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Philippe Juhem : « Pas de crise de la représentation, l’électeur normal est indifférent »

Le premier tour des élections présidentielles aura lieu ce dimanche 10 avril et l’abstention pourrait être plus forte qu’à l’accoutumée. Selon le politologue strasbourgeois Philippe Juhem, il n’y a pas de « crise de la représentation politique » mais plutôt une crise de la légitimité des élus.

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Philippe Juhem : « Pas de crise de la représentation, l’électeur normal est indifférent »

Philippe Juhem est maître de conférences à Sciences Po Strasbourg. Il travaille sur « sur les concurrences électorales et partisanes ». Le chercheur se concentre sur la construction des rapports de force entre les partis.

Selon lui, les campagnes présidentielles constituent le point culminant de ces concurrences politiques qui mobilisent les partis politiques, les rédactions de radio ou de télévision qui ouvrent leurs plateaux pour les besoins des campagnes, les instituts de sondages qui produisent les pronostics à flux tendu. Il estime aussi que l’électorat est de longue date peu impliqué dans la vie politique et difficile à mobiliser. Pourtant, selon le politologue, le vote est perçu par les professionnels de la politique comme un élément primordial afin d’assurer la légitimité du futur gouvernement. Entretien.

Philippe Juhem Photo : Unistra / doc remis

Rue89 Strasbourg : Pourquoi parle-t-on de « crise de la représentation politique » en France ?

Philippe Juhem : La « crise de la représentation politique » est un concept développé par les professionnels de la politique, c’est-à-dire les élus ou les observateurs de ces professionnels, les journalistes ou les universitaires entre autres. Ces personnes parlent de « crise de la représentation » mais cette idée de « crise » provient de l’écart existant entre leur propre représentation rêvée du régime électif, soit des électeurs enthousiastes qui se mobiliseraient fortement en période de vote, et la réalité du fonctionnement du régime politique, avec des citoyens faiblement impliqués, s’exposant peu à l’information politique et une abstention plus ou moins importante. Il y a par ailleurs une intense culpabilisation des non-votants de la part des acteurs politiques, des journalistes ou des universitaires.

« L’état naturel de l’électeur est une indifférence polie »

On explique souvent le manque de participation au vote par la complexité perçue comme excessive de la politique. Les électeurs seraient trop peu informés sur les systèmes démocratiques, les programmes et les institutions en France. D’autres supposent que l’abstention serait le résultat du mécontentement des électeurs. Cependant le niveau de participartion n’est pas lié à des facteurs idéologiques ou protestataires. En effet, statistiquement, les gens plus âgés, plus diplômés et plus insérés socialement votent plus fréquemment que les électeurs jeunes, moins diplômés ou moins insérés (les chomeurs par exemple). Ce constat vaut pour l’ensemble des pays européens mais aussi pour les États-Unis. En outre, cet écart de niveau de participation entre les mêmes catégories de votants s’observe depuis plus d’un siècle, donc on ne peut pas le relier à un simple mécontentement conjoncturel.

Il faut comprendre que dans l’esprit des professionnels de la politique, un état de « crise de la représentation » est un état pathologique qui doit être « soigné ». À l’inverse, un état considéré comme normal serait une bonne mobilisation des électeurs… Mais cet état « normal » n’a jamais vraiment existé. L’état naturel de l’électeur est une indifférence polie à l’égard du jeu électoral, une attention distante. L’électeur ordinaire est modérément impliqué dans la vie politique.

Que faire pour pousser les électeurs à se mobiliser dans les urnes ?

Les électeurs se mobilisent peu car peu d’efforts pédagogiques ont été mis en place par les gouvernements pour les informer en amont. Une solution serait d’instruire les élèves à l’éducation politique mais les programmes scolaires sont déjà des enjeux politiques. Depuis quelques années, le programme de sciences économiques et sociales au lycée contient une part plus importante de cours sur l’économie de marché, un choix politique qui va dans l’intérêt des chefs d’entreprises.

Le paysage médiatique fait disparaître certains points de vue

De plus, les médias, ainsi qu’Internet plus largement, ont également un rôle important dans la transmission d’informations relatives aux élections. Aujourd’hui, l’espace médiatique a évolué, en passant d’un paysage médiatique public avec seulement trois chaînes de télévision, à un espace beaucoup plus vaste et varié, mais aussi majoritairement privé. Est-ce-que ça va dans le sens d’une meilleure information, plus complète et équilibrée ? Je n’en suis pas certain. Je constate un affaiblissement du pôle critique dans la construction de l’information, c’est-à-dire un basculement vers des informations polémiques et des médias d’opinion.

On observe une asymétrie croissante dans l’orientation de ces médias d’opinion avec un renforcement des groupes orientés plutôt « à droite » (par exemple le groupe Bolloré) sans qu’émerge de groupe équivalent à gauche. Cela pousse ainsi à une raréfaction, voire à une disparition de certains points de vue. Potentiellement, l’électorat de droite va donc se voir davantage mobilisé, tandis que celui de gauche, moins intensément mobilisé, sera davantage enclin à l’abstention. Par ailleurs, on constate en 2022, du fait de la persistance du Covid puis de la guerre en Ukraine, une moindre focalisation de l’information délivrée aux électeurs sur la campagne présidentielle. Pour limiter de telles chutes de médiatisation de la politique, une solution pourrait être de mettre en place une obligation légale de consacrer un nombre d’heures de programmation minimum pour les principales campagnes électorales.

La mauvaise solution du vote électronique

Les institutions souhaitent améliorer le niveau de la participation électorale, principalement parce que la légitimité des institutions apparait indexée au niveau de la participation des citoyens. Cela explique pourquoi les solutions proposées pour remédier à la « crise de la représentation » portent essentiellement sur une facilitation du vote. Par exemple, il y a eu cette décision de créer un vote électronique par correspondance pour augmenter le nombre d’électeurs à court terme afin de légitimer le gouvernement élu. Cependant, il existe des problèmes techniques concernant ce vote en raison d’un risque inévitable de fraude, d’hacking ou de manque d’accès.

Pour inciter les électeurs à voter, ne faudrait-il pas consulter plus souvent les électeurs, par exemple pour des décisions intermédiaires plutôt que lors du renouvellement des mandats ?

Le système politique se garde de solliciter fortement les électeurs dans le cours même des mandats présidentiels. L’essentiel de la classe politique cherche plutôt l’autorité, la verticalité, la discipline de la part des électeurs, comme par exemple au PS, à LREM ou chez Les Républicains…

Le lendemain de l’élection, le citoyen est réputé avoir consenti à toutes les réformes promises et appliquées par le nouveau gouvernement. Les institutions en France ne sont pas faites pour solliciter les électeurs pour trancher les questions les plus importantes. À vrai dire les élus se méfient plutôt des électeurs, toujours suspects de mal voter.

Du mécontentement systémique aux « gaulois »

Par ailleurs, le niveau de réalisation des promesses électorales est rarement élevé. Bien sûr, les élus n’ont pas d’obligation légale de tenir leurs promesses. Mais les gouvernements ajoutent inévitablement en cours de mandat de nouvelles réformes qui n’avaient pas été annoncées. Cela a pour conséquence l’apparition systématique dans le cours des quinquennats d’une forme de mécontentement systémique que parfois l’exécutif théorise (les « gaulois » supposés réfractaires).

L’addition des électeurs déçus par la non réalisation des promesses de campagne et des électeurs mécontents des réformes ajoutées sans avoir été validées par un vote se traduit par l’émergence d’un nombre particulièrement élevé de mouvements sociaux, quelle que soit la couleur politique de l’exécutif. Lorsque ces mouvements surviennent, les soutiens de la majorité réaffirment systématiquement la légitimité du gouvernement et de ses projets de loi en rappelant le vote initial d’une majorité de citoyens : c’est l’importance de ces votes fondateurs qui permettent d’affirmer que « ce n’est pas la rue qui gouverne » et que « les Français sont derrière le gouvernement dans leur majorité ». On voit ici que le gouvernement et ses soutiens utilisent constamment la participation des électeurs comme fondement de leur droit à gouverner. Or que ce passerait-il si cette participation tendait à baisser ?

Le terme de « crise de la représentation » peut être alors contestable car il faudrait plutôt parler de crise des mécanismes d’établissement de la légitimité de l’exécutif : un gouvernement sans électeurs est-il suffisamment légitime pour imposer ses projets de loi ?


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