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Un croquemort : « J’ai peur qu’à cause du nombre de victimes, on finisse par être obligés de travailler à la chaîne »

Frédéric Depenau est croquemort, ou conseiller funéraire à Ostwald. Il raconte son quotidien chargé depuis l’irruption de la crise sanitaire, fait de difficultés matérielles et d’accompagnements des familles devenus plus délicats.

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Un croquemort : « J’ai peur qu’à cause du nombre de victimes, on finisse par être obligés de travailler à la chaîne »

« À tous les curieux, nous ne sommes pas des bêtes de foires donc arrêtez avec vos photos. Ce n’est pas un jeu et en faisant cela vous ne respectez ni les défunts ni les familles en deuil, si nous nous protégeons c’est pour le bien de tous. »

Frédéric Depeneau en tenue lorsqu’il évacue un défunt du Covid-19 (doc remis)

Le 27 mars, Frédéric Depenau, conseiller funéraire à Ostwald, a posté sur Facebook une photo de lui en combinaison de protection intégrale, prise au terme d’une intervention au domicile d’un défunt :

« Cette tenue, avec gants et sur-chaussures, on la met depuis toujours quand on enlève un corps pour lequel le médecin soupçonne une maladie infectieuse. Évidemment, en ce moment ça arrive plus souvent. Et ça attire davantage l’attention. Les réactions déplacées aussi, comme les photos. J’étais bien énervé ce matin-là ! »

Des protections grâce à la solidarité

Pour autant, le conseiller funéraire ne porte pas sur ses concitoyens un regard négatif. Au contraire. C’est grâce à eux que les Pompes Funèbres Michel, dont il est salarié, n’ont pas encore eu besoin de faire appel à la préfecture pour se réapprovisionner en équipements de protection :

« Des gens sont venus spontanément nous apporter du matériel. Un ami peintre m’a donné des combinaisons professionnelles. Ma sœur, qui travaille dans un labo, des masques et des lunettes. Heureusement, parce que dès qu’il y a soupçon de coronavirus, tout est détruit. Grâce à eux, et aux réserves de l’entreprise, on a un mois de visibilité. »

Mais cette estimation ne tient que si l’activité reste constante. Or, elle ne cesse d’augmenter depuis la crise sanitaire liée coronavirus :

« Et ça s’accélère. Ce week-end à l’agence, j’ai traité sept décès, contre un seul d’habitude. Deux lundi et sept encore mardi 31 mars. »

Frédéric Depenau (doc remis)

« Si ça doit me tomber dessus, ça me tombera dessus »

Les sept conseillers funéraires répartis entre les trois agences de l’entreprise sont très sollicités depuis la crise sanitaire. Et la situation a d’ores et déjà occasionné des changements dans leur manière de travailler :

« Nous ne recevons plus les familles en agence, tout se passe par téléphone. Et si quelqu’un vient nous voir, on respecte les règles de protection. Ensuite, le délai entre le décès et l’inhumation ou la crémation est réduit à trois jours maximum. Nous n’intervenons plus à deux conseillers titulaires ; nous nous faisons assister par un de nos “porteurs” vacataires, de façon à ne pas compromettre la continuité de notre service en tombant malade à plusieurs. »

Frédéric sait qu’il court plus de risque de contracter le Covid-19 que s’il était chez lui. Pourtant il continue de travailler :

« Dès qu’il y a soupçon de contamination, on fait le maximum pour se protéger, mais si ça doit me tomber dessus, ça me tombera dessus. J’ai été ambulancier au Samu pendant sept ans et pompier dix ans, alors je sais ce que c’est que de prendre des risques pour le public. Si je suis devenu conseiller funéraire, c’est parce que c’est aussi un métier de dévouement. »

Une charge émotionnelle compliquée à gérer

En fait, ce qui pèse le plus sur les épaules de Frédéric, c’est la charge psychologique, bien plus lourde qu’en temps normal :

« On voit que la façon dont se passent les choses est cruelle pour les familles endeuillées. Elle ont moins de temps pour se préparer à la crémation ou à la mise en terre de leur défunt. Pour les victimes du Covid-19, il n’y a pas de cérémonie. Seules une dizaine de personnes ont le droit de nous suivre jusqu’à la tombe, quelle que soit la cause du décès. Et là, ni goupillon pour l’eau bénite, ni terre à jeter sur le cercueil… Il est même interdit de le toucher. »

Photo Francis Gérardin
Les cimetières fermés en dehors des enterrements (ici, celui d’Illkirch-Graffenstaden).

Le cercueil est déjà entièrement fermé lorsque la famille arrive au salon funéraire. Pourtant, les proches ne peuvent même pas voir le visage de leur défunt :

« Oui, en théorie, on pourrait laisser le cercueil ouvert. Mais on sait comment ça se passe : la dernière caresse sur la joue… une dernière bise… Impossible de laisser les gens prendre ce risque. Et il est hors de question que nous brisions l’intimité du salon funéraire pour faire les vigiles. De toute façon, ça n’est pas notre métier. »

« On ne sait plus quoi dire aux gens »

Un métier que les circonstances sanitaires rendent extrêmement difficile d’un point de vue émotionnel :

« Avec l’expérience, on apprend à mettre la bonne distance entre nous et la détresse des gens. Là, nos repères sont brouillés. On ne sait plus quoi dire. Comment faire. D’habitude, on laisse le plus de latitude possible aux familles, mais aujourd’hui on doit relayer des interdits… Bien sûr, on fait le maximum pour être délicats, mais on ne dispose pas du temps nécessaire pour accompagner au mieux les personnes dans la peine. Vous voyez, ce qui me fait peur, c’est qu’à cause du nombre de victimes on finisse par être obligé de travailler à la chaîne. Ça me fait flipper ! »

Pour l’instant, Frédéric serre les dents. Et garde le moral en se projetant déjà au delà de la pandémie :

« Après la crémation, les familles nous confient les urnes funéraires. Alors je me dis que quand tout ça sera terminé, elles pourront offrir à leurs défunts les cérémonies qu’elles auraient voulu. »

Une étape importante dans le processus de deuil. Individuel et collectif.


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