Depuis février, impossible pour un artiste de proposer un nouveau projet scolaire à une école financé grâce au dispositif collectif du Pass culture. Et pour cause. Le 30 janvier, France Inter découvrait que le budget alloué à cette enveloppe serait gelé à 50 millions d’euros jusqu’à la fin de l’année scolaire. Sur la plateforme Adage, qui fait le lien entre les propositions, les enseignants et les directions de collèges et lycées, puis qui permet de valider les financements, les projets qui n’ont pas été réservés ont disparu de la plateforme.
Une semaine d’ateliers de perdue
« On a perdu une semaine d’ateliers avec un illustrateur de bande dessinée dans un lycée en zone rurale », déplore Philippe Urbain, directeur du pôle culture de la Ligue de l’éducation du Bas-Rhin :
« Quatre classes devaient en profiter, nous avions fait des réunions avec la conseillère principale d’éducation (CPE) et la professeure documentaliste afin d’affiner le projet. Le thème était la non-discrimination, car l’auteur avait sorti un livre à ce sujet. On avait déjà travaillé, il ne manquait plus que la validation. C’est vraiment dommage. »
L’information du gel du financement lui est parvenue par l’établissement scolaire en question. « La directrice m’a dit qu’on devait se dépêcher de tout valider, mais il y a un temps de latence », déplore-t-il. En 24 heures, la plateforme Adage a été prise d’assaut. Philippe Urbain a ainsi pu « sauver » un autre projet avec un collège de Hautepierre, dans le nord de Strasbourg.
Désormais, jusqu’en juin, plus personne ne pourra proposer aux établissements scolaires d’intervenir dans leurs classes grâce à un financement du Pass culture collectif. Ce dispositif prévoit une somme par élève à destination des collèges et lycées, qui peut être utilisée par les professeurs pour organiser des activités culturelles et artistiques. En septembre 2025, 22 millions d’euros seront débloqués pour des projets menés jusqu’à décembre (soit 72 millions d’euros pour l’ensemble des collégiens et lycéens de France pour 2025).
Selon une estimation de Rue89 Strasbourg basée sur les effectifs mis en ligne par le ministère de l’Éducation et les sommes dédiées par le ministère de la Culture par élève, l’Académie de Strasbourg a dû recevoir environ 3,3 millions d’euros du Pass culture pour l’année scolaire 2023-2024.
Une résidence réduite de moitié
Pour Fanny Van Rensbergen, céramiste strasbourgeoise, cela signifie que la résidence qu’elle s’employait à faire financer avec des élèves de CAP de Mulhouse sera, faute de fonds, réduite de moitié. Avec le professeur d’arts appliqués, qui enseigne la métallurgie, elle travaillait depuis septembre à un atelier de 20 heures visant à faire découvrir le monde de la céramique aux élèves :
« Le lycée s’était débrouillé pour trouver des financements à différents endroits, dont 300 euros du Pass culture qui ont été validés. Nous comptions demander 500€ de plus pour intervenir 20 heures en tout. Finalement, nous n’interviendrons que 10 heures et je serai payée 900 euros à la place de 1 400. »
Grâce à ses connexions avec la Haute école des arts du Rhin (Hear), qui a une antenne à Mulhouse, Fanny Van Rensbergen comptait créer des liens permanents entre le lycée et l’École. « Je voulais montrer aux élèves de CAP que la Hear pouvait faire partie de leurs options pour leur orientation, même si l’établissement peut paraître élitiste », note-t-elle.
Pourtant, l’artiste réfléchit tout de même au meilleur moyen de présenter le monde de la Hear à ses futurs élèves. « On va tout de même créer une exposition, aller dans les locaux de l’école pour certains processus de la céramique qui nécessitent des fours spéciaux… Mais si je devais réaliser tout le programme que j’avais prévu pour un atelier complet, c’est sûr que je travaillerai gratuitement », souffle-t-elle, étant précisé que le prix des matériaux et des trajets s’ajoutent aux dépenses.
« Travailler avec ce dispositif ne nous apporte plus aucune garantie »
Fanny Van Rensbergen, céramiste
« Économiquement, travailler avec ce dispositif ne nous apporte plus aucune garantie », conclut la céramiste, qui évolue déjà dans l’univers des artistes plasticiens, particulièrement précaire. Les ateliers scolaires permettent à ces artistes de trouver des formes de rémunérations stables et régulières. « J’ai peur que ces dispositifs disparaissent les uns après les autres. Ce serait comme si nous n’avions aucune légitimité en milieu scolaire en tant qu’artiste », assène-t-elle.
Le professeur d’art appliqué Philippe Derrien, avec qui la céramiste avait prévu le projet, précise qu’à cause du gel, les élèves n’iront pas au musée dans le cadre de cet atelier. « L’établissement disposait d’un budget de 11 000 euros pour l’année scolaire, et là on en perd 2 400 environ », explique-t-il. Habituellement, le lycée utilise tous les crédits qui lui sont alloués :
« Pour les transports jusqu’au musée, on demande des financements à la Région. Mais le Pass culture permet de financer des classes à projets. Ces orientations sont organisées en juin pour l’année scolaire suivante. Là, le Pass ne nous permet plus que de développer des projets en cours d’année, de les adapter en fonction de l’adhésion des élèves ou non. »
Parmi les envies avortées, le professeur cite la réalisation d’une fresque avec un artiste local. « On a perdu tout le budget qui devait payer l’artiste, donc on va devoir faire autrement », explique-t-il :
« C’est irritant car le collège accueille des élèves défavorisés, pour qui l’accès à la culture n’est guère évident, surtout hors du milieu scolaire. Ils retiennent ce qu’ils veulent des projets qu’on monte, mais au moins ils vont au théâtre, au musée, ils rencontrent des artistes… C’est vrai que la culture coûte de l’argent, mais ça ne devrait pas être vu comme un problème. »
L’éducation aux médias réduite…
De son côté, Pierre Pauma, dessinateur de presse, craint pour le futur de l’éducation aux médias (EMI). « Dans mes revenus, les interventions financées par le Pass culture ont pesé pour plus d’un tiers en 2024 », estime-t-il. Depuis fin janvier, il a perdu l’équivalent de 1 500 euros de revenus.
Le Pass culture collectif permet à Pierre Pauma de vivre de son métier sans devoir le dévoyer pour trouver des sources de revenus subsidiaires, comme le publireportage (des articles payés par les clients). « L’éducation aux médias, dans une économie où les médias payent de moins en moins, me permet de vivre du dessin », explique-t-il, amer : « Si ça devait disparaître, on retournera bosser dans des bars et gagner de l’argent avec d’autres activités, on a l’habitude. »
… dans un monde d’informations en crise
Avec plusieurs collègues strasbourgeois, il a créé le collectif Debout pour l’EMI, qui cherche à mobiliser hors de l’Alsace également. Sa porte-parole, Marine Dumény, est journaliste indépendante. Elle a perdu quatre interventions d’EMI auprès d’établissements alsaciens. « Ce sont de gros projets qu’on devait attaquer en mars, un moment de l’année où les classes ont plus de temps et qui permet d’être cohérent avec les demandes des enseignants en fonction de leur avancée dans l’année scolaire », explique-t-elle.
L’absence de nouveaux ateliers l’inquiète aussi pour les jeunes qu’elle forme sur le journalisme et notamment la nécessité de s’informer à partir d’articles et de vidéos fiables :
« On parle de classes dans lesquelles les élèves s’informent par TikTok, Instagram ou Snapchat. Les élèves rejettent souvent l’image du journaliste, alors que lorsqu’ils en rencontrent une, il peut se créer un lien de confiance. Les élèves comprennent bien mieux notre métier et ses contraintes. Notre présence élargit leur vision du monde et leur fait découvrir des parties de la société qu’ils ne voient jamais sinon. »
L’annulation de ces ateliers non validés à temps met en péril l’équilibre budgétaire de la journaliste indépendante. Certaines interventions sont d’ailleurs à peine rentables pour les professionnels. « Les temps de réunions avant validation ne sont pas payés et les trajets ne sont pas toujours défrayés, donc en fonction de notre temps de préparation, on peut gagner très peu par atelier », souligne-t-elle.
Au niveau national, les mobilisations contre le gel du Pass culture s’organisent via des collectifs mais également par les syndicats. Auteurs, artistes, enseignants… « Il y a une pétition qui tourne également », explique Marine Dumény, qui précise que ce gel est inédit depuis la mise en place du dispositif en 2019.
« Le budget a été sous-doté »
Pierre Pauma, dessinateur de presse
Philippe Urbain, de la Ligue de l’enseignement du Bas-Rhin, a trouvé surprenant que ce budget soit gelé en cours d’année. « Étant donné que le montant est fixé par élève, et que les enseignants sont gestionnaires des enveloppes attribuées en début d’année, cette décision est révélatrice d’un cafouillage dans les calculs du gouvernement », estime-t-il, précisant que c’est la première fois qu’une telle décision a été prise en milieu d’année scolaire.
Pierre Pauma est plus direct :
« 72 millions d’euros pour les 5,6 millions d’élèves de France, ça fait 12,8 euros par élève. Or les sommes qui ont été allouées par le Pass culture collectif aux établissements vont de 20 à 30 euros par jeune en fonction de leur niveau. Ça veut juste dire que le budget a été sous-doté. »
Surtout, le dessinateur de presse déplore l’hypocrisie du gouvernement. « Les enseignants ne font qu’utiliser une ressource à leur disposition et on coupe les fonds en disant qu’il s’agit d’un dérapage budgétaire », souffle-t-il.
Pour le reste, il espère que les autres financements qui lui permettent d’intervenir dans les classes ne seront pas, eux aussi, gelés.
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