« Je suis victime et fautif. » Jeudi 23 août, en fin d’après midi, Kerfalla Sissoko attend devant l’entrée de la ligue du Grand Est de football amateur à Strasbourg (LAFA). Il s’apprête à raconter une seconde fois son passage à tabac pendant un match entre l’AS Benfeld et l’AS Mackenheim. Tout comme deux de ses agresseurs, le footballeur a été condamné à dix matchs de suspension par le district d’Alsace de la Ligue de football amateur du Grand-Est.
Les deux clubs ont fait appel des sanctions prononcées lors de deux procédures en première instance. L’AS Benfeld conteste les dix matchs de suspension décidés contre ses joueurs agressés et ceux de l’AS Mackenheim lors d’une procédure disciplinaire. L’AS Mackenheim souhaite de son côté éviter l’interdiction de jouer quatre matchs à domicile et à moins de 30 kilomètres du village, prononcée lors d’une délibération sur l’envahissement du terrain. Le caractère raciste des agressions n’a pas été retenu par la LAFA.
Les auteurs de l’agression sont absents
Il est 18h. Une vingtaine de personnes entrent dans la salle aux murs blancs et à la lumière froide. Face aux six membres du jury de la LAFA, le président et deux joueurs de l’AS Benfeld, deux dirigeants de l’AS Mackenheim, leur avocat et le maire du village s’apprêtent à témoigner. Les auteurs de l’agression sont absents. Au fond de la salle, plusieurs membres des collectifs antiracistes Ubuntu et D’Ailleurs Nous Sommes d’Ici. La directrice de la Maison des Adolescents, Delphine Rideau, prend aussi des notes de l’audience.
Gérard Baumann, membre du jury, précise d’emblée : « Le dossier a été repris dans sa totalité. » L’audition peut commencer. Jean-Luc Dietrich, président de l’AS Benfeld, décrit les « tensions dès le début du match » et un déchaînement de violence soudain, en fin de première mi-temps. « Ce sont seulement les joueurs d’origine africaine qui ont été frappés », rappelle-t-il. Avant de conclure :
« Je veux que mes joueurs soient réhabilités. Ils ne sont pas violents. Kerfalla Sissoko n’avait jamais reçu de carton rouge avant ce match. »
« Le match continuait. Je criais »
La première victime s’exprime. Kerfalla Sissoko ne se rappelle pas les éléments contenus dans le certificat médical : la fracture ouverte au niveau de la tempe, le traumatisme crânien, les trois autres fractures ouvertes d’une pommette et la mâchoire déplacée. Il raconte cette scène :
« J’ai reçu le premier coup au visage. J’étais au sol et le match continuait. Je criais. Ensuite plusieurs joueurs et supporteurs ont continué de me frapper et je suis tombé dans les pommes. »
Dans le jury, Thierry Meyer, ancien joueur de football, s’interroge à haute voix :
« Je n’arrive pas à comprendre que ça éclate d’un coup comme ça. À mon avis, quelque chose s’est passé en amont. »
« Retourne dans ta cambrousse »
Le membre du jury ne trouve pas les raisons de cette violence dans l’enjeu du match, qui n’avait plus d’implication pour le classement de l’AS Benfeld. Pour Jean-Michel Dietrich, le seul objectif qu’il restait à son club était de remporter le prix du fair-play. Car l’AS Benfeld n’a reçu aucun carton rouge de toute la saison. Du côté de l’AS Mackenheim, les footballeurs jouaient la montée en division supérieure. Mais le président du club, Philippe Jehl, rappelle le score : « On gagnait 1 à 0. » Sous-entendu : aucune raison que le match ne dégénère.
Pendant une dizaine de minutes, le jury cherche à savoir si des insultes racistes ont été proférées pendant le match. On n’a rien entendu du côté de l’AS Mackenheim. Le président de l’AS Benfeld non plus. Mais il rapporte le témoignage de la secrétaire du club. Elle affirme avoir entendu « Retourne dans ta cambrousse. »
« J’ai été frappé en plein visage ! »
Le président de l’AS Mackenheim préfère dénoncer « l’agressivité de Sissoko ». Selon lui, il est le responsable des tensions puis du premier coup porté. Le joueur de Benfeld est questionné par le jury : « Avez-vous, oui ou non, porté des coups pendant cette rencontre ? » Le footballeur se défend : « J’ai été frappé le premier, en plein visage ! ». La question est répétée à plusieurs reprises. Le footballeur invoque la légitime défense.
S’ensuivent deux longs plaidoyers. L’avocat du président de l’AS Mackenheim, Me Grégoire Mehl, demande au jury de réduire l’interdiction de matchs à domicile : « Délocaliser quatre matchs dans un rayon de 30 kilomètres va avoir une incidence financière importante pour le club. » Le maire de Mackenheim, Jean-Claude Spielmann, défend sa commune de toute forme de racisme. Il égrène les initiatives locales, entre l’accueil d’une famille de réfugiés et les cours de français donnés à des étrangers.
« On me parle comme si j’étais le fautif »
L’audition touche à sa fin. La tension monte. Takoba Tchouta, du collectif Ubuntu, demande la parole. Il regrette de ne pas avoir pu s’exprimer. Le jury rétorque qu’il n’a fait aucune demande en ce sens et clôt les débats malgré les plaintes de plusieurs membres associatifs.
À la sortie, Kerfalla Sissoko a le regard dans le vide. Son ressenti ?
« On me parle toujours comme si j’étais le fautif… » Il continue, l’air grave : « Si j’étais mort pendant ce match. La ligue de foot aurait fait un match en hommage à Kerfalla. Mais je suis vivant, alors ils ferment les yeux face à cette agression raciste. »
Antonio Gomez, du collectif D’ailleurs Nous Sommes d’Ici, n’imagine pas un revirement des instances sportives :
« Pourquoi les trois seuls joueurs noirs ont été agressés ? La question ne s’est pas posée pendant l’audience. »
Un tournoi de football pour sensibiliser à la problématique du racisme devrait avoir lieu en octobre. Avec le collectif Ubuntu, Kerfalla Sissoko voudrait diffuser une charte dans le football alsacien : en la signant, les clubs s’engageraient à dénoncer et condamner les actes racistes autour du ballon rond. La ligue du Grand Est de football à Strasbourg rendra sa décision en fin de semaine suivante.
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