
Une Cendrillon peut en cacher une autre. Il y a les nombreuses versions populaires, la version littéraire de Perrault… et la version très réussie de Rossini, mise en scène par Sandrine Anglade: La Cenerentola, à découvrir à l’ONR jusqu’au 5 novembre prochain.
L’opéra, comme le conte, semble mal commencer. Un prélude trop statique, qui peine à démarrer. Décor obscur sous une pluie de cendre, lourdeur et lenteur. Nous voilà dans le quotidien confiné de la Cenerentola. Mais peu à peu, la mécanique se réveille au gré des impulsions enjouées de Rossini. Arrivent les belles-sœurs de la pauvre souillon, l’une en jogging revient sans doute d’une séance de fitness, l’autre se rase et se tartine de crème. Une belle paire de starlettes qui porte, dans son trio avec le père, Don Magnifico, toute l’énergie résurgente de la comédie à l’italienne. L’opéra bouffe, c’est cette famille de faussaires, matérialiste et reine de l’hypocrisie.
Mélancolique, étriquée, brimée
Cendrillon, elle, nous chante un tout autre air. Mélancolique, étriquée, vêtue du gris de sa condition, elle est l’opprimée par les puissants, la vérité brimée par l’artifice. Dans une esthétique du clair-obscur où les accalmies succèdent à d’incroyables effervescences, La Cenerentola annoncerait presque le drame romantique par un audacieux mélange des genres qui trouve son apogée dans les passages collégiaux. Duo, trio, quatuor, sextuor…les sentiments se heurtent, se confrontent et se répondent dans une tension et un désordre apparent qui ne soulignent que mieux la maîtrise des interprètes et de l’orchestre. Une « folie organisée », évoque Sandrine Anglade, la metteur en scène, qui galvanise le public par de beaux moments de prouesses.

Grotesque famille que celle de Cendrillon, vorace et avide: le pouvoir est un repas dont rien ne doit rester. (Photo: Alain Kaiser / ONR)
Commandée à Rossini par le Teatro Valle de Rome et créée en 1817, La Cenerentola poursuit à sa manière la réflexion du Barbier de Séville, représenté un an plus tôt. Dans la foulée des Lumières, c’est la condition, sociale plus que filiale, que l’on interroge. Condition du peuple soumis aux caprices des grands, condition de la femme… Les interprétations possibles sont multiples. Pas de marâtre donc, mais un mauvais père qui compte bien marier ses filles pour se faufiler dans les rangs de la noblesse.
Projet qui bascule dans l’héroï-comique quand, ivre de vin et d’illusions, il se voit nommé sommelier grotesque du prince à la tête d’une armée fantoche. Le livret de La Cenerentola aurait bien pu être de la main de Marivaux : travestissements, cachettes, voilà le prince et le valet qui échangent leur rôle, le maître qui cache sa queue de pie sous des nippes, le temps de démasquer les faux-semblants. Le tout sous l’égide d’Alidoro, mystérieuse figue du sage qui, à la manière du Trivelin de L’Ile des esclaves, expérimentent les cœurs et les conditions pour faire jaillir le vrai sous la suie.

Sous l’autorité discrète d’Alidoro, les personnages ne sont finalement que des pions servant la déconstruction des faux-semblants. (Photo: Alain Kaiser / ONR)
Le conte, explique Sandrine Anglade, se fait fable -voire conte philosophique – et refuse l’appel au merveilleux. Ne cherchez pas la citrouille, la métamorphose ici est celle de la conscience de l’accablée : ni la bonne fée ni le hasard ne changent son destin, mais sa propre volonté. Jeune femme qui s’affirme et tient fermement à son rêve de meilleur, elle se présente voilée au fameux bal, telle l’allégorie du frontispice de l’Encyclopédie: vérité à dévoiler, elle a ce visage que les traîtres ne veulent pas voir. Elle ne perd aucune pantoufle, mais laisse au prince un bracelet identique au sien avec ordre de la retrouver. La Cendrillon du XIXème siècle est celle qui prend son destin en main.
De la baguette de la fée à celle du chef d’orchestre Enrique Mazzola il n’y a pourtant qu’un pas: la magie demeure dans ce plaisir de la mélodie et de la voix qui jouent à nous éblouir, pour mieux nous éclairer.
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Avec toute la sobriété qui est sienne, c’est évidemment la bonté qui triomphe. (Photo: Alain Kaiser / ONR)
Wicker faisait de même aux DN...non ?
De plus j'ai l'impression qu'il n'y a pas de "spécialiste" de la musique classique sur la Rue, les articles musicaux privilégiant des genres plus "contemporains"
Un article sur le même opéra de Charly Ouate aurait sans doute été assez amusant... ;-)
L'article de Marie Antoine constitue donc un point de vue spécifique assez intéressant.
Je n'ai pas vu cette version.Par contre je connais celle d'Abbado.
Point de vue assez intéressant de la part aussi de Sandrine Anglade car Rossini ne me semble pas avoir eu une fibre particulièrement sociale. Il composait pour s'amuser et surtout pour l'argent. Et quand il en aura suffisamment il cessera, non comme Rimbaud pour se faire marchand au bout du monde mais pour en jouir.
L'interprétation dont nous rend compte Marie Antoine est donc manifestement un choix de mise en scène. Aussi n'est-il pasinutile d'y porter l'accent.
Cela pose certes la question de la "fidélité" ou non au texte original. De la proximité ou non à,l'intention des auteurs.
Le déplacement de l'intérêt sur le personnage du père n'est du coup à mon sens pas une trahison. De même que le père veut "placer" ses filles, de même Rossini plaçait-il ses opéras.
Pour ma part, il aurait été plus audacieux encore de placer le tout dans le contexte de qui nous est vendu comme "conte" de fée moderne et de situer l'histoire dans le décor de quelque "Star Académy" poussant la futilité des deux soeurs jusqu'à les faire chanter faux (dans la limite bien entendu du respect des oreilles mélomanes ;-) ) et d'accentuer ainsi les vertus de la laborieuse "mauvaise fille" .
Du Rossini revu par Brecht, quoi ...