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On a rencontré le vosgien Antoine Deltour, cauchemar du capitalisme européen

Antoine Deltour, le lanceur d’alerte à l’origine des révélations sur les détournements fiscaux via le Luxembourg, ou LuxLeaks, attend le jugement du tribunal correctionnel de Luxembourg. Une période d’accalmie après les audiences.

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On a rencontré le vosgien Antoine Deltour, cauchemar du capitalisme européen

C’est la pause déjeuner pour Antoine Deltour. Il a repris son emploi à temps partiel dans la fonction publique à Nancy et fait des allers-retours vers Épinal où il vit avec sa compagne et sa petite fille de 9 mois. Une vie presque ordinaire pour ce discret trentenaire à l’origine d’un des plus gros scandale de fraude fiscale en Europe. Il est inculpé au Luxembourg pour :

« Vol domestique, accès ou maintien frauduleux dans un système informatique, divulgation de secrets d’affaires, violation de secret professionnel et blanchiment-détention des documents soustraits. »

Il risque une peine de 18 mois de prison (possiblement assortie du sursis) et une amende dont le montant n’a pas été précisé.

« Si je suis acquitté, je serai blanchi, et je vais retrouver la vie que j’avais avant. Je n’ai jamais voulu endosser le rôle emblématique du lanceur d’alerte de la lutte contre la fraude fiscale européenne. En cas de condamnation, je n’ai pas encore pris de décision. Si je dois poursuivre en appel ce ne sera pas par intérêt personnel mais pour être utile à la cause des lanceurs d’alerte. »

Un simple copier-coller

Tout juste sorti d’une école de commerce bordelaise, Antoine débute une carrière prometteuse d’auditeur chez PricewaterhouseCoopers. Mais rapidement son travail s’éloigne de plus en plus de ses aspirations à exercer un métier utile à la société. Il voit l’une de ses manageuses fondre en larmes sous la pression. Il lit un article sur une jeune chinoise employée chez PwC morte de surmenage. Et plus il gagne en expérience, plus la réalité des pratiques fiscales des holdings se révèle à lui. Le sentiment d’avoir un travail utile s’estompe, jusqu’à disparaître totalement pendant la crise économique de 2010. C’est à ce moment là qu’il prend conscience de l’ampleur de la défiscalisation pratiquée au Luxembourg.

Abasourdi,  il décide de changer de vie. Il démissionne pour passer les concours de l’INSEE et de la Banque de France avec l’ambition de réussir à concilier sa carrière, sa vie privée et son sentiment d’utilité sociale.

À son départ, alors qu’il cherche des documents de formation, Antoine tombe sur pas loin de 350 tax rulings signés entre des multinationales et le fisc luxembourgeois. Il les copie. Ces accords permettent à Mc Donald’s, Fiat ou encore Starbucks d’échapper à l’impôt dans les pays européens où ils sont implantés, en faisant domicilier leurs bénéfices au Luxembourg.

« Tout le monde peut être un lanceur d’alerte. Dans les faits, je n’ai fait qu’un copier-coller il y a 5 ans et demi, puis transmis les données à un journaliste. Depuis les événements me sont tombés dessus. Je n’ai jamais vraiment anticipé grand chose dans cette affaire. »

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Antoine Deltour (Photo LL / Rue89 Strasbourg)

Une sortie publique stratégique

Lorsque Antoine confie les documents à Édouard Perrin (journaliste à Cash Investigation), il pense encore pouvoir rester une source anonyme. Mais après la diffusion du reportage, une enquête interne à PwC est ouverte. Le pistage des connexion permet d’identifier Antoine Deltour. En juin 2014, Antoine se retrouve en garde à vue et prend connaissance des chefs d’accusations qui sont portés contre lui.

« Je me suis senti très isolé. J’étais un peu perdu. L’émission de Perrin n’avait pas eu un grand retentissement, je me retrouvais dans une situation très compliquée. »

Antoine se décide à prendre conseil auprès de William Bourdon, avocat spécialisé dans les affaires pénales internationales. Sur ses conseils, Antoine, qui ne pourra plus bénéficier de l’anonymat, fait sa sortie publique afin de pouvoir trouver du soutien. La machine médiatique s’emballe et Antoine doit trouver une stratégie pour ne pas se laisser dépasser par la situation :

« En un jour j’ai reçu des centaines de mails. Des demandes d’interviews dont certaines très prestigieuses. Les sollicitations ont encore triplé lors du procès. J’ai essayé d’y répondre personnellement puis le comité de soutien a pris le relais quand ça c’est accéléré. Au départ j’avais une réponse type sur le fait que je préférais rester discret. J’ai dû refuser 80 à 90% des sollicitations. Puis des portes paroles ont commencé à répondre aux journalistes. »

Préserver son intimité

Antoine gère ce tumulte malgré les fortes tensions liées au procès. Le temps qu’il aurait aimé dégager pour lui et pour pouvoir s’occuper de sa fille est complètement accaparé par l’affaire. A moins de la moitié de l’année, tous ses jours de congés sont déjà épuisés.

« Cette affaire mobilise énormément mon attention. Elle a forcément des répercussions sur mon boulot et ma vie de famille. J’ai une relation de confiance très forte avec ma compagne et nous avons rapidement décidé qu’elle ne s’impliquerait pas publiquement dans l’affaire pour préserver notre sphère intime. »

Il a tout de même accepté de témoigner de son quotidien dans un documentaire réalisé par Julie Bruchert, une amie strasbourgeoise rencontrée à Bordeaux. Elle a suivi de près toutes les étapes importantes de l’affaire depuis 2015.

Le soutien de Michel Sapin

Le jour de l’ouverture des audiences, le ministre des Finances et de l’Économie a affirmé devant l’Assemblée nationale soutenir Antoine :

« Je voudrais à mon tour lui dire toute notre solidarité. J’ai demandé ce matin à l’ambassadeur de France au Luxembourg et au consulat général de bien vouloir (…) l’aider si nécessaire dans cette période difficile où il défend l’intérêt général et où pourtant il doit répondre devant une juridiction pénale au Luxembourg. »

Le consul a effectivement pris attache auprès d’Antoine, de son comité de soutien, et de ses avocats, mais c’est avant tout un signal symbolique fort : un message adressé par le ministre à un membre de son administration de tutelle, et donc, d’une grande importance pour Antoine, lui-même fonctionnaire.

Antoine Deltour à Nancy (Photo LL / Rue89 Strasbourg)
Antoine Deltour à Nancy (Photo LL / Rue89 Strasbourg)

Antoine Deltour l’anti héro devenu lanceur d’alerte exemplaire

La ligne de défense d’Antoine Deltour a toujours était très claire. Il s’est positionné comme un lanceur d’alerte qui n’a agi que pour le bien commun et n’a tiré aucun bénéfice de son action.

« Je suis heureux, même fier, qu’il y ait eu des répercussions concrètes suite aux révélations. Cela montre que les risques que j’ai pris étaient utiles. Il y a eu une avancée dans la réglementation européenne. Cela prouve que j’avais raison en pensant que mon geste était en faveur du bien commun et cela légitime ma démarche. »

Le procès qui s’est tenu au Luxembourg contre Antoine Deltour, Raphaël Halet et Edouard Perrin a mis en avant le débat sur la création d’un statut pour les lanceurs d’alerte. Il est devenu une véritable tribune pour plaider en faveur de leur protection.

« Lorsque j’ai fait ma sortie publique c’était du message et non du messager que je voulais parler, mais peu à peu la cause des lanceurs m’est tombée dessus. La cause des messagers s’est inscrite dans une réflexion plus large, car sans eux il n’ y a pas d’actions possibles. »

Le premier préjudice subit par un lanceur d’alerte reste les répercussions sur son employabilité. Sur ce terrain, Antoine a eu de la chance puisque son ancien chef de service à l’INSEE Lorraine est venu témoigner en sa faveur décrivant :

« Un homme discret, consciencieux, droit et honnête, et soucieux de l’intérêt général. »

Raphaël Halet, seconde source d’Edouard Perrin, n’a pas eu cette chance. La clause de confidentialité signée avec PwC l’a empêché de faire une sortie publique, de récolter des soutiens officiels et financiers, ou d’obtenir une reconnaissance morale comme le Prix du citoyen européen remis à Antoine.

Alors que la création d’un comité de soutien à Antoine Deltour, constitué en association, a permis de récolter des dons afin de payer les frais de justice.

Une loi pour protéger les lanceurs d’alerte

La loi sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique, dite Loi Sapin 2, doit mettre en place un cadre protecteur pour les lanceurs d’alerte.

Sébastien Denaja, député PS, a proposé le 25 mai dernier un amendement pour donner une définition du lanceur d’alerte :

« Toute personne qui a connaissance de manquements graves à la loi ou au règlement, ou de faits porteurs de risques graves, a le droit de communiquer, dans l’intérêt général, les renseignements qui y sont relatifs. Ce lanceur d’alerte agit de bonne foi, sans espoir d’avantage propre, ni volonté de nuire à autrui. »

Cette loi devrait aussi prévoir pour le lanceur d’alerte : une protection de ses données, une protection contre les représailles au plan professionnel, ainsi qu’une avance des frais de procédure.

Le Conseil de l’Europe avait émis dès 2014 une recommandation pour la protection des lanceurs d’alerte. Un débat relancé par les eurodéputés verts au Parlement européen au moment du vote de la loi sur le secret des affaires.

Un investissement auprès des ONGs

Antoine, est régulièrement invité à des conférences, notamment par Tranparency International, pour parler de la fiscalité mais aussi des lanceurs d’alerte. Il accepte de s’engager auprès des ONGs mais reste sélectif. Il ne se déplace pas systématiquement. Il a récemment envoyé des vidéos au Danemark et en Indonésie, une manière de prolonger son combat tout en restant cohérent dans ses paroles et ses actes :

« Si l’on prend un peu de recul et que l’on regarde ce que j’ai fait, cela ne justifie pas que je fasse le tour du monde. On pourrait y voir un intérêt personnel et cela pourrait m’être reproché. »


#Antoine Deltour

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