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« Sans argent, je ne sais même pas quand je reverrai ma famille » : récit d’une étudiante russe à Strasbourg

Depuis le début de la guerre en Ukraine, les étudiants russes expatriés font face aux sanctions économiques. Ils sont inquiets pour leur avenir et celui de leurs proches en Russie. Malgré les risques, Darya, Strasbourgeoise d’origine russe a pris publiquement position contre le conflit.  

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« Sans argent, je ne sais même pas quand je reverrai ma famille » : récit d’une étudiante russe à Strasbourg

« Je vis dans une instabilité totale. Du jour au lendemain, je me retrouve presque sans argent et je ne sais même pas quand je reverrai ma famille », explique, dans un très bon français, Darya (le prénom a été modifié). Cette étudiante russe de 23 ans est arrivée en 2020 en France pour suivre un master à l’Université de Strasbourg. Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, sa vie a été bouleversée.

« La population russe souffre aussi »

« Ce que vivent les Ukrainiens est affreux et j’y pense tous les jours. C’est d’autant plus compliqué de parler de mes problèmes mais ils faut savoir qu’ils sont bien réels et que la population russe souffre aussi », reprend-t-elle, en se remémorant l’annonce de la guerre, fin février qui l’a d’abord laissée sous le choc. Ni elle, ni sa famille, restée à Moscou, ne s’y attendaient. Elle raconte :

« J’ai passé plusieurs jours à pleurer et à ressentir de la culpabilité. Pourtant, je m’oppose depuis longtemps à Vladimir Poutine (le président de la Fédération de Russie, NDLR). Je n’ai jamais voté pour lui. Je me dis qu’on aurait peut-être pu faire plus pour l’arrêter mais en même temps, en Russie, on risque la prison pour avoir participé à une manifestation ou partagé une information sur Twitter. C’est ça de vivre sous une dictature. » 

« Je culpabilise de continuer à vivre plutôt normalement et d’étudier alors que des gens meurent sur des champs de bataille ou risquent la prison pour un mot de trop. » Photo : ACC / Rue89 Strasbourg / cc

Banques bloquées et aide de la CAF et du Crous

Avant le conflit, les parents de Darya subvenaient majoritairement à ses besoins en payant son loyer et ses charges locatives. Elle finançait le reste de ses besoins quotidiens en donnant des cours en ligne sur un site russe. « Je gagnais alors environs 200 euros par mois », se souvient-elle. Mais depuis début mars, elle n’a plus accès à ce site. Elle n’a jamais pu recevoir son dernier salaire, à cause des sanctions européennes et des contre-sanctions russes qui ont interrompu presque tous les échanges monétaires. Les avoirs de la Banque centrale russe ont été bloqués et des établissements bancaires russes ont été exclus du système Swift. Ce service de messagerie bancaire permet d’échanger des messages permettant de réaliser des paiements internationaux.

Le 8 mars, sa banque russe lui annonce ainsi qu’elle a trois jours pour retirer l’argent qu’elle détient sur son compte. Le jour même, elle fait le tour des distributeurs de Strasbourg. Elle n’arrive pas à récupérer ses économies. Finalement, le 9 mars, elle parvient à retirer une petite somme. Ses parents réalisent, pour la dernière fois, un virement pour payer son mois de loyer, soit 319€, avant que les échanges monétaires soient entièrement bloqués, comme l’explique Darya :

« Je ne me vois plus demander de l’argent à mes parents, alors que ça va déjà être de plus en plus difficile pour eux avec la chute de la valeur du rouble. Mon objectif, c’est de trouver au plus vite un job étudiant. C’est compliqué, car cela arrive de manière très soudaine et que je suis en fin de master, en pleine période de rédaction de mon mémoire. J’allais commencer à chercher un métier qui me plaît, mais je vais devoir prendre le premier job disponible. »

Pour le mois d’avril, Darya peut compter sur une aide du Crous (Centre régional des œuvres universitaires et scolaires) vers lequel elle s’est rapidement tournée. « Sans argent, j’avais peur de devoir partir de mon appartement. Il ne me restait que 280€ sur mon compte. » Un versement de 500€ lui a été fait, mais on lui a précisé que c’était « une aide ponctuelle, non-renouvelable ». Depuis novembre, elle attend également le règlement de ses APL (Aide personnalisée au logement). Après un récent appel, la Caisse d’allocations familiales (CAF) lui a assurer de traiter son cas en urgence. 

Le 27 février, le G7 a pris la décision d’exclure une partie des établissements bancaires russes du système Swift. Ce service de messagerie bancaire permet d’échanger des messages permettant de réaliser des paiements internationaux. Photo : ACC / Rue89 Strasbourg / cc

La peur de subir des discriminations

Pour l’instant, Darya n’a pas subi de discrimination. Ses amis ont été très compréhensifs et lui ont proposé de l’aide. Certains de ses professeurs se soucient de son état psychologique et financier. Cependant, elle a peur que sa nationalité soit un frein dans sa recherche de stage et d’emploi.

La jeune fille souhaite travailler dans le domaine de l’art, qui a tendance à subir rapidement une forme de censure. Pendant la première semaine de mars, une polémique impliquant l’orchestre philharmonique de Strasbourg s’est répandue. Des oeuvres de compositeurs russes auraient été déprogrammées de la saison. Un démenti a été publié en précisant que ce serait le titre des événements, parfois trop équivoques (« De Paris à Moscou », « Maîtres russes »…), qui seraient modifiés et non le contenu des concerts. Cette réaction d’une institution culturelle a choqué Darya :

« J’ai entendu parlé de quelque chose de similaire en Pologne. Je ne soutiens pas la censure, surtout lorsque cela concerne le patrimoine culturel, qui n’a rien à voir avec la situation d’aujourd’hui. Plus globalement, j’ai l’impression que pour beaucoup de monde, le peuple russe est responsable de la guerre alors que nous en sommes aussi les victimes. Il ne faut pas mélanger la population et le gouvernement. »

« Rentrer n’est plus une option »

Cela fait un an que Darya a décidé de rester en France et d’y trouver un travail après ses études, notamment pour éviter la censure de son pays. Aujourd’hui, elle ne peut plus rentrer chez elle, de peur d’encourir une amende ou une peine de prison. « Je suis passée d’une décision à une obligation », résume-t-elle. Un fait dont elle était entièrement consciente en commençant à participer aux manifestations contre la guerre et à prendre position sur les réseaux sociaux. Depuis trois semaines, elle relaie beaucoup d’information sur le conflit en Ukraine :

« Les Russes n’ont pas le droit d’employer le mot “guerre” pour parler de la situation en Ukraine. Moi, je le fais parce que je ne suis plus dans mon pays. C’est important pour moi de montrer que ce que dit le gouvernement est de la propagande. C’est le moins que je puisse faire. » 

Le mot « guerre » a été interdit par les autorités russes. En l’employant sur les réseaux sociaux, Darya risque, selon la loi, jusqu’a 15 ans de prison si elle retourne dans son pays. Photo : ACC / Rue89 Strasbourg / cc

Une propagande très présente, même en France. Parfois, il est difficile de démêler le vrai du faux. Récemment, une rumeur selon laquelle les universités et les écoles françaises allaient déscolariser les étudiants russes a largement circulé. Darya a dû mettre en garde ses proches :

« J’ai dit à mes amis de ne pas se fier à cette information qui venait du gouvernement russe et d’attendre. Les universités françaises ont fini par publier un démenti. Par contre, il est vrai que les échanges vont devenir très compliqués dans ce contexte pour les futures promotions. »

« Je suis très inquiète pour ma famille en Russie »

« Ce qui est peut-être le plus dur, c’est de m’inquiéter pour ma famille », affirme Darya. Elle est en contact permanent avec ses parents et sa sœur, restés en Russie. Ils sont tous en opposition au régime de Vladimir Poutine. L’étudiante strasbourgeoise a particulièrement peur pour sa sœur qui a participé à plusieurs manifestations en soutien au principal opposant politique russe, Alexeï Navalny, ou contre les modifications de la constitution russe. Darya angoisse pour sa sœur :

« Idéalement, il faudrait qu’ils partent tous du pays pour être vraiment en sécurité. Mais c’est dur de tout lâcher et il y a un frein économique, surtout depuis que le rouble s’est effondré. Ma sœur pourrait continuer de travailler de l’étranger, mais pas son mari et elle ne veut pas partir sans lui. »

Officiellement, Darya peut rester en France jusqu’en octobre, date d’expiration de son titre de séjour étudiant. Si elle ne parvient pas à trouver un emploi et obtenir un visa de travail d’ici là, elle se réinscrira à l’université pour garder son statut d’étudiante… et éviter à tout prix un retour en Russie.


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