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À Meisenthal, ARToPie comme lieu des possibles artistiques

Vosges alternatives, notre série d’été sur la vie militante en zone rurale (3/8) – Depuis plus de 20 ans, l’association ARToPie agite les Vosges du Nord. Installé dans une ancienne fabrique de couverts à Meisenthal, cet espace autogéré dédié à la création accueille des artistes en résidence et participe à la transformation du Bitcherland.

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À Meisenthal, ARToPie comme lieu des possibles artistiques

La vue a tout d’une carte postale. Petit bourg de 700 habitants, encadré par les collines boisées des Vosges du Nord, Meisenthal se situe à une heure de voiture de Strasbourg, en Moselle. L’isolement des lieux fera préférer la voiture au train pour les visites occasionnelles.

En descendant la route serpentant vers le centre, un bâtiment s’impose au regard : celui de l’ancienne verrerie fermée à la fin des années 1960. Il accueille aujourd’hui le Centre international d’art verrier (CIAV), dont les boules de Noël font la renommée de la commune, ainsi que la Halle verrière, une salle de concert connue dans toute la région. Au cœur du village, à l’ombre des hauts murs de cette immense halle, un bâtiment d’apparence insignifiant. Sur son mur, sept lettres colorées tranchent avec la verdure environnante : ARToPie.

Le village de Meisenthal, en Moselle, situé à 70 km environ au nord-ouest de Strasbourg. Photo : AL / Rue89 Strasbourg

Un tiers lieu associatif autogéré

Centre de création artistique porté par l’association du même nom, ARToPie accueille des artistes de passage. En échange d’une somme modique et d’un peu de participation à la vie du lieu, musiciens, plasticiens et comédiens peuvent venir travailler ici. Profiter, au calme, des 2 000 m² d’espace et du matériel mis à disposition par l’association.

Ils sont une vingtaine en cette semaine du mois de juillet. Ici, une comédienne travaillant son texte, là, un musicien enchaînant quelques accords. Plus rarement, on croise un bénévole de l’association. Les artistes s’organisent librement. « On s’approprie un cadre qui est devenu familier », témoigne Claire Robert, membre du groupe de chants traditionnels À Hue et à Dia, habitué d’ARToPie. « En fin de répétition, on va donner un coup de main pour le ménage, même pour des choses qui ne nous concernent pas. » Et une autre membre du groupe, Alexandrine Guedron, de poursuivre : « On fait notre cuisine, on s’installe. Il y a quelque chose de très familial ici. »

« Un lieu propice à travailler »

Elsa Chomienne, scénographe en résidence avec le collectif Même Acabit, fait le même constat : « On se sent un peu comme chez nous quand on arrive, c’est propice à travailler dans de bonnes conditions. »

Installée dans un atelier au rez-de-chaussée, elle fabrique un masque pour une prochaine performance. Sans lever le nez de son ouvrage, Elsa reprend : « Ce côté très alternatif est plus adapté à ma façon de travailler. Dans des contextes institutionnels, on doit se plier à plus de contraintes. »

Venues de Strasbourg, les trois membres du collectif d’arts visuels vivent dans les étages du bâtiment pendant leur semaine de résidence. Seul un escalier et quelques portes séparent l’atelier de l’espace d’habitation. En haut, plusieurs chambres, des dortoirs collectifs, un salon, une cuisine et une salle de bain. Sans le grand tableau récapitulatif de l’occupation des chambres, et la tirelire « prix libre » pour la machine à laver, on pourrait se croire dans n’importe quelle colocation strasbourgeoise.

« On peut créer notre propre politique »

Simon Perot est membre du conseil d’administration d’ARToPie. Verrier de profession, il est arrivé à Meisenthal « à cause de Stéphane Bern qui tournait un téléfilm, un peu nul, dans l’univers des verreries. » Il travaille un temps au CIAV avant de découvrir le centre de création artistique. Séduit par la dynamique du lieu, il s’engage comme bénévole : « Tu files des coups de mains, puis on te demande de faire ci ou ça parce que tu connais. Et au bout de trois mois, on m’a proposé d’intégrer le CA. »

Il décrit le fonctionnement de la structure reposant sur le bénévolat : comment de l’envie d’un adhérent naît un nouveau projet collectif, ou encore les discussions sans fin sur l’organisation.

« On ne vote quasiment jamais. Le vote, c’est presque un échec, c’est que l’on n’a pas trouvé une solution en discutant. »

Simon raconte aussi comment, il y a deux ans, le seul salarié a donné sa démission. « Il se trouvait dans une position où on pouvait le voir comme un chef. Une situation en contradiction avec l’idéal d’autogestion. » Une fois l’unique salarié redevenu bénévole, les Artopiens décident de ne pas le remplacer. Renforçant de fait l’indépendance de la structure.

« En dehors du salariat, on a peu de charges. On ne dépend donc pas de subventions. Ainsi, nous ne sommes pas tributaires de la politique locale, on peut créer notre propre politique. »

Simon Perot, verrier et membre du CA d’ARToPie. (Photo AL / Rue89 Strasbourg).

Meisenthal calling

Au début des années 2000, le site est encore en friche. Salariée du mouvement d’éducation populaire Culture et Liberté, Anabelle Senger anime une troupe de théâtre. « Il nous fallait un lieu, et les municipalités n’étaient pas chaudes pour nous aider, parce qu’on était un peu les gauchos de service », se souvient Stéphane Kouvert, ancien salarié de Culture et liberté.

Une rencontre fera naître ARToPie : celle d’Anabelle et du sculpteur Stephan Balkenhol. La star de l’art contemporain est séduite tant par la jeune femme, que par son projet de créer un lieu alternatif à l’interface des arts et de l’éducation populaire. « Un soir, ma frangine m’appelle et me dit : ”On vient de voir un endroit, c’est dingue. Vient tout de suite le visiter.” On a visité toutes les deux, de nuit à la lampe torche. Le lendemain, ils l’ont acheté », témoigne la sœur d’Anabelle, Céline Senger, membre du CA d’ARToPie.

Le sculpteur devient propriétaire de l’ancienne orfèvrerie, ARToPie est née, nous sommes en 2002. 21 ans plus tard, malgré le décès d’Anabelle, le projet reste le même.

« On était dans cette idée de transmettre un savoir, que les gens deviennent autonomes, aient un sens critique, agissent par eux-mêmes. Il y a toujours ce même esprit. »

Un lourd passé de contre-culture dans le Bitcherland

À sa création, le tiers lieu ne s’installe pas sur une terre vierge d’expérimentations. Le Bitcherland possède déjà une histoire riche de contre-culture. « Le premier truc que j’ai appris ado, c’est courir ! », raconte Lucien Hullar, dit Lulu, qui se décrit volontiers comme « le premier punk de la région ».

Courir pour quoi ? « Pour fuir la violence. » Bandana à têtes de mort sur le crâne, il raconte les bagarres dantesques entre villages et sa rencontre avec le rock, dans un look épingle à nourrice et perfecto. Avec quelques amis, ils organisent des concerts à la fin des années 70. La Mano Negra, Parabellum… Autant de groupes pour lesquels il faudra « pousser les murs » des foyers de jeunes. L’initiative fait des petits et pendant les années 80 et 90 toutes les vallées résonnent aux sons des guitares saturées. « Je retrouve cette dynamique ici. »

Pour Stéphane Kouvert, le passé industriel de la région a, lui aussi, constitué un terreau fertile pour les alternatives.

« À l’époque, les ouvriers allaient à l’usine en journée et travaillaient le soir dans les champs. Ils ne pouvaient s’en sortir qu’avec une grosse solidarité. Quand ces industries ont décliné, ça a poussé les gens à se serrer les coudes. Ils se disaient qu’il fallait faire autrement et ensemble. »

Du lien social pour les gens de tous milieux

Le jeudi à ARToPie, c’est jour de marché. Dans la cour, une foule nombreuse se presse devant les étals. De la viande crépite sur un barbecue. Dans un coin, deux mamies se racontent les derniers potins du village. Malicieuses. Derrière la buvette, Daniel Maréchal, un bénévole, observe l’affluence : « Ici, on crée du lien social, il y a des gens de tous les milieux. » À côté, ses courses en main, Céline Senger commente :

« Au début, on était vus comme des extraterrestres parce qu’on créait un lieu alternatif. Ça s’est vraiment ouvert aux habitants de Meisenthal avec le marché. »

Elle raconte la peur de l’entre-soi. Les ateliers organisés pour les gamins du village, les concerts, les fêtes populaires… Toutes les initiatives destinées à faire tomber le mur invisible séparant villageois et Artopiens. Après 20 ans d’efforts, en observant les habitants, les bénévoles et les artistes se mélanger, Céline se dit qu’ils y sont finalement arrivés.

« Le piège Meisenthal »

Dans le village, une expression circule : « le piège Meisenthal ». Elle désigne ces gens qui viennent et ne repartent pas. Trait d’humour pour taquiner les résidents de passage, l’expression n’est pas sans fondement. Pour s’en rendre compte, il faut remonter la rue de Bitche. Sur la boîte aux lettres de l’imposante bâtisse qui domine le village, un nom : association Bitchissime. C’est là.

En 2021, douze personnes achètent collectivement l’ancienne miroiterie pour créer un lieu d’habitation et des ateliers d’artistes. La proximité avec ARToPie devient évidente quand Simon Perot nous ouvre la porte du chalet du Saupferch. « Ça faisait un moment que l’on rêvait de trouver un endroit pour installer nos ateliers de manière pérenne. » Si la partie habitation est terminée, il faut encore un peu d’imagination pour visualiser les futurs ateliers. « Ici, on va faire un labo de sérigraphie. Là, je vais installer mon four », détaille le verrier en serpentant entre les outils qui encombrent l’espace.

« L’idée, c’est vraiment de s’inscrire dans une complémentarité d’ARToPie. Pour l’instant, on n’est pas à même de le faire, car les ateliers sont encore en travaux. »

Depuis le balcon du chalet, Simon observe la vallée. Du doigt, il désigne un petit bâtiment en contrebas. « Là-bas, c’est ARToPie. » Autour, le village de Meisenthal. Paisible en cette fin d’après midi.

« L’autre jour, Arnaud qui est punk s’est fait prendre en stop par une petite mamie. Quand il lui a demandé si elle avait peur, elle lui a répondu : ”C’est toi qui devrais, tu ne sais pas comment je conduis !” C’est des trucs incroyables, ça n’arrive qu’à Meisenthal. Pour moi, il y a une vraie transformation dans le fait qu’aujourd’hui les gens s’écoutent. »

Avec tous ces artistes de passage, les gens du village se sont habitués à l’inhabituel.


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