La traditionnelle scène ouverte du mardi soir bat son plein aux Savons d’Hélène. Serré autour de la sono, le public du bar est déjà chauffé par les premières prestations. Les conversations s’effacent peu à peu quand monte une voix douce, cristalline. Toute habillée de noir, Mirageuse ferme les yeux, ses longues tresses blondes tombent sur ses épaules. Elle reprend La vie en rose d’Édith Piaf. Le pianiste Fabrice l’accompagne de son doigté subtil, esquissant un large sourire. La jeune artiste est une figure familière des scènes ouvertes strasbourgeoises. Ce soir elle chante, mais il n’est pas rare de la voir rapper lors des soirées de Hip-Hop from Elsass à la Péniche Mécanique ou de Scratchy et La Sauce à la Planque.

« J’ai l’habitude de ne pas me sentir à ma place »
Marina Berthely Saha, ou Mirageuse, est née en Guadeloupe. C’est là-bas, à l’église du Moule, qu’elle commence à chanter. Elle arrive en Alsace à l’âge de neuf ans, à Lièpvre puis Colmar. « Mon père, ouvrier soudeur, a été muté en métropole. On était la seule famille noire du coin. On nous dévisageait comme des ovnis », se souvient-elle, entre amusement et amertume. En tant que femme noire, elle grandit avec cette sensation d’être toujours entre deux feux :
« Aux yeux de certains, je suis loin de l’image d’une vraie Française. J’ai souvent eu le droit à des « Tu viens d’où en Afrique ? », « Nan, mais la Guadeloupe c’est pas vraiment la France ». À l’inverse, en Guadeloupe, je ne suis pas considérée comme une vraie Antillaise. Je m’habille et je parle comme les Français de métropole. Je ne parle pas créole, et on me le fait remarquer. Ne pas me sentir à ma place, j’ai l’habitude. »
À 29 ans, elle en rit aujourd’hui, presque par réflexe. Ces épreuves ont renforcé ses convictions afroféministes. Mais dans ses textes, cette douleur revient comme une cicatrice qui ne s’est jamais vraiment refermée.
La musique comme miroir
C’est dans la musique que ces failles trouvent un écho. Son nom de scène, Mirageuse, en dit beaucoup sur les tensions qui la traversent. « Mirage » pour les multiples façons dont elle est perçue, « rageuse » pour la colère qu’elle extériorise au micro quand elle rappe. Dans une pièce de son appartement qu’elle a transformé en petit studio, elle compose un morceau. Les néons roses et jaunes se reflètent sur son survêtement blanc. Autour d’elle s’empilent colis de vêtements, câbles audio et matériel de dessin acheté pendant ses années d’études de graphisme.

Dans son titre Entre les deux, produit par Theofilm, elle exprime ce sentiment d’être toujours « le cul entre deux chaises ». Rappeuse mais aussi chanteuse, française mais guadeloupéenne, croyante tout en étant bisexuelle, elle se livre à travers les mesures :
« Je me sens pas à ma place, même si le monde est vaste. Pas assez fille pour eux, nan, pas assez mec pour elles. Parfois entre les deux, le cul entre deux chaises. Pas assez blanche, pas assez noire toujours entre deux feux. »
Dans sa quête d’identité, Mirageuse tente de se rapprocher de son île natale. Son prochain single, Pawol, produit par les Studios d’or, sera entièrement en créole. « Ce son rend très fier mon père et ma mère, se félicite-t-elle, plus jeune, ça ne m’intéressait pas d’apprendre la langue. Mais plus je grandis, plus je comprends qu’il faut que j’assume toutes les facettes de ma personnalité. Je m’approprie enfin cette part antillaise. »
Refuser de choisir
Dans son studio, elle passe la soirée à peaufiner son morceau. Sa quête d’identité passe aussi beaucoup par la foi, héritée de son éducation adventiste, un courant du protestantisme. Mais s’intégrer dans une communauté religieuse n’est pas simple, à tel point que depuis quelque temps, elle a cessé d’aller à l’église :
« Dans la communauté religieuse que je fréquentais, on m’a dit que ceux et celles qui assument pleinement leur homosexualité ne pourront pas être des membres à part entière. »

Elle vit cette tension sans chercher à la gommer. Dans ses textes, elle la transforme en force. « Et quand je danse seule dans le noir, je peux être les deux », écrit-elle. Dans l’intimité, loin du regard des autres, elle s’autorise à être multiple : « Désormais, j’essaye à tout prix de me détacher du jugement. »
Le rêve européen de KYA Universe
À quelques kilomètres de là, dans un ancien bâtiment industriel reconverti en studio, une autre voix s’élève. Derrière la vitre d’une cabine d’enregistrement, KYA Universe, toute vêtue de cuir, ajuste son casque. Elle prend soin de ne pas abîmer sa coupe impeccable. Elle aussi connaît bien les scènes de la ville. Face au micro, elle reprend une phrase, la corrige, recommence. « Je cherche toujours la bonne formule. J’expérimente pour trouver le truc qui sonne juste », explique-t-elle. De l’autre côté de la vitre, l’ingé son reste concentré sur ses écrans. C’est derrière ces briques rouges qu’elle a sorti son premier projet en 2022, aidée par le label Facctory qui gère le studio.

Karla Monowicz Abega, KYA Universe pour le nom d’artiste, a connu une autre forme de décalage. Elle arrive en France en 2011, à quinze ans, quittant le Cameroun avec le rêve d’Europe en tête :
« Là-bas, on a grandi avec MTV et les clips américains. Moi, je voulais être une star à la Rihanna. Elle qui a quitté la Barbade à 15 ans pour suivre son rêve. Il y a une idéalisation de l’Occident dans la société camerounaise. On pensait qu’aller en Mbeng, en Europe, c’était atteindre le paradis. »
« Quand j’ai revu ma mère au Cameroun en 2023, ce n’était plus tout à fait la dame qui m’a dit au revoir dix ans plus tôt à Paris.«
Karla Monowicz Abega, ou KYA Universe
Arrivée en banlieue parisienne, à Corbeil-Essonnes (91), elle déchante rapidement. Jusqu’en 2019, elle se heurte au mur de l’administration française et n’est pas régularisée. En 2016, elle débarque à Strasbourg pour suivre des études d’art et de graphisme. Ses revenus se limitent à quelques aides et petits boulots. Bloquée par les procédures administratives pour obtenir un titre de séjour, elle ne revoit pas ses parents et son grand frère pendant dix ans :
« Je recevais des photos d’eux sur WhatsApp, mais je voyais mes parents vieillir loin de moi. Quand j’ai revu ma mère au Cameroun en 2023, ce n’était plus tout à fait la dame qui m’a dit au revoir dix ans plus tôt à Paris. C’est dur, ils n’ont pas pu être avec moi quand j’ai obtenu mon diplôme. Ils ne m’ont pas vu grandir. »
Elle obtient le graal en 2019 sous la forme d’un titre de séjour étudiant. Aujourd’hui, à 29 ans, elle travaille en tant que chargée de marketing et communication et vit avec un titre de séjour de salarié.
« Au début, on m’a dit que c’était bizarre »
KYA, c’est le sigle de Karla Yebee Abega. « Yebee », c’est par cette expression que sa mère et sa grand-mère s’appelaient. On retrouve la jeune artiste à la terrasse d’un café près de la station de tram Étoile Bourse. Entre deux gorgées de cappuccino, elle raconte sa vision de la musique dans un français parsemé d’expressions anglaises. La jeune femme a fait du camfranglais son étendard. Ce mélange de français, d’anglais et de langues locales, est avant tout un argot pour se réapproprier les langues imposées par la colonisation. Elle explique :
« Au début, en 2020, on m’a dit que c’était bizarre, qu’on comprenait rien à ce que je racontais. Malgré un manque de confiance en moi, je me suis accrochée. Aujourd’hui, en 2025, je me rends compte que c’est la bonne formule. Beaucoup d’artistes émergent grâce à la mise en avant d’une culture méconnue. Depuis dix ans, les Congolais ont réussi à tout exploser en ramenant la rumba et le lingala dans la musique française. Moi, je veux mettre le Mboa (Cameroun) sur la carte. »

Dans un style musical inspiré du rap, de la pop et du makossa, elle met à l’honneur sa culture d’origine. Sorti en 2023, son album Évasion Stellaire en est l’illustration. Ses thèmes naviguent entre amour, ego-trip et désillusions. Sur scène, celle qui adore faire le show envoie le paquet. En dehors des scènes strasbourgeoises, où elle a déjà croisé Mirageuse, KYA Universe a joué au Palais de Tokyo et rêve de grands festivals.
La fin du « mode survie »
Pour KYA Universe, la stabilisation de sa situation marque un tournant. Après des années passées à courir derrière les papiers et à cumuler les galères, elle dit avoir enfin quitté le « mode survie ». Son retour au Cameroun, en 2023, a aussi été un déclic. « Mes parents m’ont vu comme une femme adulte. Ça m’a fait comprendre que j’avais grandi. La petite Karla qui quittait le pays est loin maintenant. »

L’année dernière, alors qu’elle devait obtenir son master et un CDI pour renouveler son titre de séjour, elle a enregistré seule son single Amants Pyromanes. Désormais salariée et plus apaisée, elle veut prendre le temps :
« Avant, j’étais dans la course, j’avais peur d’être en retard. Maintenant je sais qui je suis, je n’ai plus le syndrome de l’imposteur. Alors je construis ma musique à mon rythme. Début 2026, je compte revenir avec de nouvelles sorties. »
Que ce soit Mirageuse ou KYA Universe, toutes deux partagent ce refus de simplifier leur identité. Leur musique est l’expression de leur complexité assumée. Alors, entre les scènes et studios de Strasbourg, elles continuent de faire entendre leur voix loin des cases toutes faites.



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