Depuis qu’il a quitté l’anthroposophie il y a une dizaine d’années, Grégoire Perra est très actif à l’encontre de celle-ci et des écoles Steiner-Waldorf. Après avoir été élève puis professeur dans l’une de ces écoles, à Verrières-le-Buisson, en région parisienne, il en est aujourd’hui le principal critique en France, au travers de nombreux articles incendiaires. Publiés notamment sur son blog personnel, ces écrits lui ont déjà valu trois procès, et visent à chaque fois l’un ou l’autre aspect de l’anthroposophie.
Fondée par l’Autrichien Rudolph Steiner à la fin du XIXe siècle, l’anthroposophie — une philosophie pour les uns, une doctrine quasi-sectaire pour les autres — est un courant de pensée qui mêle différentes traditions religieuses, chrétiennes mais aussi hindouistes. Elle est à l’origine de nombreuses disciplines : médecine anthroposophique, agriculture biodynamique, ou encore pédagogie Steiner-Waldorf, qui sont loin de faire l’unanimité en France.
L’Association Française pour l’Information Scientifique, par exemple, parle de la médecine anthroposophique comme « d’une vision mystico-religieuse de l’Homme qui n’a pas sa place dans une médecine fondée sur les preuves. » À propos de la biodynamie, l’association décrit « un ensemble de croyances ésotériques dérivées de l’anthroposophie, dont l’analyse scientifique révèle qu’elles sont totalement infondées. »
Pourtant, si la matrice commune est avérée entre ces disciplines, chacune d’entre elles se présente aujourd’hui comme indépendante, et ne vise surtout pas à faire la promotion de l’anthroposophie. Leurs détracteurs dénoncent quant à eux une pensée globale, qui inciterait les adeptes à penser l’anthroposophie dans chacun des domaines de leur vie.
« Une médecine réactionnaire qui dissimule sa haine de la science moderne »
Ce jeudi 10 juin (la date de l’audience a été reportée – voir encadré plus haut), les magistrats strasbourgeois étudieront la plainte pour diffamation et injures publiques déposée par le CNP MEP – SMA (Conseil National Professionnel des Médecins à Expertise Particulière – Section Médecine Anthroposophique, présidé jusqu’en juillet 2020 par Robert Kempenich) à l’encontre de Grégoire Perra, suite à son article intitulé « Mon expérience de la médecine anthroposophique », publié sur son blog en octobre 2018. Il y parle de son vécu, en tant qu’ancien patient de cette médecine controversée, et l’accuse d’être « une médecine réactionnaire qui dissimule tactiquement sa haine de la science moderne ».
Grégoire Perra déclare avoir démissionné de son poste de professeur, au sein du deuxième établissement Steiner où il enseigné, l’école Perceval de Chatou. Les détracteurs de l’enseignant estime qu’il en a été écarté pour cause d’attouchements sexuel sur mineure. Une lettre d’excuses vis-à-vis d’une élève et signée par Grégoire Perra a été publié sur le blog d’un journaliste suisse. A notre connaissance, aucune plainte n’a été déposée contre lui à ce sujet. Pour l’avocat de l’ancien élève puis maître anthroposophe, Maître Marc François, Grégoire Perra cherche justement à dénoncer un système où la proximité entre professeurs et élèves peut pousser à ce type d’acte.
Il reproche à cette doctrine de se baser sur des croyances, et de faire passer la survie des institutions anthroposophiques avant les intérêts et même la santé de leurs patients. Enfin, en tant qu’ancien enseignant dans une école Steiner-Waldorf, il témoigne aussi avoir vu des médecins scolaires anthroposophes aux pratiques inquiétantes, et surtout illégales : non-respect du secret médical, non signalement de « faits graves ayant porté atteinte à l’intégrité physique des enfants pour couvrir la réputation de l’école », ou encore, dans une une affaire judiciaire mettant en cause un médecin, falsification d’ordonnance a posteriori.
Parmi les précédents procès de Grégoire Perra, l’un d’eux concernait déjà ce texte. Attaqué en diffamation en juillet 2019 par la Fédération des Écoles Steiner-Waldorf, au pénal cette fois, il avait été relaxé par les magistrats strasbourgeois. Parmi les témoignages entendus lors de ce précédent procès, figurait celui d’une ancienne salariée de l’école Michaël, c’est-à-dire l’école Steiner de Strasbourg. Cette personne atteste, elle aussi, d’une absence complète de confidentialité dans l’école, y compris pour les informations médicales.
Les écoles Steiner-Waldorf : une initiation à l’anthroposophie ?
En Alsace, les possibilités sont nombreuses pour offrir cette pédagogie à ses enfants. Il y a d’abord les crèches ou jardins d’enfants de Colmar, Huningue, Strasbourg, Logelbach-Wintzenheim ou Lutterbach, puis les écoles Michaël (Strasbourg), Steiner (vers Mulhouse) ou Mathias Grunewald (près de Colmar), jusqu’à la classe de Première. Pour Grégoire Perra, cette forte implantation dans la région serait « due à des raisons historiques et culturelles, avec l’histoire de l’Alsace-Lorraine et la proximité du monde germanique ».
A priori, rien de très alarmant quant à la présence de ces écoles. Il existe en France de nombreuses écoles alternatives, basées sur les pédagogies Montessori ou Freinet par exemple, parfois sous contrat avec l’État. Pourtant, comme Grégoire Perra, ils sont plusieurs à être passés par ces établissements et à en dénoncer les méthodes, parfois publiquement.
Influences chrétiennes, karma et théories New-Age
Léo Gaspari a passé une partie de sa scolarité (de la 5e à la 10e classe, c’est-à-dire du CM2 à la 2nde entre 2008 et 2013) dans l’école Michaël de Strasbourg, qui est partiellement sous contrat avec l’État. Pour lui, l’un des points cruciaux était la dimension religieuse : « C’est un bain de doctrine christique en permanence ». Les écoles Steiner ne se déclarent pas, pourtant, comme des écoles confessionnelles. Mais selon le jeune homme aujourd’hui âgé de 23 ans et étudiant en médecine, elles se basent sur un syncrétisme religieux où se croisent les influences chrétiennes, les concepts indiens de karma et de réincarnation, ou encore, plus récemment, des théories New-Age empreintes d’écologie. Et ce qui le gène profondément, c’est que cette dimension n’est pas assez claire lors de l’inscription à l’école :
« Personnellement je suis contre les écoles confessionnelles, mais je les trouve 100 fois plus respectables que les écoles Steiner, qui avancent masquées. »
Léo Gaspari, un ancien élève de l’école Michaël de Strasbourg.
Comme exemple de cette dimension religieuse, figurent les cérémonies proposées aux enfants, souvent sous forme de jeu. Grégoire Perra, lui, évoque celle de la Spirale de l’Avent, à l’occasion de la Saint-Michel. Il décrit des enfants qui sont invités, dans le noir, à entrer dans une spirale faite de branches de sapins, tout en tenant une bougie, afin d’y rencontrer le « Christ cosmique ».
Des conséquences en matière pédagogique découleraient de cette dimension religieuse : Léo Gaspari décrit des mélanges entre l’histoire et la mythologie, par exemple. Un point qui l’a particulièrement marqué : le fait de mettre systématiquement sur le même plan la notion de hasard et celle de « main de dieu ». Dans un ouvrage paru en 2020, L’École hors de la République (d’Anna Erelle et Jacques Duplessy), une inspectrice de l’Académie de Versailles fait le même constat à propos d’une autre école Steiner :
« La confusion entre histoire et mythologie, entre connaissances et récits mythiques, est permanente. […] Cette confusion ne permet pas aux élèves de distinguer les savoirs des mythes. »
Une inspectrice de l’Académie de Versailles, citation tirée de l’ouvrage L’École hors de la République.
En outre, l’ancien élève de l’école Michaël revient fréquemment sur la question de la violence. De son expérience, il se souvient d’un grand laissez-faire des professeurs lorsque les enfants se battaient. Il témoigne également de gifles ou autres corrections de la part des professeurs envers les enfants. Enfin, L’Union nationale des Associations de Défense des Familles et de l’Individu victimes de sectes met en garde contre les positions anti-vaccins des anthroposophes. Ces derniers se défendent pourtant de toute position anti-vaccins mais, en 2015, une épidémie de rougeole partie de l’école Mathias Grunewald de Colmar avait semé le doute, et donné du crédit à leurs détracteurs.
En définitive, malgré quelques aspects positifs que Léo Gaspari tient à souligner, comme la place laissée aux activités manuelles et artistiques, le petit nombre d’élèves, ou encore les nombreux voyages, l’ancien élève garde un souvenir assez amer de sa scolarité.
« L’enfant qui sort de chez nous est réellement libre »
Du côté de l’école Michaël, ces accusations surprennent. Pour Olivier Dupuis, président de l’association École Michaël, il y a d’abord une confusion sémantique. Il reconnaît que les professeurs peuvent parler d’esprit, d’âme, ou encore de versets, « des termes aujourd’hui cantonnés à un usage religieux, mais ce n’est pas le cas chez nous. » Marius Grimaud, enseignant à l’école, ajoute :
« C’est normal qu’on ne dise pas à quelle religion on appartient, puisqu’on n’appartient à aucune d’entre elles. On est une école laïque. Et j’aimerais bien avoir le contexte autour de cette expression de “main de dieu”. Si ça se trouve, elle apparaît juste dans une poésie… »
Idem concernant le mélange entre mythologie et histoire, selon lui :
« J’ai fait un cours sur l’Europe, évidemment j’ai parlé du mythe d’Europe et de Zeus. Mais à aucun moment il ne s’agit de croire en ça ».
Ces emprunts à la mythologie, tout comme le vocabulaire d’apparence religieuse, n’ont donc qu’un seul objectif selon lui, l’épanouissement des élèves : « L’enfant qui sort de chez nous est réellement libre. »
Sur l’ensemble des accusations lancées par l’ancien élève, les représentants de l’école sont très étonnés. S’ils admettent la possibilité qu’il y ait pu avoir des problèmes à l’époque de Léo Gaspari, ils réfutent tout lien avec la pédagogie Steiner-Waldorf. Et surtout, Olivier Dupuis refuse toute forme d’emprise sectaire :
« En France, on a une vision très négative des sectes. À chaque fois qu’on s’en prend à nous, on va tenter de montrer qu’il y a une forme d’embrigadement de nos élèves. Mais les anciens élèves de notre école sont critiques par rapport à l’anthroposophie, et d’ailleurs, Léo Gaspari est un bon exemple de ce phénomène. Il est passé par notre école, et aujourd’hui il n’est pas du tout embrigadé. Au contraire, il est même très critique sur le sujet. »
Une vision que conteste Grégoire Perra :
« Je pense que l’anthroposophie portait une dérive sectaire dès le départ. Il suffit de lire Steiner pour constater qu’il y avait chez lui une volonté de se fermer au monde extérieur et à la modernité. »
Si Grégoire Perra paraît bien seul dans son combat contre l’anthroposophie, au fil des années, d’autres témoignages s’ajoutent, comme ceux de Marianne Dubois, une mère « qui a sorti son enfant d’une école Steiner-Waldorf » et de Roger Rawlings, un ancien élève.
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