Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

De Pierre Pflimlin à Jeanne Barseghian : cinquante ans de recul de la voiture à Strasbourg

À chaque fois qu’une décision remet en cause la place de la voiture, les mêmes défenseurs et les mêmes craintes finissent toujours par ressurgir. De la première piétonnisation en 1972 à la future transformation de l’avenue des Vosges, retour historique sur les batailles politiques du bitume.

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De Pierre Pflimlin à Jeanne Barseghian : cinquante ans de recul de la voiture à Strasbourg

Banderoles, interpellations, coups médiatiques…Pas une semaine, sans qu’une actualité nourrisse la polémique. Depuis trois mois, l’équipe municipale traîne comme un boulet ses décisions sur la place de la voiture et sur le stationnement. Trois mois de guerre larvée, qui débute par l’annonce le 15 mars de la fin du trafic de transit sur l’avenue des Vosges, l’un des axes centraux de Strasbourg. Aussi l’un des plus pollués.

Trois jours plus tard, en adoptant une délibération sur la hausse substantielle du stationnement résidentiel  – s’échelonnant de 15 à 30 et 40 euros suivant le niveau de revenu – la majorité écologiste jette un bidon d’essence sur le feu. Rapidement, une fronde prend forme mêlant élus d’opposition, commerçants inquiets et automobilistes frustrés. Aujourd’hui encore, la tension entre eux et la municipalité reste intacte, toujours éruptive… Mais loin d’être inédite.

En remontant un peu l’histoire politique de la voiture à Strasbourg et sa place dans l’espace public, on retrouve d’autres conflits similaires, plus ou moins violents. Si l’époque, les mentalités et les majorités changent, les clivages restent les mêmes.

Sous les (vieux) pavés, la route : la piétonisation débute avec Pierre Pflimlin

Les premières piétonisations sont presque indolores. En 1972, le maire Pierre Pflimlin opère en deux temps : il ferme la circulation des voitures sur les rues étroites jouxtant la Cathédrale, la rue du Maroquin et la place du Marché-aux-Cochons-de-Lait. Puis, en 1975, il stoppe le passage sur la rue Mercière, la rue des Orfèvres et la rue des Hallebardes. Excessivement passantes, peu adaptée à la circulation des voitures, la fermeture de ces rues aux automobilistes ne fait pas de vague, même si quelques commerçants expriment déjà leurs inquiétudes. En compensation, le parking souterrain de Gutenberg ouvre en 1976. 

Pierre Pflimlin accueille le maire de Boston en 1960, pour acter le jumelage de leurs villes respectives. Photo : Ville de Boston

En 1977, cette politique de piétonnisation s’étend à une partie de la Petite-France. « À l’époque, il y avait encore de la production dans ce secteur », se souvient le président de l’association des Amis du vieux Strasbourg, Olivier Ohresser. À l’évocation de cette période, il retombe en enfance :

« J’étais petit, mais je me souviens de la chocolaterie Schaal, au bord de l’Ill. L’odeur de chocolat parfumait le quartier, on le sentait tous après l’école. Avant la piétonnisation, il y avait quelques usines comme ça, qui maintenaient leurs activités dans la Petite-France. »

Olivier Ohresser, président des Amis du vieux Strasbourg Photo : Roni Gocer/ Rue89 Strasbourg/ cc

La piétonnisation avortée de la Grande-Île

Pour aussi accentuer sa politique de valorisation du centre-ville, Pierre Pflimlin propose, dès 1972, un plan de développement du centre-ville visant à piétonniser progressivement l’ensemble de la Grande-Île. Devant son conseil municipal, il défend sa vision : « Le noyau urbain est assez restreint. On peut le traverser à pied en un quart d’heure : ce n’est pas énorme. Il n’est donc pas absurde d’imaginer que ce noyau urbain tout entier soit livré aux piétons ». Lors d’une autre séance, l’ancien maire est plus cinglant : « Tout de même, les Strasbourgeois ne sont pas tous des culs-de-jatte ! »

Dans l’essai « Géopolitique de Strasbourg : permanences et mutations du paysage politique depuis 1871 », les chercheurs Dominique Badariotti, Léon Strauss et Richard Kleinschmager évoquent une période de débats âpres, où « maints conseils tournaient à la joute oratoire sur le sujet ». Après l’expérimentation d’un secteur piétonnier temporaire, sur quatre week-ends, l’Association des commerçants s’oppose à la poursuite de l’expérience. Agacé, le maire décide la piétonnisation de la rue Mercière en 1975, sans aller plus loin.

Catherine Trautmann : « J’ai eu droit aux insultes et aux engueulades »

Après l’unique mandat de son successeur Marcel Rudloff, l’élection inattendue de Catherine Trautmann à la mairie représente un petit cataclysme pour les mobilités. Portant à bout de bras un projet de construction du tram, elle assume de réduire drastiquement le trafic routier au centre-ville. Dès 1992, elle piétonnise la rue des Francs-Bourgeois et la rue des Grandes-Arcades. Cette dernière voie est à l’époque l’un des axes principaux de la ville, puisqu’elle permet de traverser d’une traite la Grande Île, du nord au sud. Conséquence immédiate : plus aucune voiture ne traverse la place Kléber, située entre les deux rues.

Catherine Trautmann, aujourd’hui présidente du groupe d’opposition socialiste au conseil municipal. Photo : Pascal Bastien/ Rue89 Strasbourg

« Le jour même, lorsque j’ai coupé la circulation sur la place, j’ai eu droit aux insultes et aux engueulades », se remémore Catherine Trautmann, avec une pointe d’amertume. 

« Contre moi, la droite faisait son possible, en faisant signer des pétitions au maximum de monde, jusqu’à leurs propres grands-parents. L’Automobile club était viscéralement opposé à ma politique tout au long de mon mandat, comme la chambre de commerce locale. »

L’ancienne rue des Grandes-Arcades en 1974. Photo : Capture d’écran d’un sujet de l’ORTF/ Ina

« Effectivement, à l’époque nous avions une communauté de membres focalisés sur la voiture », reconnaît timidement Céline Kasler, directrice des politiques publiques au sein de « Mobilité club France » – le nouveau nom de « l’Automobile club ». D’un ton très policé, elle explique que le Mobilité club se positionne toujours contre les « (décisions) politiques opposant les modes de déplacements ». Même prudence lexicale pour Jean-Luc Heimburger, président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Alsace depuis 2016 : 

« On garde un rôle neutre puisqu’on représente l’État. On ne fait pas de politique. Mais on est obligé de réagir aux décisions qui sont défavorables aux entreprises. On ne voulait pas décourager les consommateurs extérieurs au centre-ville, ou les personnes âgées par exemple. »

Les petites victoires du piéton : Roland Ries applique la méthode douce

Après le départ de Catherine Trautmann pour le ministère de la Culture en 1997, son premier adjoint Roland Ries reprend les rênes de la ville. Plus effacé que la maire précédente, il évite les conflits ouverts durant les deux mandats et demi qu’il exerce (1997-2000 et 2008-2020). De fait, les aménagements qu’il met en place représentent aussi des changements moins radicaux sur les mobilités. 

Roland Ries a été président de 2008 à 2014 du Groupement des autorités responsables du transport (GART), qui réunit plusieurs centaines de compagnies de transport publics. Photo : Pascal Bastien/Rue89 Strasbourg

Un cas se démarque tout de même : la transformation du quai des Bateliers. Sa piétonnisation, définitivement achevée en 2019, avait provoqué une réaction épidermique des petits commerçants du secteur. « Petits », mais organisés et vindicatifs. 

Dès l’annonce du projet, en 2016, certains d’entre eux collent des affiches alertant sur les risques que la fin du trafic ferait courir aux petits commerces. La présidente de « l’Association des commerçants du quai », Micheline Christophe, prophétisait à l’époque dans notre espace de commentaires que « ce projet met en péril des petits commerçants qui vont devoir supporter deux ans de travaux et un isolement total in fine. »  

« Même les commerçants opposés s’y retrouvent aujourd’hui. »

Jean-Luc Heimburger minore : « À l’époque, on manifeste pour dire qu’on ne peut pas fermer un axe aussi important sans voir les conséquences pour le quartier ». Sa réponse provoque l’hilarité chez Alain Jund (EELV), vice-président de l’Eurométropole chargé des transports, ayant lui-même milité en 2014 pour la fermeture du quai aux voitures. 

« C’était beaucoup plus virulent qu’ils le disent. Je me souviens de réunions très agitées, notamment à l’église Saint-Guillaume, où les représentants des commerçants surjouaient l’indignation. Ils assuraient qu’on allait tuer le petit commerce ». 

Mais Roland Ries et son équipe temporisent, restent diplomates. L’édile expérimente plusieurs modalités : il instaure d’abord une zone de rencontre, entre piétons et cyclistes, jusqu’au printemps 2019. Quelques mois plus tard, pour permettre l’installation des animations estivales, la voie redevient temporairement piétonne. Finalement, elle le reste définitivement. Une méthode sinueuse, qui finit par avoir raison de Jean-Luc Heimburger :

« Alain Fontanel (ancien premier adjoint) a écouté nos revendications, en testant une option (ouverte à la circulation des voitures sur certains créneaux horaires, NDLR) pendant une période. Puis quand le quai des Bateliers est redevenu piéton, il a fallu reconnaître que la promenade marchait plutôt bien, on n’a pas contesté. Même les commerçants opposés s’y retrouvent aujourd’hui. »

« Troisième révolution » : Jeanne Barseghian exporte la piétonisation hors du centre-ville

Perçus comme hostiles à la voiture, l’arrivée au pouvoir en 2020 d’une majorité dominée par les écologistes ne pouvait qu’inquiéter les fervents conducteurs. Trois ans plus tard, leurs craintes se concrétisent avec l’annonce de la fin du trafic de transit sur l’avenue des Vosges, mais aussi sur une portion de la route de Bischwiller à Schiltigheim, ou encore devant le parvis de la gare. Contrairement aux précédentes étapes entrainant un recul de la voiture en ville, cette phase concerne des zones situés hors de l’hypercentre.

« Lorsqu’on a découvert ces mesures, c’était la stupéfaction », fulmine Jean-Philippe Maurer (LR), élu d’opposition au sein du conseil municipal. Déjà hostile à la transformation du quai des Bateliers, il est aussi diamétralement opposé aux projets du passage du tram nord (vers Schiltigheim) sur l’avenue des Vosges.

« C’est une rupture, un changement majeur… Mais vraiment, ça ne se justifiait pas. Contrairement aux autres piétonnisations, qui étaient presque toutes sur la Grande Île, celle-ci touche à une zone éloignée, dans un lieu où on ne se promène pas. En fait, c’est surtout une manière d’afficher leur volonté de changer le fonctionnement de la ville. On s’oppose à leur vision. »

En face, Alain Jund assume la volonté de la Ville de poursuivre la piétonnisation du centre. « La transformation de l’espace public ne peut pas être réservé au centre-ville, ne serait-ce que par équité. » Cette décision, fortement décriée par une partie des automobilistes, est-elle comparable aux épisodes houleux du passé ? Alain Jund y voit une continuité :

« La légitimité de la première piétonisation, c’était le tourisme. Pour la deuxième, c’était le passage du tram. Avec cette troisième révolution que nous portons, les causes sont mêlées. Nous voulons redonner du sens à ce quartier, en donnant envie de s’y promener, tout en facilitant la circulation du tram. »

Ancien candidat à la mairie, Alain Jund portait lors de sa campagne de 2014 le projet de piétonnisation du quai des Bateliers. Photo : Abdesslam Mirdass/ Rue89Strasbourg

Opposante déclarée au passage du tram nord par l’avenue des Vosges, Catherine Trautmann goûte peu les comparaisons avec son propre mandat : « J’ai pu lire ça dans la presse… Et ça n’a rien à voir. (…) Il y avait à l’époque une vraie démarche d’écoute et de pédagogie. On a accompagné et bien expliqué comment fonctionnent les trams, avec un vrai dispositif d’explication. »

Au-delà des questions de méthode ou de personnel politique, une autre différence apparaît nettement avec le passé : la mise en avant des enjeux écologiques. La question de la qualité de l’air et la lutte contre les maladies respiratoires induites par la pollution sont régulièrement mises en avant par la majorité écologiste, comme des éléments justifiant la diminution des voitures.

Le premier adjoint Syamak Agha Babaei reprenait ces impératifs pour justifer (en partie) les récentes hausses du prix du stationnement et l’extension d’une zone payante au Neudorf, rappelant que « les plus pauvres sont les premiers à souffrir de problèmes respiratoires liés à la pollution des voitures. » Reste que la majorité a récemment lâché du lest, en revoyant sa copie sur les tarifs du stationnement : ils seront moins élevés que prévu sur une partie du Neudorf, et plus faible qu’aujourd’hui sur le sud de l’avenue des Vosges à partir de 2024.


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