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Vendeuse de jouets, Joy Fleutot milite pour une éducation non-genrée

À l’origine d’une des seules boutiques de jouets non-genrés de France, la Strasbourgeoise féministe Joy Fleutot milite au quotidien pour une éducation plus égalitaire, dans son magasin et sur les réseaux sociaux. Elle lutte pour déconstruire les clichés sexistes inculqués très tôt aux enfants.

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Vendeuse de jouets, Joy Fleutot milite pour une éducation non-genrée
A 31 ans, Joy Fleutot milite pour une éducation libérée des clichés de genre.

« Qu’est-ce que vous appelez des chaussures pour fille ? Une couleur, un motif, une matière ? », demande Joy Fleutot à une cliente. Cette militante féministe de 31 ans a ouvert il y a quatre ans sa boutique de jouets non genrés à Strasbourg, au 46 rue du Jeu-des-Enfants. Active sur les réseaux sociaux, elle est suivie par plus de 15 000 personnes sur Tik Tok et Instagram.

Au quotidien, en magasin et en ligne, elle lutte contre les clichés genrés véhiculés dès l’enfance et propose une nouvelle manière d’éduquer les plus jeunes… tout en s’amusant.

« Si on veut des chaussures roses, il faut me le dire comme ça. J’aime interroger les gens pour leur faire prendre conscience qu’ils reproduisent des stéréotypes automatiquement. Ce n’est pas anodin. Arrêtons d’enfermer les enfants dans une éducation genrée. »

L’éducation genrée à la source d’inégalités

Joy Fleutot s’oppose à l’idée que les jouets soient de simples outils de divertissement. « Ils sont la plupart du temps des moyens d’apprendre. Quand on ne donne que la moitié des jouets, on prive l’enfant d’une partie de l’apprentissage. » En exemple, elle cite la capacité des petites filles à développer plus tôt un langage plus riche. Pour la gérante, cela découle du fait qu’elle sont plus incitées à parler pendant leurs jeux, en racontant des histoires à leur poupée ou en présentant des produits en jouant à la marchande. 

À contrario, les garçons ont plus accès à des objets de construction qui développent la géométrie dans l’espace et la logique.

« Pas étonnant que plus tard, les filières d’ingénieures soient largement plébiscitées par des hommes. Les filles ont eu moins de chance de développer une appétence pour ce milieu. On les retrouve davantage dans des métiers du soin ou relationnels. Offrir un jouet n’est pas une action quelconque. »

Quel que soit leur âge, les enfants ont besoin de trouver des modèles auxquels s’identifier. C’est un autre aspect auquel Joy Fleutot veut rendre attentifs ses clients :

« Récemment, j’ai proposé un livre sur les grandes femmes de l’histoire à une cliente. Elle s’est sentie obligée de me rappeler qu’elle cherchait un présent pour un garçon. Je lui ai répondu qu’à l’école, dans les livres d’histoire, il y avait principalement des hommes, mais qu’on demandait aux filles de les étudier également. Elle s’est sentie un peu bête, puis a trouvé que c’était une très bonne idée. Il y a des réflexes qui ont la vie dure. »

« Mieux vaut se construire sans ces stéréotypes »

Grâce à sa boutique et à travers ses vidéos, Joy Fleutot souhaite montrer qu’un autre chemin est possible. Avec une large palette de couleurs accessibles à tous, des jouets répartis par âge et une grande représentativité pour que chacun puisse s’identifier tout en étant exposé à la diversité. Et ce, quel que soit son genre, sa culture, son handicap… Par exemple, elle propose des jeux de mémoire où le but est de retrouver des paires de métiers : la danseuse et le danseur, le cuisinier et la cuisinière, les astronautes… « Il ne faudrait plus jamais qu’un enfant s’empêche de rêver à une profession parce qu’il ou elle n’a jamais vu quelqu’un lui ressemblant l’exercer. »

Dans la boutique de la jeune femme, la diversité est de rigueur. Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg / cc

Travailler pour le marché de l’enfance n’a pas toujours été une évidence pour la jeune femme. C’est une conviction qui lui est venue avec son éveil au féminisme : « Mieux vaut se construire sans ces stéréotypes que devoir se déconstruire une fois adulte », explique-t-elle en connaissance de cause – elle aussi a dû faire un travail pour se libérer de certains automatismes.

« En cours de marketing, vendre aux hommes ou aux femmes »

Son déclic est survenu lors de sa reprise d’étude, après un bac+2 en commerce à Metz et une expérience de deux ans en prêt-à-porter féminin, à Nancy. « J’aimais le contact avec les gens, mais je ne voulais pas être là uniquement pour ça. J’avais envie de choisir les produits que je défendais et ne pas subir une direction. C’est là que j’ai eu l’idée de lancer ma boutique. » Joy Fleutot décide alors de reprendre ses études à Strasbourg, où habite son conjoint. 

Elle intègre une école de commerce et se rend rapidement compte qu’elle n’est pas en accord avec tout ce qu’elle apprend : 

« En cours de marketing, on nous enseignait qu’on ne vend pas pareil aux hommes et aux femmes, qu’on doit segmenter le marché. Au même moment, j’ai eu un espèce d’éveil de conscience féministe. On ne peut pas déplorer les inégalités homme-femme tout en continuant à entretenir des stéréotypes forts dans les actes d’achats, qui rythment notre quotidien. »

Elle découvre que le marketing genré est récent, puisqu’il date des années 70 et a été inventé pour permettre aux industriels de vendre davantage de produits alors que la natalité baissait. « L’idée était d’augmenter les ventes en créant deux marchés. Ils ont fait en sorte qu’on ne puisse plus transmettre les affaires de son aînée fille à son deuxième enfant si c’est un garçon, par exemple. »

Petite histoire du marketing genré, par Elise Gravel.Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg / cc

La jeune femme commence à lire de plus en plus d’essais féministes, suivre de nouveaux comptes Instagram et en discuter autour d’elle. « Petit à petit, c’est tout un monde qui s’est ouvert à moi », sourit-elle. Parmi les moments marquants de sa déconstruction, Joy Fleutot se remémore des discussions avec son conjoint, qui est lui-même « plutôt en dehors des normes sociales ». Un jour qu’ils sont sur le chemin du retour de vacances, elle déplore le fait de devoir remettre un soutien-gorge en rentrant, alors qu’elle a aimé en être débarrassée pendant son séjour. « Il m’a demandé, « comment ça, tu vas devoir en remettre ? » J’ai commencé à lui expliquer, mais au bout d’un moment, je me suis interrogée moi-même. D’où venait ce sentiment d’obligation ? »

Lutter contre les clichés sexistes à la racine

Elle poursuit ses études et son questionnement. Souvent en désaccord avec les valeurs qu’on lui enseigne, elle remonte à la source des clichés qu’elle souhaite de plus en plus dénoncer :

« Une fois que j’ai vraiment pris conscience de ces stéréotypes, je me suis dit qu’il y avait quand même beaucoup de gens qui y correspondaient. On ne peut pas juste partir du principe que c’est totalement faux. J’ai commencé à creuser, et je me suis rendue compte que ça découlait de l’éducation. On dit aux enfants qu’ils peuvent devenir ce qu’ils veulent, mais sans leur donner les mêmes chances, les mêmes imaginaires, les mêmes stimulations… Il y a toujours une sorte de moule plus ou moins conscient véhiculé par toute la société. »  

En exemple, elle prend son cas. Petite, elle était passionnée par les voitures électriques. Elle pouvait regarder ses camarades y jouer pendant des heures. « Pour autant, je n’en ai jamais demandé. Pourquoi ? » Ce n’était pas la faute de ses parents, assez ouverts.

Par contre, elle se rappelle n’avoir vu que des garçons y jouer dans les catalogues, sur les emballages, dans les magasins… « Inconsciemment, je me disais que ce n’était pas pour moi. Ce n’était même pas une possibilité. » Aujourd’hui, elle ne veut plus que des enfants se sentent limités, ni qu’ils assimilent si tôt des différences entre eux.

Entre insultes et fatigue militante

Si la manière de militer de Joy Fleutot est un peu particulière, elle est exposée aux mêmes difficultés que les autres féministes. « Dès l’ouverture de la boutique, j’ai reçu des mails de menaces ou d’insultes », déplore-t-elle. Elle est souvent la cible de commentaires haineux sur les réseaux sociaux, qui visent la plupart du temps à la dénigrer. 

« À coup sûr, je retrouve des insultes ou des commentaires virulents sous les vidéos que je poste sur TikTok. Parfois, j’essaie de leur répondre, mais souvent la personne n’est pas là pour avoir un échange. Ça m’arrive d’avoir une boule au ventre quand je fais de nouveaux posts, car je sais que je vais recevoir ce type de message pendant plusieurs jours, voire semaines. Mais je continue à défendre mes idées. »

Ces commentaires réguliers alimentent un sentiment de lassitude. Comme de nombreuses féministes, elle passe beaucoup de temps à se renseigner, discuter, faire de la pédagogie… À son échelle, elle considère que les enseignes de jouets ont encore du chemin à faire pour rendre leurs rayons moins sexistes, notamment sur le packaging et le conseil. « Ça ne se limite pas à sortir une gamme non genrée perdue au milieu des boites roses et bleues ». En dehors des boutiques de jouets, elle note des évolutions sur la manière de percevoir les genres. « J’ai l’impression qu’on a beaucoup avancé sur le fait que les femmes peuvent être fortes, courageuses… Par contre, accepter qu’un garçon puisse être sensible, coquet, puisse avoir peur… C’est encore difficile et c’est sûrement le prochain challenge. »


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