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Avec Rusalka, une petite sirène mortelle éclabousse l’Opéra du Rhin

Pilier du répertoire tchèque, Rusalka, d’Antonín Dvořák, est présenté pour la première fois à Strasbourg. Cette histoire de sirène et de prince qui tourne au sanglant est portée sur la scène de l’Opéra national du Rhin par un dispositif cinématographique.

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Avec Rusalka, une petite sirène mortelle éclabousse l’Opéra du Rhin

Résumer l’argument de Rusalka d’Antonín Dvořák en quelques lignes donnera l’impression à tout Occidental de déjà connaître cette histoire. Une sirène passe un marché avec une sorcière pour obtenir des jambes humaines afin d’épouser le prince dont elle est tombée amoureuse.

Mais loin des aventures colorées d’Ariel, Rusalka est une occurrence bien sombre de cette intrigue classique. Nicola Raab présente cette nouvelle création à l’Opéra national du Rhin (ONR) en développant sa dimension de drame humain.

La rencontre du prince et de Rusalka est marquée par la violence, la jeune femme étant transpercée par une flèche du chasseur. (Photo Klara Beck / ONR)

Au fond d’un lac vit l’ondine Rusalka, éperdument amoureuse du prince qui vient régulièrement se baigner dans ses eaux. Son père Vodnik, l’esprit du lac, redoute les effets de cet amour. Rusalka finit par demander conseil à la sorcière Jezibaba, qui lui propose un marché. Elle obtiendra un corps et une âme d’humaine, mais en contrepartie elle perdra la voix. De plus, si leur amour se fane, les deux amants seront damnés.

La sirène accepte malgré tout et, sur la terre ferme, rejoint le prince. Une fois au château, crainte par les habitants, muette et angoissée, elle n’arrive pas rassurer son aimé. Il finit par se lasser d’elle et courtise une princesse étrangère. Face à cette trahison, Rusalka replonge dans les eaux du lac, où le prince, pris de remords, finira par la retrouver pour tenter de se racheter.

De grands espaces dépouillés où les hommes semblent malvenus

La mise en scène de Nicola Raab est remplie de symboles qui densifient les réseaux de sens portés par l’œuvre. Plusieurs similitudes avec sa Francesca di Rimini, qu’elle a présentée à l’ONR en 2017, apparaissent dans la scénographie.

Il s’agit de grands espaces dépouillés, de bâtiments blancs et froids, inhumains, où les hommes semblent malvenus. Les costumes sobres font ressortir la peau des interprètes et accentuent leur surnaturel. Les portes géantes et les halos de lumière contribuent à faire des personnages les marionnettes d’un castelet inquiétant.

Cette ambiance onirique est d’autant plus pertinente ici que toute l’intrigue de Rusalka peut se comprendre comme une métaphore. La jeune fille, sous le chaperonnage de son père inquiet, sort de son lac — son milieu sécurisé — pour se confronter au monde, et devenir femme au contact de l’homme.

La biche blanche blessée par le chasseur est une image récurrente de la féminité brutalisée par l’homme ; c’est aussi une métaphore du dépucelage, voire du viol. Enfin, la femme déçue par l’amour replonge dans les limbes.

En parallèle se joue le conflit des passions humaines. Rusalka incarne, dans la nature sauvage, la fièvre sanguine, et le prince dans son château représente la civilisation et les mœurs. L’une est attirée par l’autre, et vice et versa, mais ils finissent par se détruire.

Jezibaba apparaît à la fois comme figure maternelle et bienfaitrice cruelle, exigeant de lourds sacrifices en échange de ses bienfaits. (Photo Klara Beck / ONR)

Le décor est composé de plusieurs plateformes inclinées sous différents angles, créant un plateau obscur, chaotique, plein de crevasses invisibles et de zones pentues. Cet espace sauvage sera un temps civilisé par la boite osseuse et lumineuse du château lors du deuxième acte.

De nombreuses projections insérées dans la mise en scène

La mise en scène se distingue par son utilisation de nombreuses projections, réalisées par Martin Andersson. Ces vidéos répondent à deux catégories : les plans de nature et les plans de personnages. Des images de lune, d’eau et de forêt parcourent la mise en scène, soit recouvrant le plateau sur des toiles semi-transparentes ou directement sur les reliefs du décor, soit à travers la fenêtre du château — soulignant le contraste entre la civilisation et l’extérieur sauvage.

D’autres images montrent deux personnages, un homme et une femme d’aujourd’hui, vivant des brides d’une histoire d’amour tragique. Ce récit est projeté de façon fragmentaire, et ce n’est qu’au troisième acte qu’il révèle toute sa structure. Un couple rencontré sur une plage vit un temps l’amour parfait, avant de s’effondrer suite aux violences sexuelles de l’homme. Leur histoire se conclue sur ses remords et son suicide.

Comme dans l’intrigue, ces deux personnages sans nom incarnent un symptôme. Il ne s’agit pas de blâmer des individus mais un état du monde qui conduit fatalement à de telles douleurs. Quelques projections supplémentaires du visage démultiplié et déformé de Rusalka permettent d’illustrer ses tiraillements.

Le visage de Rusalka se superpose à la scène et révèle son trouble intérieur. (Photo Klara Beck / ONR)

Une tragédie moderne en forme de fable

Ce travail esthétique très poussé permet à l’opéra de ne pas se contenter d’une seule intrigue, mais de diversifier les possibilités d’interprétation et de résonner avec notre monde actuel.

Au-delà de l’illustration des violences conjugales, Rusalka aborde la question des discriminations. La soprano sud-africaine Pumeza Matshikiza qui porte le rôle-titre étant noire, le rejet brutal des habitants du château sonne avec d’autant plus de force : « à la place du prince, sans hésiter, je chasserais la fille étrangère avant qu’elle ne m’emporte en enfer. »

La scénographie appuie ce que le conte suggère : les humains ne sont pas les maîtres de leur environnement. Ils se sont simplement aménagés une place forte au milieu d’une nature hostile. Ils sont ignorants et craintifs, d’où ce racisme en forme de superstition, une des causes de la tragédie à venir.

Le château se résume à une pièce blanche et froide, ouverte sur la tourmente du monde extérieur. (Photo Klara Beck / ONR)

Les trois actes de l’opéra sont construits selon une stricte symétrie, suivant une logique d’ascension et de chute. Les actes I et III se situent dans le lac, et se reflètent. Là où Rusalka était une jeune fille naïvement amoureuse et pleine d’espoir, elle est devenue une femme meurtrie, errant telle un spectre dans sa douleur. Le point de bascule se situe dans ce château central où Rusalka se confronte au Prince et à la princesse étrangère, ce double d’elle fantasmé qu’elle ne peut atteindre. Une petite fille traverse régulièrement le plateau, munie d’un grand livre. Elle est à la fois la projection de l’enfance de Rusalka et le rappel du caractère fabuleux de ce qui se joue.

Le discours le plus mémorable de Rusalka réside peut-être dans son commentaire de la nature humaine. Les entités surnaturelles que sont Vodnik et Jezibaba critiquent violemment l’humanité pécheresse et souillée tandis que Rusalka la désire. Elle voit dans l’âme la seule possibilité d’aimer et d’être aimée. Le prince se montre cependant injuste cruel, puis finalement plein de remords et prêt à tout pour réparer ses fautes. La rédemption sauve son âme. Cette capacité à aimer restaure finalement une humanité dépeinte, dans la bouche des esprits comme dans les actes des humains, comme cruelle, égoïste et calculatrice.

Les projections sur le décor sont saisissantes. Les vagues déferlant donnent du volume à la silhouette solitaire dans l’obscurité. (Photo Klara Beck / ONR)

Rusalka est un opéra est violent, triste et beau. Les chœurs de l’ONR animent tantôt la rumeur de la nature et de ses vies foisonnantes, tantôt les invités du château entourant la désillusion de l’ondine.

L’orchestre philharmonique de Strasbourg, dirigé par Antony Hermus, trouve de grands moments de force avec la transformation de la sirène ou la prière à la lune, l’air emblématique de cet opéra. Les 3 heures 20 de la représentation semblent malgré tout traîner en longueur, surtout avec l’entracte de 30 minutes nécessaire entre chacun des actes pour modifier la scénographie. Mais ce ralentissement, observé en début du troisième acte, est balayé par la montée des images brutales accompagnant le final.


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