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Violences sexuelles à Sciences Po Strasbourg, récit de plusieurs années d’omerta

À travers le mouvement #SciencesPorcs, de nombreux témoignages font état de harcèlement et d’agressions sexuelles au sein des Instituts d’études politiques, parmi lesquels celui de Strasbourg. Comment en sommes-nous arrivés à une telle situation ? Enquête.

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Violences sexuelles à Sciences Po Strasbourg, récit de plusieurs années d’omerta

« Désolée c’est un peu le bordel, j’ai dû rattraper tous les cours que j’ai loupés la semaine dernière. » Loriane Guidal, présidente de l’association Arc en Ci.elles à Sciences Po Strasbourg nous accueille chez elle. Depuis plusieurs jours, le téléphone de cette étudiante de 21 ans n’arrête pas de sonner. Elle enchaîne les rendez-vous avec la direction de l’Institut d’études politiques (IEP) strasbourgeois, contacte les médias et s’attèle à sa priorité : accompagner les victimes qui sollicitent l’association.

Tout a commencé avec la publication le 8 février sur Instagram d’un post d’Anna Toumazoff, militante féministe, du témoignage d’une élève de Sciences Po Toulouse qui aurait été victime d’une agression sexuelle lors d’une soirée d’intégration. La jeune femme a depuis porté plainte et une enquête préliminaire a été ouverte. Quelques jours plus tard, le hashtag #SciencesPorcs créé par Anna Toumazoff, devient viral sur les réseaux sociaux. Depuis, une centaine de témoignages ont été rendus publics, dont une dizaine dénonçant des faits qui se seraient déroulés à Sciences Po Strasbourg.

Post Instagram du compte « memespourcoolkidsfeministes », géré par la féministe Anna Toumazoff, à l’origine du hashtag #SciencesPorcs.

Cette semaine a marqué un tournant décisif, estime Loriane Guidal : « On n’a jamais été soutenues comme on l’est maintenant. » Active dans l’association depuis 2017, elle était jusqu’à présent cantonnée à l’image de la « féministe hystérique » pour une partie des étudiants selon elle.

Désormais, les gens se rendent compte du travail qu’elle et les autres membres du collectif mènent. « Notre mobilisation ne date pas de cette campagne. On est obligées d’être en colère toute l’année » affirme-t-elle avec conviction.

Rassemblement de soutien aux victimes de harcèlements et d’agressions sexuelles devant Sciences Po Strasbourg, le 12 février 2021 (photo JFG / Rue89 Strasbourg).

Un prof déjà sanctionné et une affiche détournée

Ces dernières années, Rue89 Strasbourg avait déjà révélé plusieurs affaires de violences sexistes au sein de l’institution strasbourgeoise. Dans un article publié en 2017 d’abord, lorsque le blog « Paye ta fac » publie des propos sexistes tenus dans les universités et en l’occurrence, à l’IEP de Strasbourg. Y sont notamment mentionnées, les sorties d’un professeur d’histoire, connus pour ses propos discriminants. Le collectif Copines (renommé Arc En Ci.elles depuis) avait recueilli une quarantaine de témoignages afin de les présenter à la direction. Le directeur de l’époque, Gabriel Eckert, publie alors un communiqué condamnant fermement que de « tels propos aient pu être tenus dans une institution attachée à la défense des principes fondamentaux que sont l’égalité et le droit au respect de chacun. » 

Suite à ces faits, le professeur reçoit un avertissement de la direction et doit lire une lettre d’excuses au début de chacun de ses cours. Il est toujours en poste mais n’enseigne plus, en raison d’un arrêt maladie longue durée, selon Jean-Philippe Heurtin, directeur de Sciences Po Strasbourg depuis septembre 2020.

En 2018, une nouvelle affaire éclate. Elle concerne une affiche déposée par l’association féministe quelques jours avant un week-end d’intégration, afin de rappeler la notion de consentement. Il y est écrit :  « Si c’est pas oui, c’est NON ». L’affiche est alors taguée d’un « Ou c’est peut-être ». Une preuve, selon le Collectif Arc En Ci.elles, de l’existence d’une « culture du viol » prégnante au sein de l’institution.

En 2018, une affiche posée par une association féministe pour rappeler le consentement a été tagguée

Une charte et une adresse mail font la fierté de la direction

Déjà en 2018, le collectif réclamait que des mesures fortes soient prises pour lutter contre les violences sexuelles. En réponse, la direction de l’époque affirme que « le consentement est abordé dans les actions de l’IEP » et que des dispositifs sont mis en place. Les dispositifs en question sont une charte « pour l’égalité et la lutte contre les discriminations », ainsi qu’une cellule d’écoute et d’accompagnement, qui se révèle être… une simple adresse mail.

Une fierté pour l’administration qui se décrit pourtant comme « pionnière » dans l’installation de cet outil : « On était déjà dans les starting-blocks, car c’est un dispositif sur lequel on planche depuis plus d’un an. Alors que peu d’universités en France ont eu le temps de le faire. On s’engage à répondre à l’e-mail dans les 48 heures » ventait Isabelle Kraus, alors vice-présidente de l’Université chargée de la mission égalités-diversité lors d’un entretien accordé à Rue89 Strasbourg en 2018.

Autre réponse de l’administration à l’époque : la création d’un poste de « déléguée à l’égalité et à la lutte contre les discriminations ». Depuis 2018, c’est Hélène Bronnenkant, magistrate administrative indépendante, qui occupe cette fonction à Sciences Po Strasbourg. Avec une permanence de… une heure par mois. Un temps de présentiel quasi-inexistant qu’elle justifie :

« Personne ne vient frapper à ma porte directement. Il y a une boîte aux lettres, les étudiants peuvent me contacter par mail ou par téléphone et nous convenons d’un rendez-vous à mon bureau ou dans un endroit plus neutre. »

Si les différentes directions qui se sont succédées à la tête de l’IEP se sont toutes félicitées de ces actions, les témoignages que nous avons pu recueillir en février 2021, eux, font toujours état d’une ambiance lourde et délétère. Avec les mêmes mécanismes qui perdurent et qui conduisent souvent aux mêmes drames.

Des rites de passage décriés : « un malaise »

À commencer par les événements organisés par les associations étudiantes qui semblent être, pour la plupart, les lieux où sont perpétrés les faits de harcèlements et de viols.

Selon Hélène Bronnenkant, ces évènement relèvent de l’ordre du « rite de passage », des « rouages de l’intégration » qu’il faut passer pour ne pas se sentir marginalisé. Les associations font partie intégrante du système, « un peu comme à l’américaine », avec des jeux d’influences et de pouvoir, analyse-t-elle.

« Balance ton Crit » : devant Sciences Po Strasbourg, le 12 février 2021, des étudiantes soutiennent les victimes et dénoncent les fameux Crit, ces tournois sportifs annuels opposant les différents IEP. Des évènements qui ont donné lieu dans le passé à des débordements (photo JFG / Rue89 Strasbourg).

Comme nous le révélions également en 2019, des propos sexistes, racistes et négationnistes ont été proférés lors du Critérium inter-IEP, ou « Crit », un tournoi sportif annuel opposant les différents IEP français. Un élève de première année témoignait, expliquant qu’il s’agissait d’une forme de « folklore » appuyé par « un effet de groupe » : « Le Crit c’est quelque chose de festif, c’est un espèce de microcosme ».

Suite à cet épisode, Hélène Bronnenkant a eu l’occasion d’échanger avec une étudiante qui lui expliquait pourquoi, elle aussi, avait participé aux chants antisémites : « On leur a dit de chanter ces chants, ça faisait partie du rituel, alors ils l’ont fait. Il y a une sorte de banalisation du mal et des choses intolérables ». C’est ce que confirme Capucine (prénom modifié) qui a assisté à ces chants : « Quand tout le monde chante, il y a une sorte de malaise. Mais si tu parles, t’es qu’un sale traître ».

La magistrate ne s’imaginait pourtant pas que ces discours puissent trouver leur place au sein d’une telle institution : « Je partais du principe qu’à Sciences po, ce sont des élèves triés sur le volet, qui aiment le débat et qui sont ouverts” se remémore-t-elle. Puis, elle a pris connaissance des diverses dérives :

« Je me suis rendue compte du fossé entre l’image véhiculée par les étudiants et les choses dont ils étaient capables. Je parle d’un petit groupe de fortes têtes, de têtes brûlées, constitué de jeunes hommes. Ils entrent dans une école prestigieuse et ont du mal à mesurer leurs limites. Ils ont un sentiment de toute puissance et d’impunité ».

Soirées alcoolisées, ambiance viriliste et sexe décomplexé

C’est ce que confirme Baptiste (prénom modifié), élève de l’IEP de Strasbourg jusqu’en 2018. Il évoque une ambiance « très viriliste » lors des différents événements organisés par les associations étudiantes.

« Il y a une injonction à faire la fête. Lors des week-end d’intégration, le but était de boire et de baiser. C’est un cadre alcoolémique qui crée des situations plus favorables pour les agresseurs, pouvant susciter des relations où le consentement n’est pas éclairé. »

Baptiste, ancien étudiant de l’IEP de Strasbourg.

Il observe alors un phénomène de « meutes masculinistes », même s’il reconnaît une évolution au fur et à mesure de sa scolarité notant une diminution des « groupes toxiques ». 

Actuellement en troisième année, une étudiante souhaitant rester anonyme raconte que les filles en première année seraient parfois considérées « comme de la chair fraîche à laquelle les élèves des promotions supérieures doivent goûter ».

Quant à la responsabilité de ce qu’il se passe lors de ces soirées « privées », chacun se renvoie la balle. Hélène Bronnenkant considère qu’il ne « peut y avoir un officiel de l’IEP dans chaque soirée ». Et Loriane Guidal refuse, en tant que présidente du collectif Arc En Ci.elles, de faire remonter à l’administration les faits qui lui sont rapportés si la victime s’y oppose.

Le culte de la rumeur : bruits de couloirs et potins

Chacun des témoins que Rue89 Strasbourg a pu interroger évoque les « bruits de couloirs », les « rumeurs », « les on-dit » qui circulent et se transmettent d’une promotion à l’autre, concernant les identités des victimes et des agresseurs présumés, générant un climat de suspicion et d’insécurité dès l’entrée à l’école.

Baptiste a été particulièrement marqué lorsque son nom est apparu dans la rubrique « Potins » du journal de l’école, intitulé « Propos ». Il s’agissait d’une page divulguant indirectement la vie privée des étudiants :

« Il n’y avait pas le nom des gens, mais on savait lire entre les lignes et on pouvait savoir qui avait couché avec qui. J’ai eu une relation sexuelle lors d’une soirée, la semaine suivante, mon histoire se retrouvait au milieu des pages du journal. » 

Cette rubrique était alimentée par deux élèves : « Chaque année, deux élèves étaient désignés par leurs prédécesseurs pour reprendre le rôle d’enquêteurs sur les chopes de l’IEP » est-il indiqué sur le site de Propos. 

Capture d’écran du site internet du journal école de l’IEP de Strasbourg, « Propos ».

Ces pages ont été supprimées du journal en 2016. La rédaction argumente ce choix dans un article publié sur leur site web en janvier 2017 :

« Nous n’avons pas à répandre publiquement des rumeurs, qui vont rester couchées sur papier, dans un journal étudiant. (…) Ce n’est pas parce que certains le vivent très bien que c’est le cas pour les autres : beaucoup sont blessés de se voir publiquement montrés du doigt (que ce soit vrai ou non). Et c’est aussi leur droit de ne pas être cités dans nos pages, s’ils ne le désirent pas. Or, jamais on a demandé aux personnes mentionnées une autorisation pour utiliser leur nom dans cette rubrique. »

Extrait d’un article du journal école de Scpo Strasbourg, en janvier 2017.

La peur de parler dans un « bocal » institutionnel

Un « microcosme », une « forme de communauté »,  un « petit village », un « entre-soi »… Les adjectifs sont toujours les mêmes dans les différents témoignages que nous avons recueillis. Même Jean-Philippe Heurtin, directeur de l’IEP, utilise la métaphore du « bocal » pour parler de son institution.

Dans tous nos échanges transparaît un même constat : cet entre-soi alimente l’omerta qui « existe à Sciences Po comme dans toute la société » dénonce Camille (prénom modifié), une ancienne élève. Omerta d’autant plus exacerbée dans les écoles comme l’IEP, selon la présidente de l’association Arc En Ci.elles, Loriane Guidal : « Tout le monde se connaît, ça circule super vite. Il n’y a aucun anonymat à Sciences Po. » Tous les témoins que nous avons interrogés ont d’ailleurs demandé à ne pas pouvoir être reconnus.

À ce jour, aucune victime, étudiant ou ayant étudié à Sciences Po Strasbourg, ne s’est sentie prête à rendre publique son histoire. Elles existent. Mais le chemin pour parvenir à les verbaliser est long et sinueux. Certaines dénoncent la lenteur judiciaire, d’autres la difficulté de porter plainte lorsque les faits tangibles sont remis en question. Il y aussi la peur d’affronter des avocats de la défense plus puissants, et d’être décrédibilisée dans son parcours professionnel. D’autant plus dans ces institutions de pouvoir. D’après le Planning familial, 90 % des femmes violées ne portent pas plainte, et seul un dixième des plaintes déposées pour viol donnent lieu à une condamnation.

La nouvelle direction fait face à la défiance

Jean-Philippe Heurtin, directeur de l’IEP depuis septembre 2020, a été éprouvé par la semaine de dénonciations sur les réseaux sociaux. Il regrette l’ampleur de la situation devenue « monstrueuse ». Il dit pourtant avoir mis en place un certain nombre de choses pour prévenir ces comportements dès son arrivée :

« En novembre par exemple, les responsables des associations ont eu une formation et il y avait un module sur le droit pénal et sur la nécessité d’alerter. Nous avons aussi un psychologue disponible pour les étudiants depuis le mois d’octobre ».

S’il reconnaît les limites de ces dispositifs, il note aussi la complexité d’agir face à la défiance des élèves :

« C’est bien la difficulté à laquelle je suis confronté, c’est que trop souvent, les associatifs, les témoins etc., ne tirent pas la sonnette d’alarme, ne viennent pas à la rencontre de l’administration ou de la direction. Nous sommes pourtant prêts à les recevoir. »

Jean-Philippe Heurtin, directeur de l’IEP de Strasbourg, s’exprime lors du rassemblement devant l’école le 12 février (photo JFG / Rue89 Strasbourg).

Le passif de l’institution et les agissements plusieurs fois dénoncés auprès des précédentes administrations n’ont certainement pas aidé à créer cette confiance.

Hélène Bronnenkant, déléguée à l’égalité et à la lutte contre les discriminations à l’IEP depuis 2018, le concède et reconnaît même dans le passé avoir « décrédibilisé » les associations féministes :

« On les prenaient plutôt comme du poil à gratter que comme des interlocuteurs crédibles. La direction, l’administration et moi-même opérons un changement de positions vis-à-vis d’elles ». 

Le Crit 2021 annulé et un signalement au procureur

Lundi 15 février, la direction a mis en place un groupe de travail avec les responsables associatifs, explique Jean-Philippe Heurtin. Parmi eux, Loriane Guidal, de l’association Arc En ci.elles, qui se dit « ravie » d’en faire partie et espère pouvoir engager les premières mesures après les vacances scolaires, ainsi qu’une pérennisation des actions.

Le directeur de Sciences Po Strasbourg annonce aussi avoir pris la décision, avec l’ensemble des directeurs des IEP, d’annuler l’édition du Crit 2021.

« Dès que j’ai connaissance de quelque chose qui peut s’apparenter à un délit ou à un crime, je suis tenu de faire un signalement au procureur de la République, c’est ce que j’ai fait » confie le directeur de l’IEP, Jean-Philippe Heurtin, qui a alerté le parquet de Strasbourg début février. Ce signalement concerne des faits de violences sexuelles sur une étudiante de l’Institut d’études politiques :

« J’ai également demandé au président de l’administration de prendre une mesure d’éloignement du mis en cause. Non pas à titre de sanction, mais en attendant que la lumière soit faite. Je préférais mettre à distance les protagonistes. Ce n’est pas idéal mais c’est le seul instrument que j’ai à ma disposition. »

Jean-Philippe Heurtin a également lancé les démarches pour qu’une antenne CAMUS (Centre d’accueil médico-psychologique universitaire de Strasbourg) soit installée sur le campus d’ici la fin de l’année : « J’espérais que cela puisse se faire plus rapidement, mais il semble que cela va prendre plus de temps ».

L’objectif ? Multiplier les possibilités d’écoute pour les victimes et trouver les bonnes personnes ressources.

Écouter les victimes et tolérance zéro aux blagues lourdes

Hélène Bronnenkant renchérit :

« Nous voulons avoir une démarche volontariste pour que les choses bougent avec une grande interrogation : comment toucher les potentiels prédateurs sexuels ? Je n’ai pas la réponse, je me documente, je lis beaucoup sur le sujet. »

S’entourer, rechercher des personnes qui peuvent aider à mettre en place des mesures préventives, Hélène Bronnenkant détaille :

« Il y a des personnes très bien formées sur ces questions : nous voulons faire venir les bons interlocuteurs, organiser des formations à destination des élèves et les rendre obligatoires. »

Et conclut :

« Ce n’est pas aux victimes d’agir, il faut que ça vienne d’ailleurs. Il faut une tolérance zéro des blagues lourdes, des propos sexistes et des comportements de prédateurs sexuels, avant qu’ils ne passent à l’acte ».


#violences sexistes et sexuelles

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