiser en novembre 2023 un colloque sur leurs années passées sous Annexion, sous la direction scientifique d’historiens spécialistes de l’Alsace, du nazisme en Allemagne et des religions.

Malaise et séisme dans l’Église protestante : un cas d’école

Pour le Haguenovien Pascal Schneider, qui mène un travail de thèse sur les responsables nazis alsaciens des 140 communes de l’arrondissement nazi de Saverne durant l’Annexion, le séisme en cours dans l’Église protestante est un cas d’école :

« Les Églises protestantes existaient avant, pendant et après l’Annexion. Si l’on considère que l’Université de Strasbourg a fait son mea culpa sur la Reichsuniversität allemande mais pas sur elle-même, l’Uepal sera la première institution en Alsace à regarder son histoire. Est-ce qu’une grande entreprise serait prête à financer la recherche sur cette page de son passé ? »

En juin 1940, près de 500 Alsaciens germanophiles, et suspectés de soutenir l’ennemi allemand qui se rapproche, sont internés au camps de rétention administratif d’Arches dans les Vosges. Parmi eux, une quinzaine de pasteurs luthériens. Fin juin 1940, ils accueillent leurs libérateurs allemands en entonnant des cantiques luthériens et en faisant le salut nazi. Photo : Crédit : D.R. / La Nuée bleue

Fille de pasteur, l’historienne berlinoise d’origine alsacienne Christiane Kohser-Spohn a travaillé dès les années 1990 sur l’épuration des pasteurs en Alsace et en Moselle. De nombreux pasteurs luthériens ont été condamnés au sortir de la Seconde Guerre mondiale plus souvent pour « attitude antinationale » que pour collaboration, puis amnistiés comme les autres épurés. Souvent exilés, leurs agissements sont tombés dans l’oubli avec l’interdiction de faire la publicité de leurs condamnations.

Christiane Kohser-Spohn participera au colloque mais ne cache pas être circonspecte. Elle garde en tête que l’Uepal refusait il y a dix ans l’accès à ses archives :

« Le sujet ne doit pas rester l’apanage de l’Église. Elle doit laisser les choses aux universitaires. Le rapport au nazisme leur appartient de plus en plus, et ça rend le clergé un peu nerveux. Derrière l’organisation de ce colloque, il y a d’abord de sa part l’envie de préserver son institution. »

Des travaux profanes, « un bon début »

Pour elle, les travaux profanes des deux pasteurs sont certes, imparfaits sur le plan scientifique, comme le leur reprochent leurs détracteurs, mais « un mal nécessaire » :

« C’est un bon début dans le désert de la recherche. Au début de toute recherche historique, il y a toujours une histoire mémorielle. Mais il ne faut pas s’arrêter là. »

Le pasteur Michel Weckel a été guidé dans la rédaction de son ouvrage par ses intuitions à travers ses lectures, des rencontres avec des descendants de pasteurs ralliés, et des observations aux archives départementales ouvertes au public en 2015. Mais il mesure aujourd’hui l’ampleur de la tâche qui incomberait à des chercheurs :

« Il y a encore à investiguer aux archives départementales. J’ai sorti quelques dossiers individuels mais il faudrait reprendre la liste du corps pastoral de l’époque, et faire la recherche systématique des dossiers de chacun. Et puis où sont passées les prédications ? Les comptes-rendus des paroisses ? »

D’une corporation étudiante luthérienne à un mouvement calqué sur les Jeunesses hitlériennes

Dans son ouvrage, Michel Weckel décrit la corporation étudiante luthérienne Argentina, fondée avant le rattachement de l’Alsace à l’Empire allemand en 1871. Acquise à la cause d’une Alsace germanique, elle a produit pasteurs, avocats, universitaires et gens de lettres heureux du retour des Allemands en 1940.

Autour d’elle et de ses dizaines de pasteurs installés dans le Nord de l’Alsace, Michel Weckel identifie tout un réseau protestant fascisant : groupe folklorique, groupe de randonnée mais aussi et surtout un mouvement de jeunesse, la Jungmannschaft. Fondée en 1926 comme les Jeunesses hitlériennes et calquée sur le fonctionnement et les codes de celle-ci, l’auteur estime son effectif à 2 000 membres.

Nazi
Une réunion de la Jungmannschaft le 22 mai 1938 à Strasbourg. Photo : Crédit : DR / La Nuée Bleue

Le point de ralliement de tous ces groupes était le château du Hunebourg, près de Neuwiller-lès-Saverne. L’endroit est devenu un haut lieu du rassemblement nazi depuis 1940, en même temps que le mausolée de Carl Roos, exécuté en février 1940 par l’État français pour « espionnage au profit de l’ennemi », et élevé au statut de martyr par les nazis à leur annexion. La bâtisse est aujourd’hui fermée au public, après avoir été longtemps un centre de vacances mutualiste, puis un hôtel.

La découverte par Michel Weckel de ce qu’il qualifie de « minorité significative » n’étonne pas les universitaires qui ont travaillé sur l’épuration. Jean-Laurent Vonau est professeur émérite de la faculté de droit de Strasbourg et vient de publier L’Alsace annexée, 1940-1945, synthèse de ses recherches depuis les années 1990. L’historien du droit confie :

« Nous avons tous des dossiers peu épais sur cette “minorité significative”, mais nous ne connaissions pas l’ampleur du phénomène. J’ai croisé des informations au cours de mes recherches sans en faire un thème à part entière. Je suis ouvert à les partager et à les expliquer. »

Aucune archive sur la Jungmanschaft

Dans ses recherches sur les responsables nazis du secteur de Saverne, Pascal Schneider a constaté de manière quasi-systématique les appartenances à la Jungmannschaft des Alsaciens mis en responsabilités dans les unités locales nazies :

« Les autonomistes de la Jungmanschaft ont été l’épicentre du séisme brun dans le territoire que j’étudie. Un même membre sorti de la Jungmanschaft pouvait endosser quatre mandats dans le système nazi, parce que les Allemands ne trouvaient personne. Depuis des décennies, je tombe sur cette organisation sur des photos d’identité, dans des dépositions de témoins ou d’accusés, dans des rapports de police… Mais concrètement, je n’ai trouvé qu’une carte de membre et deux insignes. Il y a tout à faire, mais il n’y a aucune archive. Elles ont été détruites par les nazis ou les membres. Il ne reste plus, peut-être, que des vieux papiers qui traînent dans des greniers. »

La section locale d’Eschbourg de la Jungmannschaft (mouvement de jeunesse luthérien) défile à Saverne en juillet 1944, lors d’un rassemblement nazi. Photo : Document transmis par La Nuée bleue, éditeur de l’ouvrage Ces protestants alsaciens qui ont acclamé Hitler

L’enseignant s’est intéressé à la question après avoir trouvé un drapeau à croix gammée et un livret de propagande à la gloire d’Hitler dans le grenier d’une maison de famille. Il a depuis collecté de nombreux objets, archives, et témoignages « pour comprendre », parce que « les réponses des adultes ne [lui] suffisaient pas ».

Il s’est plus tard engagé dans un travail de thèse, tout en poursuivant une carrière de professeur d’histoire et géographie en collège et en lycée. Pascal Schneider se souvient de ses rencontres dans les années 1980 et 1990 :

« J’ai d’abord interrogé des résistants et des FFI (Forces françaises de l’intérieur) de Saverne. Pour faire parler les ralliés, ça a été plus compliqué. J’ai constaté que ces gens se fréquentaient toujours. Les réseaux protestants existaient encore. Ils avaient gardé des liens forts après avoir été bannis ensemble à la Libération et d’avoir connus les camps d’internement. »

Autonomisme et fondamentalisme

Pour lui, c’est avant tout un complexe d’identité qui serait à décortiquer, et qui a conduit ces jeunes protestants germanophones à rallier les nazis, pourtant anti-religion :

« L’État français a laissé se radicaliser des Alsaciens et ça poserait problème de découvrir ça. Ils se sont tournés vers ce qu’ils croyaient être une solution. Ils ont vu l’Annexion comme une opportunité de contrer une France laïque et centraliste, qui avait repris l’Alsace après la Première Guerre mondiale, sans référendum ni égards. Cette minorité avait été mise en procès à Colmar en 1928. En 1940, elle est tombée dans les bras des nazis. À force de ne pas être entendu, on se radicalise et on regarde ailleurs. »

Pour Michel Weckel, les ingrédients de la radicalisation sont aussi religieux :

« On est dans une théologie qui se rapproche du fondamentalisme, et qui va avec une certaine conception de l’Alsace : il serait conforme à la volonté de Dieu que l’Alsace soit allemande… »

À l’occasion des 500 ans de la Réforme en 2017, l’Uepal avait publié une longue déclaration (Luther, les juifs et nous, éditions Vademecum) pour condamner « les terribles écrits antijudaïques de la fin de vie du grand réformateur allemand » Martin Luther, initiateur du protestantisme. Bien après les Églises protestantes allemandes, l’Uepal y dénonçait « l’utilisation pervertie qui en a été faite, en particulier par le régime nazi ». Sera-t-elle prête, six ans plus tard, à endosser l’échec tangible de ses interprètes alsaciens les plus fondamentalistes ?


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