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Après un an de télétravail, des salariés éreintés par l’hyperconnexion

Enchaînement de réunions en visio, messages à toutes heures, démultiplication du temps passé derrière les écrans… En bouleversant les organisations, la généralisation du télétravail pendant la crise sanitaire a favorisé une hyperconnexion des salariés à leurs outils numériques professionnels. Accélérant un processus à l’œuvre depuis plusieurs années.

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Après un an de télétravail, des salariés éreintés par l’hyperconnexion

Dans le salon de Gianni Torregrossa, le bureau fait face à une télé qu’il n’allume plus que rarement. « Je passe tellement de temps derrière les écrans toute la journée que je n’arrive même pas à regarder une vidéo le soir », détaille ce prof d’une voix nerveuse. Vacataire à l’Université de Strasbourg, ce trentenaire cumule cette année 400 heures d’enseignement en management international, des cours d’italien qu’il dispense en tant qu’indépendant dans d’autres structures et une formation pour devenir coach professionnel. Un emploi du temps en forme de mosaïque qui lui demande de jongler entre les vidéoconférences :

« J’en ai jusqu’à trois par jour, dont des cours de 4 heures. C’est impossible de faire uniquement du cours magistral sur une visio aussi longue. Alors j’alterne avec des exercices en groupes, et je travaille à faire interagir les élèves. Je surjoue les cours pour les faire participer, pour les inciter à allumer leurs caméras. Sinon je me retrouve seul face à des écrans noirs. »

Entre ses cours, l’enseignant doit aussi gérer un flot continu de mails sur plusieurs messageries. La succession de ces journées à se sentir « débordé », « submergé » n’est pas sans conséquences. « Le soir, j’ai souvent des maux de têtes et des bourdonnements dans les oreilles », poursuit l’enseignant, qui témoigne d’une fatigue numérique handicapante :

« Je suis en relation à distance avec ma compagne. Mais j’ai beaucoup de mal à me reconnecter en fin de journée pour faire une visio avec elle. Il y a des jours ou c’est même compliqué de s’appeler ou de s’écrire après le travail. »

Dans un coin du salon de Gianni Torregrossa, un ballon de gymnastique qu’il adopte parfois comme chaise de bureau. Pour soulager son dos des effets de la sédentarité. Photo : Anne Mellier / Rue89 Strasbourg / cc

« C’est plus difficile de déconnecter »

En télétravail depuis le 16 mars 2020, Marc (le prénom a été changé) sort également de ses journées plus fatigué. Conseiller dans une entreprise strasbourgeoise de support informatique, le jeune homme doit faire face à une communication interne chaotique :

« Avant, on se croisait au bureau. Maintenant, on a tous des rythmes décalés et c’est à moi de trouver le bon canal pour joindre chaque collègue. J’envoie des mails, je passe des coups de fil, j’écris sur Teams, Whatsapp, Skype… Cette situation est épuisante pour tout le monde car à la fin on ne sait plus qui doit faire quoi, et on a tendance à se marcher sur les pieds. »

Marc reconnaît aussi qu’il lui est plus difficile de déconnecter :

« Quand j’ouvre Whatsapp pour lire mes messages personnels le soir, je vois les notifications des conversations de travail que j’avais mises en silencieux. Je me retrouve à les consulter à n’importe quelle heure. »

Le jeune homme confie également avoir tendance à ouvrir ses mails après ses horaires de travail. Ce qui n’était pas dans ses habitudes :

« Avant, j’arrivais à couper net en rentrant du travail. Désormais, si je reçois un courriel en soirée, je sais que la première question que va me poser mon chef le lendemain matin c’est “Est-ce que tu as lu le mail ?” La hiérarchie prend pour acquis le fait qu’on l’aura ouvert. Mais le lire, c’est se dire “demain il y aura ça à faire”, c’est une charge mentale qui occupe l’esprit. »

Marc estime être « clairement hyperconnecté » avec pour conséquence « une sensation de baisse de forme physique et mentale ».

« J’ai l’impression d’avoir baissé en compétence »

Cadre au sein d’une collectivité publique alsacienne, Coralie (le prénom a été changé) a vu ses journées de travail évoluer entre le premier confinement et les suivants. Elle parvient à débaucher vers 19 heures mais reconnaît jeter un œil à ses messages le soir. Ses journées en télétravail sont rythmées par les visioconférences :

« Sur le long terme, ça casse quelque chose. C’est très fatiguant, détaille-t-elle. La visio ne permet pas de spontanéité, on ne peut pas parler en même temps. Et puis je ne me suis jamais autant regardée de ma vie. À chaque réunion vidéo, on est confronté à son image en bas de l’écran. C’est super désagréable. »

Elle décrit des journées marquées par « un étirement de la présence numérique », avec « un environnement de travail qui finit par se fondre dans le cadre de vie. Après un an de télétravail, « je me sens moins alerte, moins efficiente, détaille la cadre. J’ai même l’impression d’avoir baissé en compétence, d’être tirée vers le bas. »

Coralie doit aussi gérer la « baisse du moral des troupes. » Car le management en télétravail s’avère très compliqué :

« J’essaie de faire au mieux, mais on ne voit pas toujours les problèmes qui pourraient apparaître. Par ailleurs, on sent que tout le monde est en demande d’interactions physiques, d’échanges informels comme ils pouvaient avoir lieu à la machine à café. C’est essentiel pour l’esprit d’équipe. »

La déconnexion sociale, un terreau pour l’hyperconnexion numérique

Sursollicitation via les outils numériques professionnels, connexion en dehors des horaires de travail ou pendant les congés… L’hyperconnexion des salariés n’est pas un phénomène nouveau. En 2018, un sondage réalisé par OpinionWay auprès d’un échantillon d’environ 1 000 salariés révélait que 47% des sondés utilisaient leurs outils numériques professionnels le soir, 45% le week-end, et 35% pendant leurs congés. Des chiffres qui montrent que le droit à la déconnexion, entré en vigueur le 1er janvier 2017, est encore très relatif. Il vise à assurer le respect des temps de repos et de congés, et à protéger la santé des salariés. Mais le Code de travail n’en définit pas les modalités d’exercice et renvoie aux accords d’entreprises.

Symptôme d’une frontière toujours plus ténue entre sphère professionnelle et sphère personnelle, « l’hyperconnexion produit un risque psycho-social majeur que nous surveillons, détaille Liliane Carrère, secrétaire générale du comité départemental du Bas-Rhin du syndicat CFE-CGC :

« Les temps de travail à distance, auparavant occasionnels, réservés à des travaux préparatoires et de réflexion, se sont transformés en de longues journées de travail intenses, exclusivement en télé ou visio-conférence. La suppression des temps de trajet a même augmenté la durée effective de travail pour beaucoup de cadres, qui ont dû imaginer de nouvelles solutions pour maintenir la cohésion des équipes au travail. »

À cela s’est ajoutée une autre problématique du côté des managers : gérer des rythmes individuels très différents selon les salariés :

« Télétravailler a été très difficile pour certains salariés, plus souvent des femmes, qui ont dû en même temps gérer leur temps de travail et s’occuper de leurs enfants avec des crèches, des classes, des cantines fermées et un télétravail scolaire imposé. Ces salariées ont été plus souvent connectées en soirée que les autres. »

Cécile Gaubert, psychologue du travail chez Alsace Santé au Travail, et docteure en psychologie, pointe d’autres effets pervers du télétravail :

« Le collectif de travail occupe une place très importantes dans nos vies. C’est un espace de socialisation et un soutien énorme d’un point de vue émotionnel. Un soutien technique également parfois, lorsque nous sommes confrontés à quelque chose que nous ne comprenons pas. Avec la généralisation du télétravail et la crise sanitaire, certaines personnes se sont retrouvées très isolées socialement ».

Cette déconnexion sociale a parfois eu pour effet de pousser certains salariés à s’investir davantage dans leur travail. Par ennui, mais aussi par crainte de ne pas en faire assez, poursuit la psychologue :

« Au bureau, il existe ce qu’on appelle la comparaison sociale. On juge sans cesse son travail au regard de celui des autres pour se situer dans le collectif. »

Moins connecté à l’entreprise, moins bien vu

Comment savoir si le mail envoyé par un collègue à 21h est le fruit d’heures supplémentaires, ou s’il a été envoyé à la fin d’une journée décalée par un repas à faire avaler à des enfants, ou une pause pour sortir avant le couvre-feu ? Ce qui s’applique dans la comparaison entre collègues vaut également dans les rapports avec la hiérarchie : comment faire sentir son investissement ? L’hyperconnexion serait une nouvelle version du présentéisme, estime Cécile Gaubert, qui y voit « des similitudes. »

Nicolaï (le prénom a été changé) est cadre informatique au sein d’une grande enseigne discount. En télétravail depuis près d’un an, il a le sentiment d’avoir fait les frais d’un refus de cette hyperconnexion. « J’évite de regarder mon téléphone professionnel en dehors de mes horaires de travail. Mais comme je suis moins connecté à l’entreprise, je suis moins bien vu. » Une promotion a récemment a été attribuée à une personne de son équipe qui, non seulement se connectait le soir, mais en faisait la démonstration. « Il répondait toujours très vite aux supérieurs, était tout le temps disponible. »

« Pour eux, un salarié en télétravail est un salarié qui ne travaille pas »

Le cadre informatique n’est toutefois pas surpris outre mesure. La généralisation du télétravail s’est faite à contrecœur dans son entreprise. « La hiérarchie n’est jamais allée plus loin que les recommandations gouvernementales. Elle a toujours poussé les salariés à venir au bureau. Pour eux, un salarié en télétravail est un salarié qui ne travaille pas. » Pendant le premier confinement, ses supérieurs ont opté pour la surveillance plutôt que la confiance. Ils ont rendu obligatoire d’allumer sa caméra pendant les réunions, et ont multiplié les points d’organisation en semaine.

Récemment, des indicateurs de performances ont même fait leur apparition dans la branche de Nicolaï : « Cela passe surtout par le fait de tenir des délais fixés à l’avance. Mais ils ne tiennent pas du tout compte de la manière dont la crise sanitaire peut affecter nos organisations personnelles », regrette ce père de deux enfants ayant parfois dû réaménager sa journée pour faire face à la fermeture de leur cantine.

Marc aussi a vu les contrôles se multiplier dans son entreprise de support informatique :

« En présentiel, c’était beaucoup plus léger, des remarques occasionnelles pour nous faire un retour. Maintenant c’est systématique, chaque ticket est vérifié. S’il y a une faute d’orthographe, on nous le fait tout de suite remarquer. »

Le télétravail plébiscité malgré tout

Pour Liliane Carrère toutefois, la situation a évolué depuis le premier confinement :

« On a globalement dépassé la crainte que le salarié en télétravail ne travaille pas. Mais il y a des secteurs dans lequel on demande un reporting aux salariés en fin de journée, ce qui peut participer à créer de l’hyperconnexion. »

De son point de vue, la généralisation du télétravail et la crise sanitaire ont surtout mis en lumière des problèmes d’organisation qui existaient déjà dans certaines entreprises :

« Là où ça se passait bien avant, le télétravail a globalement été vécu de manière plus sereine que dans les structures où il y avait déjà une défiance vis à vis des salariés. En outre, être tous en télétravail, tout le temps, est très différent de l’être un ou deux jours par semaine et seul à la maison. Les salariés comme leur encadrement ont pris conscience de ces contraintes et restent d’ailleurs plutôt favorables au télétravail, à condition qu’il soit limité. »

Selon une étude de l’Apec publiée en décembre 2020, huit cadres du secteur privé sur dix souhaitent pouvoir télétravailler à l’avenir, sept sur dix au moins un jour par semaine » notamment en raison de la souplesse que le travail à distance permet. Ce que confirment Nicolaï, ou Gianni Torregrossa qui apprécient « cette forme de liberté » lorsque le télétravail est choisi.


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