Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Face à la multiplication des démarches numériques, un accompagnement dépassé dans les quartiers

Depuis le lundi 16 août, des permanences « d’inclusion numérique » sont mises en place par la Ville de Strasbourg et l’Eurométropole. Elles sont censées aider les personnes ayant des difficultés d’accès au numérique, à l’heure où la dématérialisation des démarches administratives est de plus en plus fréquente. Cet accueil en deux mairies de quartier peine parfois à toucher le public concerné.

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Fracture numérique permanence inclusion strasbourg Martin Lelievre (7)

« Maintenant vous êtes connectés. Avez-vous reçu le lien ? Non ? On va refaire une adresse mail alors… ». Derrière sa vitre en plexiglas et son masque, Samphearom Sam Dantzer alterne entre sourcils froncés et sourires bienveillants. Cette conseillère numérique France Services, une branche du ministère de la Cohésion des territoires, accompagne les personnes en difficulté face aux outils informatiques. Elle propose son aide dans les « permanences d’inclusion numérique », mises en place par la Ville et l’Eurométropole de Strasbourg. Tous les lundis, du 16 août au 13 septembre, Samphearom Sam Dantzer installe son ordinateur portable à la mairie de quartier du Neuhof le matin (9h-12h), puis à celle de Hautepierre l’après-midi (14h à 17h).

Une seule personne lors du premier lundi

Lundi 16 août, lors de la première matinée de permanence, personne ne s’est présenté en mairie du Neuhof. Seuls quelques journalistes et l’adjointe à la maire en charge de la « ville numérique innovante », Céline Geissmann (PS), avaient fait le déplacement. Cette dernière rappelle le caractère expérimental du dispositif. « On avait fait une première session en novembre 2020 lors du deuxième confinement, avec plus de mairies de quartier et en partenariat avec des associations locales. » À l’époque aussi, « la machine avait mis du temps à se mettre en marche, » admet-elle. Durant ces 4 semaines, l’élue indique que le dispositif aurait permis d’accompagner 130 personnes. Mais les permanences étaient quotidiennes et dans 8 quartiers différents.

Fracture numérique permanence inclusion strasbourg Martin Lelievre (7)
Samphearom Sam Dantzer est conseillère numérique France Services. Elle accompagne les personnes en difficulté avec le numérique et les démarches dématérialisées. Photo : ML / Rue89 Strasbourg / cc

Selon la carte des « indicateurs de risque de fragilité numérique » publiée sur le portail OpenData de la Ville de Strasbourg, le Neuhof et Hautepierre font partie des territoires les plus à risques. Ils concentrent le plus de population n’ayant pas accès à internet, à du matériel informatique, ou encore n’ayant pas des compétences de base comme la création d’une adresse mail ou d’un compte utilisateur.

Carte des disparités d’accès au numérique dans l’Eurométropole

Une semaine après le rendez-vous raté du 16 août, le rythme d’accompagnement des permanences numériques monte à trois personnes par demi-journée. « Le bouche-à-oreille commence à fonctionner », estime Samphearom Sam Dantzer, confiante.

Coumba Li est mère de famille sénégalaise, arrivée en France il y a trois mois où elle a rejoint son mari, depuis l’Italie, « pour une vie meilleure ». Habitante du quartier de Hautepierre, elle s’est déplacée lundi à la permanence numérique parce qu’elle a des difficultés à réaliser sa demande de titre de séjour. « Je ne comprends pas l’informatique, alors je suis venue pour qu’on m’aide dans mes démarches auprès de la préfecture. Ça m’a déjà posé problème plein de fois. »

L’entretien durera plus d’une heure. « Ce n’est pas hyper, hyper clair », admet Samphearom Sam Dantzer. La barrière de la langue freine la compréhension et la conseillère numérique se retrouve à lui poser des questions sur son visa ou sur les pièces obligatoires manquantes :

« Je ne suis pas spécialiste de ce type de demandes. On est encore en formation, et plutôt du côté autonomisation, pédagogie et apprentissage du numérique. Là, on fait des choses qu’on ne connaît pas bien. »

« On peut prendre le temps »

La jeune maman repart avec une série de documents imprimés et surtout une liste d’identifiants numériques renouvelés pour pouvoir poursuivre ses démarches en ligne. « On m’a dit de revenir lundi prochain. Mais je suis très contente qu’elle ait pris le temps avec moi », relate Coumba Li. Car ses besoins ne s’arrêtent pas à sa demande de titre de séjour. Samphearom Sam Dantzer lui a également proposé des cours d’informatique, de langue ou encore de l’aide pour inscrire ses enfants à la cantine.

« L’avantage du dispositif », rappelle la conseillère numérique, « c’est justement qu’on peut prendre le temps avec les gens ». Inconvénient, cela peut créer des frustrations parmi ceux qui attendent. Pendant les démarches, Coumba Li et deux autres femmes ont failli en venir aux mains pour savoir qui sera la prochaine à être reçue. C’est finalement une agente de la mairie de quartier qui met fin à la dispute. Celle qui doit attendre, lasse et en colère, part définitivement, ses deux adolescentes à ses côtés et son enfant dans sa poussette.

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Samphearom Sam Dantzer est conseillère numérique France Services. Elle anime ici une permanence d’inclusion numérique. Photo : ML / Rue89 Strasbourg

Les agents d’accueil également sollicités

Parfois, les équipes de la mairie de quartier réalisent un accompagnement quasiment similaire à celui de la permanence numérique. À dix jours de la rentrée, c’est par exemple le cas pour des demandes d’inscription à la cantine. Selon Samphearom Sam Dantzer, « une centaine » de démarches administratives sont dématérialisées, rien que pour la Ville de Strasbourg.

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Pas grand monde pour la reprise des permanences d’inclusion numérique, ici à la mairie de quartier au Neuhof, le 16 août. Photo : ML / Rue89 Strasbourg

Depuis la crise sanitaire, il faut obligatoirement prendre rendez-vous via le site internet de la Ville pour la majorité des démarches administrative en mairie. Une étape difficile et compliquée pour les personnes éloignées du numérique. S’il y a peu de monde en mairie, ces habitants sont tout de même acceptés aux guichets sans rendez-vous, comme l’explique Brigitte, une chargée de prestation de la mairie de quartier du Neuhof :

« On accepte les personnes qui galèrent pour prendre rendez-vous sur internet, évidemment. Souvent, ils pensent avoir pris un rendez-vous mais oublient de valider la dernière étape. » Selon elle, le numérique n’a pas rajouté une charge de travail si conséquente, puisque certaines personnes n’ont plus besoin de se déplacer en mairie pour faire leurs démarches. « Mais l’autre problème, c’est la multiplication des codes d’accès, entre la sécurité sociale, la CAF, le site de la Ville… » 

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Difficile d’atteindre des personnes n’ayant pas accès à internet… La municipalité compte en partie sur le bouche à oreille. Ici, une affiche devant la mairie de quartier du Neuhof. Photo : ML / Rue89 Strasbourg

Parfois, au contraire, les agents renvoient sur la permanence numérique. Une femme, qui parle difficilement le français, cherche à récupérer son acte de mariage « pour une inscription au lycée » : « Je n’arrive pas à le récupérer depuis chez moi parce que je n’ai pas internet. Je suis toute seule, je ne connais pas ces choses-là. » Elle explique s’être rendue dans une autre mairie de quartier le matin-même, qui l’a renvoyée vers la permanence numérique de l’après-midi. « C’est bien qu’il y ait ça, mais ça fait deux heures que j’attends, sans compter mon déplacement de ce matin… » Au final, elle repart satisfaite de son accompagnement, même si elle doit revenir la semaine prochaine. « Il lui manquait certaines pièces pour finaliser la demande » explique Samphearom Sam Dantzer :

« En temps normal, le jargon administratif n’est déjà pas évident. Et faire tout reposer sur le canal numérique rajoute une barrière. On a eu pendant longtemps cette idée que le numérique était “facile” et que chacun pouvait apprendre seul. Oui, mais il faut tout de même un socle de connaissances basiques que certaines personnes n’ont pas. »

L’e-mail comme porte d’entrée

Ce socle commun de connaissances informatiques, certaines personnes n’en voient pas l’utilité. Comme Marie-Madeleine, une retraitée qui se rend à la mairie de quartier du Neuhof pour faire sa nouvelle carte d’identité, lundi 23 août. Elle n’a pas accès à internet, et donc n’avait pas pris de rendez-vous. Sa demande est traitée rapidement au guichet, sans passage par la permanence numérique :.

« Si j’ai besoin d’internet, je peux aller chez mes enfants et ils m’aident à ce moment-là. Ne pas avoir de connexion ne me dérange pas pour faire mes démarches. Je ne me sens pas isolée à cause de ça, au contraire, je sors, je me balade, je parle aux gens… Je fais des choses comme tout le monde ! »

Parfois, les personnes accompagnées n’ont pas forcément de grandes difficultés avec internet. Kelly cherche à inscrire ses enfants à la cantine avant la rentrée :

« Je ne comprends pas pourquoi ça ne marche pas. Le site me dit toujours que mon mot de passe n’est pas le bon, et je ne reçois pas de mail pour le changer ! Ça fait plus d’une heure que j’attends pour quelque chose que je devrais pouvoir faire en deux minutes depuis mon smartphone. »

Samphearom Sam Dantzer ressent la frustration qu’elle essaie de désamorcer :

« En l’occurrence, sur le site de la Ville de Strasbourg, il faut lier son “espace famille” avec son compte personnel. Cette personne avait deux adresses e-mail différentes pour chacun des espaces… C’est comme si certains avaient été jetés dans cet univers numérique, sans en avoir le langage ou les clés de lecture. On les sent frustrés de ne pas comprendre. »

La porte d’entrée pour de nombreuses démarches reste la création d’une adresse e-mail :

« Je pense que beaucoup de personnes ne comprennent même pas ce qu’est qu’une messagerie électronique. Pour expliquer le principe du mot de passe, je prends l’exemple d’une clé, qu’il faut conserver et ne pas donner aux autres.. »

Pas sûr que l’objectif « d’autonomisation » des usagers face au numérique soit atteint avec ces permanences. Mais elles permettent tout de même de faire avancer une poignée de dossiers et de débloquer des situations individuelles.

À moyen terme, pour s’émanciper des difficultés avec les ordinateurs, tablettes et smartphones, d’autres structures proposent de tels accompagnements à Strasbourg, comme Emmaüs Connect, la Maison Digitale de l’Amsed, l’association Desclicks à Schiltigheim ou encore la Cybergrange du Neuhof. Des associations dont l’activité d’accompagnement n’est pas prête de s’arrêter.


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