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Soupçons de détournements et malversations à la Fondation Transplantation

L’Inspection générale des affaires sociales (Igas) s’apprête à publier un second rapport très critique sur la Fondation Transplantation, dont l’industriel alsacien Robert Lohr est le président. Les autorités de tutelle sont également visées, parmi lesquelles la préfecture du Bas-Rhin, incapables d’empêcher des investissements douteux. Quant à la justice, elle enquête sur de possibles abus de biens sociaux dans cet organisme financé presque exclusivement par l’assurance maladie.

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Un appareil de dialyse (Photo Timo Kaan / FlickR / cc)

Les inspecteurs de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) n’aiment pas se répéter ; or, c’est exactement ce qu’ils ont dû faire à la suite d’une seconde mission de contrôle sur la Fondation Transplantation (FT). Aussi, leur plume est acérée tout au long de la rédaction de leur pré-rapport. Dans ces pages, dont Rue89 Strasbourg a pu consulter quelques extraits, les inspecteurs notent que leurs recommandations émises en 2004 « n’ont [toujours] pas été mises en œuvre » en 2013, en raison notamment « d’une gouvernance déficiente ».

Une manière polie de dire que le président du conseil d’administration, l’industriel alsacien Robert Lohr, décide seul. Gênant pour un organisme dont plus de 95% des ressources proviennent de l’assurance maladie, c’est à dire de l’argent public. Initialement créée en 1992 pour soutenir la recherche dans la suppléance vitale, la Fondation s’est tournée vers la dialyse, une activité rentable, surtout avant 2009, dont elle détient le quasi-monopole hors centres en Franche-Comté et en Bourgogne. Et pourtant, la Fondation est parvenue à perdre 18,1 M€ depuis 2010, à la suite d’investissements hasardeux (Forenap à Rouffach, clinique Drevon à Dijon, Mediscan à Paris…). D’une trésorerie de 8 millions d’euros, elle ne disposait plus fin 2012 que d’1,5 M€ selon un rapport sur le droit d’alerte, lui aussi confidentiel, demandé par le comité d’entreprise et présenté le 22 mai 2013 (voir ci-dessous).

Extrait du rapport sur le droit d'alerte (document Rue89 Strasbourg)
Extrait du rapport sur le droit d’alerte (document Rue89 Strasbourg)

Du coup, l’investissement manque dans l’activité de dialyse, alors que les appareils doivent être remplacés tous les 7 à 10 ans. C’est l’ex-député (UMP) du Bas-Rhin et maire de Lingolsheim Yves Bur qui, nommé administrateur en juillet 2012, a tiré la sonnette d’alarme auprès du ministère de la santé, et déclenché la mission d’inspection :

« Je me suis demandé à l’époque pourquoi j’avais été nommé. Je me suis rendu compte qu’on attendait de moi que je couvre une gestion erratique, ou que je serve de caution. L’activité de dialyse est viable et rentable, mais la FT avait mis en place une gestion opaque dont je me demande encore à quoi elle servait. J’ai remarqué que sur certains centres, 40 à 50% du chiffre d’affaire partait en loyers ! La meilleure preuve que la FT ne sait pas gérer des centres de soins est que la clinique Drevon à Dijon, qui perdait de l’argent en tant que filiale de la FT, est de nouveau rentable depuis qu’elle a été cédée. »

Enquête pour « abus de bien social »

Parallèlement à l’enquête de l’Igas, une information judiciaire est ouverte par le parquet de Dijon pour abus de bien social. La brigade financière de la police judiciaire s’intéresse aux mouvements de fonds et aux rémunérations des anciens dirigeants, notamment à leurs indemnités versées à l’occasion de leurs départs successifs. Car entre « mars 2008 et janvier 2013, notent les inspecteurs de l’Igas qui ont transmis ces éléments aux policiers, la FT a eu 6 directeurs généraux dont la durée maximale de vie professionnelle n’a pas excédé 19 mois (…). La gestion des ruptures est déconnectée des réalités. Les clauses particulières ne sauraient constituer une clause exorbitante du droit commun dans une fondation reconnue d’utilité publique et dont l’activité est financée par la sécurité sociale. »

Les inspecteurs de l’Igas notent que tous ces départs ont coûté 1 178 558€ à la Fondation Transplantation quand l’application stricte de la convention collective aurait abouti à un coût de 164 771€. Le directeur général actuel, Jean-François Desclaux, en place depuis janvier, est présenté comme un manager de transition, ce qui semble paradoxalement une bonne idée.

La culture du secret institutionnalisée

Les inspecteurs de l’Igas s’agacent aussi que les autorités de tutelle, dont la préfecture du Bas-Rhin et l’Agence régionale de santé d’Alsace, pourtant représentées au conseil d’administration, soient restées silencieuses malgré un précédent appel, lors du rapport de 2004, à « coordonner leurs activités de contrôle ». Contactées, ces autorités sont restées dans leur silence, arguant qu’elles ne pouvaient s’exprimer sur un pré-rapport. A leur décharge, les inspecteurs notent aussi qu’une « culture du secret » a été institutionnalisée à la Fondation. Ils ont retrouvé une note de sept pages, détaillant comment l’information devait être strictement cloisonnée et recommandant que les débats ne soient pas consignés dans les comptes-rendus…

Le Dr Alexandre Feltz, entré au conseil d’administration en même temps qu’Yves Bur souligne :

« Je n’ai jamais réussi à avoir une quelconque influence dans cette fondation… J’avais notamment essayé d’orienter la FT vers une aide à la création d’une salle d’inhalation à l’hôpital de Strasbourg. Mais rien n’avançait. J’ai démissionné 3 ou 4 mois plus tard parce qu’en tant qu’élu strasbourgeois, je n’avais rien à faire dans cette entité dont presque la totalité des activités se déroulait hors d’Alsace. Et puis la santé est un secteur économique très complexe, la FT aurait dû disposer de véritables experts de la santé dans son conseil d’administration. »

Depuis avril 2013, plusieurs administrateurs nettement plus en adéquation avec les activités de la FT ont été nommés, et la gouvernance semble s’apaiser. Mais n’est-ce pas trop tard ? Devant la somme de zones d’ombres et l’incapacité de la Fondation à gérer sereinement l’activité de dialyse, les inspecteurs de l’Igas recommandent que la FT se retire de cette activité, pour se concentrer sur le soutien à la recherche. Ce qui est après tout l’objet social de cette fondation reconnue d’utilité publique, acceptant des dons déductibles à 66%  :

« Pour cette refonte, la FT doit s’attacher à reconquérir une légitimité en matière de reconnaissance d’utilité publique par une politique de communication sur ses activités et de transparence dans l’utilisation des ressources pour développer la recherche. »

On lui souhaite bonne chance ! Pour enfoncer le clou, l’Agence régionale de santé de Bourgogne, un brin plus combative que celle d’Alsace, a envoyé en avril 2013 une lettre particulièrement directe à Robert Lohr qui se termine par ces mots :

« Les difficultés et atermoiements de la direction des établissements de la Fondation font que nous souhaitons vivement votre départ de cette activité. »

La lettre qui demande à Robert Lohr de sortir de la dialyse envoyée par l'ARS Bourgogne. (doc Rue89 Strasbourg)
La lettre qui demande à Robert Lohr de sortir de la dialyse envoyée par l’ARS Bourgogne. (doc Rue89 Strasbourg)

Bim. L’ennui est qu’on voit mal un organisme se séparer d’un claquement de doigt de son activité principale. Aujourd’hui, la quasi-totalité des 230 salariés de la FT sont affectés à la dialyse, pour un chiffre d’affaire d’environ 23 M€. Les syndicats ne veulent pas en entendre parler, et l’expert-comptable du comité d’entreprise note dans son dernier rapport que les activités de recherche, mal structurées, sont aujourd’hui déficitaires (780 000€ de pertes en 2012). Depuis la rentrée, la FT est finalement parvenue à se séparer de la clinique Clément Drevon de Dijon, pour 6 M€, amorçant comme le dit un communiqué « le recentrage de ses activités ».

Un administrateur : « ce rapport conforte la direction prise »

Pour un administrateur qui préfère rester anonyme, ce rapport va dans le bon sens :

« L’Igas dit, avec raison, qu’une fondation ne peut fonctionner comme une entreprise de santé. Donc ce rapport va dissiper les derniers doutes au sein du conseil d’administration, la Fondation va restructurer la dialyse pour la revendre, et utiliser ces fonds pour soutenir la recherche. On a déjà revendu les actifs immobilier et les filiales. Et on a reçu plusieurs offres pour la dialyse. Les dysfonctionnements pointés par l’Igas seront bientôt de l’histoire ancienne. »

Le rapport de l’Igas doit achever sa phase contradictoire, au cours de laquelle la Fondation Transplantation a l’opportunité de répondre aux écrits des inspecteurs. Il pourrait être remis au ministre de la santé courant novembre, qui pourrait le cas échéant révoquer la reconnaissance d’utilité publique. Contacté, Robert Lohr n’a pas souhaité s’exprimer sur ces informations, et a promis « une réponse » dans les jours qui viennent. À noter que dans toute cette affaire, ni la prise en charge des patients ni la qualité des soins ne sont en cause.


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