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Pourquoi Hautepierre va devenir un quartier « comme les autres »

La rénovation urbaine de trois des cinq mailles du quartier de Hautepierre à Strasbourg devrait s’achever en fin d’année. Après 2 ans de travaux et près de 150 millions d’euros dépensés, des immeubles ont été détruits, des voiries créées, des logements réhabilités, le tram rallongé. Objectif : faire de Hautepierre, ses 25% de chômage et ses 40% de moins de 25 ans, un quartier « comme les autres ». Mais cette normalisation ne fait pas que des enthousiastes.

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Pourquoi Hautepierre va devenir un quartier « comme les autres »

Les chantiers de rénovation urbaine se succèdent à Hautepierre depuis 2 ans (Photo MM / Rue89 Strasbourg)
Les chantiers de rénovation urbaine se succèdent à Hautepierre depuis 2 ans (Photo MM / Rue89 Strasbourg)

Samedi après-midi, le soleil se réverbère sur les « écailles » des immeubles HLM de CUS Habitat, disséminés un peu partout dans les mailles du quartier de Hautepierre, au nord ouest de Strasbourg. Maille Catherine, à l’arrière du centre socio-culturel du Galet, des adolescents se relaient sur le scooter du groupe. Le jeu, faire le tour du pâté de maison, avec un passage sur la roue arrière. Maille Jacqueline, un très gros rassemblement d’hommes devant les immeubles destinés à la démolition place Buchner, rend l’ambiance un moins sereine.

Alors que les familles zigzaguent entre les travaux du tram et ceux de la voirie entre les Jacqueline et Brigitte, les enfants eux, sont au paradis maille Eléonore, le plus ancien, mais aussi le vaste ensemble de logements du quartier, situé en face de l’hôpital.

La ligne de tram A sera prolongée au nord fin 2013 (Photo MM / Rue89 Strasbourg)
La ligne du tram A sera prolongée jusqu’au Zénith fin 2013 (Photo MM / Rue89 Strasbourg)

Pourtant, la maille Eléonore, comme la Brigitte – la plus cossue des cinq, avec ses copropriétés privées et sa petite « forêt » – ne sont pas intégrées dans la première phase de rénovation urbaine. Explication : l’enveloppe était insuffisante pour tout rénover en profondeur, le paquet a donc été mis sur trois mailles plus centrales, qui verront passer le tram d’ici la fin de l’année.

Rénovations en chaîne chez CUS Habitat

Financé par les collectivités locales et par l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine), ce grand programme comprend principalement les travaux de voiries et la rénovation du bâti. Construites au tout début des années 1970, les barres, qui abritent 4 400 logements dont 3 700 sont des logements sociaux, pour 17 000 habitants – étaient dans un état désastreux. Si peu de tours ont été détruites, beaucoup ont été rénovées, l’isolation thermique repensée, les poubelles enterrées devant les immeubles, les peintures refaites.

Ce que l'Etat finance à travers l'ANRU en Alsace (Document ANRU)
Ce que l’Etat finance à travers l’ANRU en Alsace (Document ANRU)

Des rénovations qui ont d’abord inquiété les habitants. L’un d’eux remarque :

« On a eu peur au début que les loyers augmentent trop, mais finalement, c’est important pour les locataires de ne plus avoir froid en hiver. Et puis, [l’amélioration thermique] ça fait baisser les charges, ce qui permettra de compenser si les loyers grimpent… »

Boulevards, avenues, révolution simplificatrice

Côté voirie, c’est la révolution. Finis les boulevards intérieurs (sorte de contre-allées) et les avenues extérieures à rendre fous les automobilistes venus en visite dans le quartier. Les boulevards deviennent des voies de dessertes des mailles et sont en partie transformés en trottoirs et parkings, alors que les avenues sont passées à double sens. Certaines mailles sont « ouvertes », de nouvelles rues y serpentent, comme ci-dessous, maille Jacqueline.

Serge Oehler, maille Jacqueline, où serpente une nouvelle rue (Photo MM / Rue89 Strasbourg)
Serge Oehler, maille Jacqueline, où serpente une nouvelle rue (Photo MM / Rue89 Strasbourg)

Ces rues nouvelles ont été concédées à l’ANRU, affirme Serge Oehler, adjoint au maire de Strasbourg, conseiller général et habitant du quartier depuis 30 ans :

« Ici, à la Jacqueline, il y avait les immeubles les plus pourris de Hautepierre, place Buchner [trois restent à démolir]. Ces démolitions ont permis de créer une rue qui désenclave la maille et permet d’y circuler et de voir de l’extérieur ce qui se passe à l’intérieur de l’ilôt. L’aspect sécurité, c’est une exigence de l’ANRU.

On a dû négocier pour n’avoir que cette rue qui passe d’un côté et pas deux rues perpendiculaires qui se croisent au milieu devant l’école ! C’est ce qu’avait prévu de faire l’équipe Keller [ndlr, maire de Strasbourg de 2001 à 2008] et que nous avons remis en cause à notre arrivée. C’était inacceptable pour la qualité de vie des habitants ! Nous, on fait des percées visuelles, on ne suppriment pas les espaces verts, au contraire, on en crée. »

Résidentialisation, késako ?

Autre « fondamental » de l’ANRU, outre le désenclavement, c’est la « mutabilité du foncier ». En clair, la séparation des espaces publics et privés. Dans cette logique de « résidentialisation« , des grillages ont été installés au pied de certains immeubles, privatisant ainsi un bout de jardin ou des places de stationnement. Serge Oehler explique :

« Cela permet de mettre de l’espace entre les immeubles et la rue, entre les gens qui sortent de chez eux et les jeunes à scooters par exemple. Et puis, avant, comme aucun espace n’était privatif, il n’y avait pas de trottoirs et du coup, les gens circulaient peu à pied. Le quartier a été pensé à l’origine comme n’étant accessible qu’en voiture, c’était la logique des années 1960. Aujourd’hui, on crée encore des places de parking, parce que les gens ici ont souvent plusieurs voitures par foyer et que le vélo n’est pas très répandu, mais on rallonge le tram et on fait des larges trottoirs. L’idée, c’est que Hautepierre devienne un quartier comme les autres… »

« La mixité ne se décrète pas »

Et c’est finalement là que résident certains points de désaccord entre ceux qui se félicitent des changements et ceux qui en déplorent l’esprit. C’est le cas des membres de l’association Horizome, qui s’investit dans le quartiers et rassemble des artistes, urbanistes et anthropologues. Une anthropologue justement, professeur à l’école d’architecture, Barbara Morovitch, analyse :

« Nous avons pris conscience que, pour la Ville de Strasbourg, le projet de rénovation urbaine du quartier ne pouvait pas se faire sans les subsides de l’Etat, ce qui implique un contrôle et une négociation entre les partenaires locaux et l’Etat, dont la vision est plutôt sécuritaire. Le dommage le plus fort de cette exigence de désenclavement, c’est de faire venir les voitures dans les mailles. Car la qualité de Hautepierre, c’était justement ces espaces verts et protégés, ses formes urbaines très intéressantes à l’heure du développement durable.

Et puis, il y a la question de la mixité sociale. L’idée est de ramener d’autres populations, plus aisées, dans le quartier. Or, la mixité ne se décrète pas. Ce n’est pas parce que des populations vivent côte à côte qu’elles vivent ensemble. De plus, avec la résidentialisation, on agit contre le lien social et on réduit l’espace public. Il y aura demain moins d’endroits pour jouer, ou faire du bruit. Sans compter que cette tentative de gentrification va pousser les plus défavorisés dehors… »

L'association Horizome organise des ateliers bricolage maille Eléonore (Photo MM / Rue89 Strasbourg)
L’association Horizome organise des ateliers bricolage maille Eléonore (Photo MM / Rue89 Strasbourg)

Le regret des membres de Horizome, que les « qualités intrinsèques aux quartiers populaires » soient finalement niées : « Habitude d’occuper l’espace public », « mélange des origines », « capacité à faire société ».

Ne pas oublier l’humain

Plus terre à terre, les éducateurs de la Jeep, les animateurs du CSC du Galet ou ceux de l’association AMI (animation, médiation, insertion) lancent tous le même message : attention à ne pas se focaliser sur l’urbain au détriment de l’humain. Paul Kern, responsable de la Jeep à Hautepierre, note :

« Même si l’amélioration de l’habitat et de l’accessibilité va dans le bon sens, ce n’est pas suffisant. Le mieux-être des personnes passe d’abord par l’économie dans le quartier, par l’éducation populaire, par l’animation sociale. Et là, ça pêche. Cette rénovation va permettre la rencontre, mais je suis perplexe sur la mixité sociale… »

Alors que l’on ignore encore si l’Etat apportera son soutien à la rénovation des mailles Eléonore et Brigitte dans le cadre d’un hypothétique « ANRU2 », une partie du quartier aura changé de visage dans un an. A défaut d’image, pour l’instant.


#ANRU

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