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« Les mesures sanitaires à l’usine, c’est du cinéma » : des métallurgistes témoignent

La branche du Medef de la métallurgie plaide pour que l’activité reprenne dans le secteur. Elle estime que la réorganisation du travail, notamment par le biais des mesures barrières, permet aux ouvriers d’exercer en toute sécurité. Des métallurgistes livrent leur expérience de l’usine à Rue89 Strasbourg. Pour eux, impossible de garantir la sécurité sanitaire aux postes de travail.

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« Les mesures sanitaires à l’usine, c’est du cinéma » : des métallurgistes témoignent

Philippe Darmayan, président de l’UIMM, l’union patronale des industries de la métallurgie et branche influente du Medef, annonçait dès le 11 avril : « Nous sommes prêts à organiser le travail pour que les 1,5 million de salariés de notre secteur soient en sécurité, rassurés et confortables. »

Richard (prénom modifié), salarié de l’entreprise Schaeffler à Haguenau, qui fabrique des pièces pour l’industrie automobile allemande, n’est pas de cet avis :

« Les mesures sanitaires à l’usine, c’est du cinéma ! Dans les faits, le virus se propage entre nous. »

Selon un délégué syndical de la CGT Schaeffler, fin avril, sur les 2 000 salariés, au moins 55 personnes ont été contaminées, dont certaines placées en quarantaine avec des symptômes conséquents. Au même moment, l’une d’entre elles vient tout juste de sortir d’un service de réanimation.

Malgré la crise sanitaire liée au Covid-19, début mai, en Alsace comme dans toute la France, la majorité des sociétés de la branche de la métallurgie, qui pèse plus de 350 milliards d’euros de chiffre d’affaires, reprennent leur activité. Amar Ladraa, responsable régional de la CGT métallurgie dans le Grand Est, rend compte des témoignages qu’il recueille :

« Des salariés se rendent au travail en ayant peur pour leur vie ou avec la crainte de contaminer leurs proches. Les mesures sanitaires dans les entreprises servent essentiellement à déresponsabiliser les employeurs. La réalité du travail à l’usine ne permet pas d’empêcher la propagation du virus avec ces mesures. De toute façon, si la sécurité était vraiment un enjeu, les ouvriers seraient restés confinés, d’autant plus que la plupart des productions ne sont absolument pas essentielles. »

« Impossible de poursuivre l’activité sans exposer les ouvriers à des risques »

Le groupe allemand Schaeffler a réalisé un chiffre d’affaire de 14,4 milliards d’euros en 2019. Suite à l’annonce du confinement le 16 mars, les salariés ont pu continuer à travailler sur la base du volontariat pendant huit jours, puis la reprise pour tous les ouvriers a été obligatoire.

Après plus d’un mois d’activité en pleine pandémie, le constat est clair pour Richard :

« Tout au long de mes journées à l’usine, je suis régulièrement au contact d’autres personnes. Le risque zéro n’existe pas. C’est impossible de poursuivre sans s’exposer. »

Sur ce site industriel, selon un délégué syndicale de la CGT, seuls les ouvriers sont présents, et quelques personnes de la direction :

« 307 salariés peuvent continuer leur activité en télétravail. Le 4 mai, environ 650 personnes ont travaillé sur le site, ce chiffre augmente tous les jours. Les 1 000 autres personnes sont en arrêt maladie, en garde d’enfant ou en chômage partiel, mais nous n’avons pas la proportion exacte. »

Contactée, la direction de Schaeffler n’a pas souhaité répondre à nos demandes d’explications et de précisions.

Certains ouvriers obligatoirement côte à côte

Pour limiter les contacts entre les ouvriers, l’entreprise a ajusté les plannings pour que ceux-ci se croisent moins lorsqu’ils se rendent sur leur poste de travail. Mais selon le syndicat, pendant leur activité, la proximité entre les ouvriers, qui dépend des postes, ne peut pas être modifiée malgré la crise sanitaire :

« Certains peuvent rester à trois mètres les uns des autres. Mais d’autres se retrouvent souvent à 1 mètre voire 50 centimètres. D’autres peuvent être côte à côte à trois devant des ordinateurs. »

Ces propos sont corroborés par des photos que Richard a fourni à Rue89 Strasbourg. Elles ne sont pas diffusées pour protéger son anonymat.

Selon l’expérience de terrain d’ouvriers de plusieurs entreprises de métallurgie dans la région, le travail à l’usine est incompatible avec une réelle sécurité sanitaire en ces temps de pandémie. (Photo Anamul Rezwan / Pexel / cc)

Dans cette usine, les ouvriers ont reçu tous les jours un masque FFP2 périmé depuis 2009 jusqu’au 21 avril. À cette date, chaque ouvrier a reçu un pack de 5 masques, d’une efficacité de 4 heures et utilisables 50 fois grâce à des lavages à 90 degrés. Richard avoue qu’il ne les porte plus en permanence, comme il est censé le faire, parce que « ses poumons le brûlaient le soir après ses journées de travail avec un masque. »

Selon la CGT du secteur de la métallurgie, certaines mesures sanitaires, comme le port du masque ou le maintien des distances de sécurité, sont inadaptées à l’activité de nombreux ouvriers. Richard attire aussi l’attention sur la pause de midi : « Au réfectoire, une chaise sur deux est condamnée, mais nous sommes tout de même proches les uns des autres, à 1 mètre en diagonale environ. »

Chez Stocko, la menace de sanctions disciplinaires si des mesures sanitaires ne sont pas respectées

L’activité a repris depuis plusieurs semaines du côté de l’entreprise Stocko à Andlau, où environ 200 ouvriers fabriquent des pièces aussi destinées en grande partie à l’industrie automobile. Du haut de ses 30 ans d’ancienneté dans l’entreprise, Dominique (son prénom a été modifié) explique que « toute la journée, il utilise des outils qui passent de main en main, alors que certains salariés sont probablement contaminés. »

Pour lui, les mesures sanitaires, « en plus d’être peu efficaces et contraignantes, sont même devenues la source d’une grosse pression. » Chez Stocko, les ouvriers ont dû signer une charte à respecter sous peine de sanctions disciplinaires. Ils doivent « s’engager » à respecter une douzaine de mesures comme « 1,50 mètre de distance pendant les pauses, nettoyer les postes de travail ou tousser dans le coude. » Nicolas Vogeliesen, délégué syndical de la CGT chez Stocko se dit « évidemment favorable » à des mesures sanitaires, mais « très opposé à ces sanctions » :

« Là, si on prend du recul, nous sommes tenus de continuer notre activité non essentielle, sans être sûrs de survivre si on est contaminé et en plus, on nous met la pression avec des sanctions supplémentaires. Cette atmosphère est très mal vécue chez nous. On a un collègue qui a complètement déraillé à cause de ça dernièrement, il s’est mis à hurler contre les patrons dans l’usine. Il a été mis à pied immédiatement. »

Une pression « très violente à vivre pour les ouvriers »

Amar Ladraa explique que de nombreux salariés en Alsace se plaignent de la pression des directions pour qu’ils continuent à travailler malgré les risques :

« On demande aux ouvriers de faire un choix entre leur santé et leur emploi. Certains subissent un harcèlement de leur hiérarchie, d’autres témoignent de menaces de licenciement ou d’une surveillance accrue sur leur personne pendant leur temps de travail… Il est probable que des ouvriers viennent travailler même s’ils ont des symptômes, parce qu’ils ont peur des sanctions. Ce genre de pressions vient plus souvent des petites entreprises avec moins d’employés, qui sont peut-être plus susceptibles d’avoir des difficultés économiques en cas d’arrêts de travail. »

Annulation de l’augmentation de salaire chez Schaeffler

Le responsable syndical craint en outre que « la crise sanitaire soit utilisée par le patronat pour mettre en place des conditions de travail plus difficiles, et pour justifier des restrictions salariales. » C’est déjà le cas chez Schaeffler à Haguenau. La négociation annuelle obligatoire avec les syndicats avait aboutit à un accord pour une augmentation de 1,5% du salaire. Finalement, pendant le confinement, la direction a décidé d’annoncer que cette augmentation n’aurait pas lieu, en raison de la crise sanitaire. La CGT Schaeffler estime que « l’entreprise fait pourtant beaucoup de bénéfices, et que le Covid-19 est un prétexte. »

Cette annonce a rendu Richard très amer :

« Non seulement on prend des risques supplémentaires mais en plus, on ne nous valorise pas. Cette crise témoigne du manque de considération de la direction pour les ouvriers comme nous, mais ce sentiment n’est pas nouveau… »


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