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Boudés par les jeunes, les cabinets de médecins libéraux cherchent des successeurs

C’est une tendance lourde et durable. Les jeunes médecins ont moins tendance à vouloir s’implanter dans un cabinet libéral. Alors qu’une grève est prévue entre le 24 et le 31 décembre, une quinzaine de médecins généralistes dans la CUS cherchent un successeur. L’activité libérale est devenue moins rémunératrice et sa pratique moins prisée par les nouveaux venus. 

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Boudés par les jeunes, les cabinets de médecins libéraux cherchent des successeurs

Les jeunes sont moins attirés par la médecine libérale (Photo Waldo Jaquith/ Flickr/cc)
Les jeunes sont moins attirés par la médecine libérale. (Photo Waldo Jaquith/ Flickr/cc)

Plus, mais moins. Le nombre de médecins généralistes augmente (de 102 140 en 2014 contre 101 803 l’année précédente), mais ceux qui exercent dans le domaine en libéral baisse (de 63 595 à 62 986 généralistes en un an). Voilà comment les chiffres résument froidement une tendance nationale : les jeunes médecins sont de plus en plus réticents à ouvrir leur propre cabinet. L’Alsace et la région de Strasbourg ne sont pas exemptés. D’après l’Union régionale pour la médecine libérale d’Alsace (URML), seuls 4,3% des médecins libéraux dans la région ont moins de 40 ans. Dans le même temps, avec une population qui augmente et vieillit, les besoins, eux, sont en augmentation.

La loi de Santé, qui sera examinée par le Parlement à partir de janvier inquiète aussi les médecins libéraux en général, et les généralistes en particulier. En vrac, les reproches sont les suivants :  la vaccination confiée aux pharmaciens et aux sages-femmes, la création du métier d’infirmière clinicienne, le blocage du tarif de la consultation à 23 euros depuis 2011, l’absence de nomenclature pour les consultations complexes, la mise aux normes d’accessibilité des cabinets libéraux ou encore l’obligation de tiers payant généralisé.

Réelle ou fantasmée, derrière ces revendications se cache une crainte de devenir salarié de l’État. Depuis des années, deux visions sont confrontées : celle de la médecine « libérale » qui pose le principe que chacun puisse s’installer où il veut, et la médecine organisée qui exige de réguler son fonctionnement pour que l’accès au soin soit le plus équilibré possible.

L’agenda de Doc Arnica, plein sur trois jours

La baisse des installations en libéral, Doc Arnica, médecin et blogueuse pour Rue89 Strasbourg, l’a constatée à la fois pour elle-même comme pour ses jeunes internes :

« La majorité des internes que j’accueille en stage me disent qu’ils adorent ce que je fais, mais qu’ils préfèrent s’orienter vers des structures où ils seront salariés, pour environ 4 000€ par mois comme des centres de soins, des hospices ou des centres pour handicapés. D’une certaine manière, je les comprends. On fait ce métier pour soigner. Le secrétariat ou la comptabilité, ça les gave. Tous ne se sentent pas de faire 55 heures par semaine pour avoir une bonne situation. À titre personnel, j’ai vu mes charges passer de 30% à 50% du chiffre d’affaires en 20 ans. Pour récupérer le tiers-payant, je dois courir derrière 650 mutuelles différentes. »

Doc Arnica, qui a fait grève pour la première fois de sa vie avec l’ensemble des professions libérales en octobre, poursuit :

« Le prix des consultations en secteur 1 (90% des médecins généralistes, ndlr) n’ont pas été réévaluées. À 23€, on se retrouve avec le tarif de loin le plus bas de l’OCDE. Cela peut pousser à réaliser un maximum de consultations. Les spécialistes, eux, peuvent continuer les dépassements d’honoraires. Je ne me plains pas outre-mesure, car il y a des situations bien plus difficiles que les nôtres en France, mais il est plus difficile d’ouvrir son cabinet que par le passé et l’exercice est moins rémunérateur. Aujourd’hui, on arrive dans une situation où il y a plus de médecins par habitant à la campagne qu’à Strasbourg. »

Les jeunes, moins attirés par les libertés que leurs aînés ont tant aimé

Résultat, son agenda de rendez-vous est complet sur trois jours. Pas l’idéal quand certaines maladies nécessitent de voir le médecin traitant dans la journée. Elle a depuis laissé une demie-journée sans rendez-vous. Une situation qui reste rare pour le président du Conseil de l’Ordre des médecins, Jean-Marie Letzelter. D’autres secteurs du département connaissent une situation plus critique :

« Strasbourg n’est pas encore en manque de médecin, même s’il existe des disparités entre le centre-ville et d’autres quartiers. La vallée de Schirmeck, Sarre-Union et de Lauterbourg commencent eux à être plus menacés, car plusieurs médecins partent à la retraite sans avoir de remplaçant. Nous essayons de motiver les jeunes à s’installer là-bas, en leur expliquant que c’est l’assurance d’avoir une clientèle fournie dès le début. Mais c’est justement cette surcharge dès le début qui peut en décourager certains. »

Les zones qui manquent de médecins généralistes en Alsace d'après l'Agence régionale de santé (document ARS)
Les zones qui manquent de médecins généralistes en Alsace d’après l’Agence régionale de santé (document ARS)

Une quinzaine de médecins cherchent un successeur

Dans la CUS, une quinzaine de médecins ne trouvent pas du successeur actuellement. Au-délà des difficultés administratives, voir financières, il explique aussi cette réticence à s’installer à son compte par une différence culturelle avec les jeunes générations :

« Les jeunes s’orientent de plus en plus vers les structures où ils sont salariés ou vers les remplacements. Leur attitude reflète un changement du rapport au travail qui est assez général à la société. Beaucoup veulent se contenter d’exercer de 8h à 18h en semaine, alors qu’être médecin, c’est 24h/24, sept jours sur sept et 365 jours par an ».

Pour le vice-président du syndicat des internes en médecine d’Alsace, Alexis Ricoeur, ceux qui veulent tenter l’aventure libérale se tournent dans un premier temps vers les remplacements pour plusieurs raisons :

« Strasbourg reste une ville attractive, à la fois par son hôpital civil qui permet de travailler auprès de confrères prestigieux et car il s’agit d’une grande ville. S’il y a plus de médecins en dehors de la ville, cela s’explique par une campagne alsacienne agréable, dynamique et proche de la ville. La question de démarrer sa structure se pose pour tous les internes. Au début, beaucoup s’orientent vers les remplacements, car cela permet une phase d’observation, de savoir si cela convient ou non, de voir où on a envie de travailler. C’est aussi une nécessité pour certains, car ouvrir son cabinet, seul ou à plusieurs, représente un investissement lourd financièrement et en temps, qui plus est assez définitif. »

Reprendre une clientèle peut coûter 100 000€

Car en plus des locaux ou du matériel, une clientèle s’achète. Le barème de référence est de 25 à 50% de la moyenne du chiffre d’affaire des trois dernières années. Cela peut se chiffrer à 100 000€, voire plus. L’organisme de diffusion d’offre de reprise d’activité Média Santé conseille aux jeunes médecins de dépenser entre 20 et 25% du chiffre d’affaire du cabinet, voire 15% après négociation. « Dans certains cas, les ‘patientèles’ sont cédées gratuitement, car c’est le seul moyen pour que les habitants continuent d’avoir un médecin à proximité, comme l’offre est plus forte que la demande », indique une responsable.

Les remplacements, ce médecin strasbourgeois en a connu pendant 14 ans. Un style de vie nomade qu’il a choisi, mais aujourd’hui l’implantation à Strasbourg n’est pas si facile :

« L’avantage avec ce métier, c’est qu’il y a toujours du boulot. J’avais l’habitude de faire des remplacements environ six mois dans l’année, avec des grosses journées de travail. C’était une manière de ne pas avoir de contraintes. Je pouvais me permettre ce mode de vie, car je ne suis pas quelqu’un d’exigeant financièrement et j’avais d’autres intérêts comme des engagements associatifs, des voyages ou des sorties. Aujourd’hui, alors que je cherche à m’installer, je m’aperçois qu’il y a beaucoup de normes et même dans des quartiers comme l’Esplanade, cela n’est pas facile de trouver des locaux adaptés aux handicapés par exemple. »

Engagement social contre structure équipée dans les quartiers

Les lois, les normes, les remboursements… Les griefs de certains médecins s’adressent plutôt aux décideurs nationaux et les loyers en ville seront toujours plus élevés qu’à la campagne. La Ville de Strasbourg peut-elle faire quelque chose pour assurer à ses habitants d’avoir un accès aux soins ? À partir de 2010, la mairie a construit des Maisons urbaines de santé dans les quartiers du Neuhof, de la Cité de l’Ill et de Hautepierre, et bientôt à Cronenbourg et au Port-du-Rhin, louées par CUS Habitat.

Ces établissements regroupent plusieurs professionnels de la santé (des médecins, mais aussi des infirmiers, des orthophonistes ou des kinésithérapeutes) en un seul lieu où ils exercent tous une activité libérale et coordonnée. En France, elles correspondent à 10 à 15% des soins, mais avec seulement 7 structures, l’Alsace est à la traîne. L’adjoint au maire à la santé publique, Alexandre Feltz, lui-même médecin généraliste en libéral, explique la démarche :

« La médecine à l’ancienne, chacun dans son coin, c’est terminé. Le constat c’est qu’il y a beaucoup de cabinets dans le centre-ville, mais peu en périphérie, dans les quartiers populaires. Les Maisons urbaines de santé doivent répondre en partie à ce problème. Dans ce lieu, les démarches administratives sont centralisées et les locaux neufs parfaitement adéquats à la pratique de la médecine, bien plus que les cabinets strasbourgeois qui sont en fait des appartements privés et où l’accueil des handicapés, obligatoire en 2017, est impossible. Le loyer est équivalent à celui trouvé dans le privé, mais les bâtiments sont plus adaptés et spacieux. Pour en bénéficier, les praticiens formulent un projet de santé que l’Agence régionale de santé (ARS) doit valider (ici, un résumé de celui de la Maison de Santé du Neuhof). Pour être acceptés, ces projets doivent avoir une dimension sociale, comme par exemple proposer le tiers-payant. À Strasbourg, les locataires participent à des projets mis en place par la Ville comme sport sur ordonnance (comme 150 médecins) ou la détection de l’obésité précoce, plus forte en Alsace que dans le reste de la France. Les priorités sont fixées par un contrat local de santé, mais elles peuvent varier d’un quartier à un autre. »

L’ARS et la Fédération des Maisons de Santé accompagnent éventuellement le projet financièrement. Pour quelques internes en médecine générale présents aux assises de l’URML-Alsace vendredi 17 octobre, la solution est « attirante sur le papier ». Un jeune est plus réservé :

« Je pense que c’est surtout un avantage pour le patient qui a un lieu unique sans que cela soit l’hôpital. Pour le médecin, cela implique d’autres aménagements comme de la concertation, de la coordination et surtout de bien s’entendre avec les autres professionnels de la santé avec qui on s’installe. »

Les Maisons de Santé ne doivent pas supplanter la médecine libérale, mais la compléter. À l’Ordre, Jean-Marie Letzelter indique encore manquer de recul sur ce type de dispositif encore récent, mais il trouve que « c’est une piste pour répondre au découragement des jeunes médecins à s’installer en libéral ». Premiers bilans dans quelques années.


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