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Interpellés pour terrorisme puis relâchés, quatre nouveaux Tchétchènes stigmatisés

À Strasbourg et Schiltigheim, quatre jeunes d’origine tchétchène ont été soupçonnés de terrorisme, arrêtés, emmenés à la DGSI à Paris puis relâchés, sans poursuite. Les familles et des associations alertent sur la stigmatisation qui frappe leur communauté et ses conséquences. L’un d’entre eux témoigne du traumatisme causés par les policiers.

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Interpellés pour terrorisme puis relâchés, quatre nouveaux Tchétchènes stigmatisés

Dans les locaux strasbourgeois de la Cojep samedi 5 juin, une organisation de la communauté turque, l’Assemblée européenne des Tchétchènes a affiché un grand poster pour sa conférence de presse. Le nom de l’association est écrit en russe et en anglais sur fond de couleurs nationales de la république tchétchène, vert, rouge et blanc, et du drapeau européen.

Conférence de presse de l’Assemblée des Tchétchènes d’Europe, samedi 5 juin Photo : SW / Rue89 Strasbourg / cc

Ahmad, 18 ans est le seul majeur, et le seul jeune arrêté à vouloir témoigner, mais sous un prénom d’emprunt. Les familles craignent que, même relâchés, ils subissent des discriminations du fait de leur arrestation largement relayée par les médias.

Ces jeunes habitant Strasbourg et Schiltigheim se connaissent et viennent de passer une dizaine de jours ensemble au domicile d’Ahmad, alors que ses parents n’étaient pas présents. Le 25 mai, la grande sœur d’Ahmad, Raisa, le rejoint avec ses deux enfants et son mari, tandis que ses amis retournent chez eux. Le lendemain à l’aube, la police explose la porte d’entrée, comme le détaille Raisa :

« Il y avait une bonne vingtaine de policiers, équipés de gros gilets pare-balles et de casques. Ils ont défoncé la porte et ont fouillé la maison, toute la famille était paniquée. Ils nous ont interrogés sur place puis ils ont emmené mon frère en lui bandant les yeux, après lui avoir mis un casque et un gilet pare-balle. »

Lâché dans Paris sans téléphone

À Strasbourg il est interrogé 24 heures, bénéficie d’une avocate commise d’office, puis il est conduit à Paris en train. À l’issue des 60 heures de sa garde à vue, il sera relâché à Levallois-Perret aux abord de la DGSI, sans son téléphone et sans que personne n’ait prévenu sa famille. Le jeune homme qui ne connaît pas Paris, parviendra à rejoindre une gare et à prévenir sa sœur en empruntant un portable à quelqu’un.

Ni les jeunes, ni leurs familles, ni l’association n’ont réussi à identifier ce qui a pu déclencher l’intervention des forces antiterroristes. Ils ont le sentiment d’un acharnement. Lors de l’interrogatoire, Ahmad raconte qu’on lui a dit qu’il était soupçonné « d’association de malfaiteurs en vue de commettre un acte de terrorisme. » Il se souvient qu’on lui a montré des photos qu’il avait prise d’un collège, dont il ne connaît pas le nom : « c’était pour le coucher de soleil, assure-t-il. On m’a demandé aussi si je saluais les femmes : j’ai dit oui, mais que je ne faisais pas la bise. » On lui a demandé s’il connaissait des noms qu’on lui citait :

« J’étais choqué, je me mettais en doute moi-même. Ils m’ont montré des photos de moi avec mes amis, que les policiers avaient prises. J’ai compris que j’étais surveillé depuis au moins le 11 mai. »

Autre question posée par les policiers : pourquoi les adolescents possèdent-ils une bague avec le sceau du prophète (« Mohamed est le messager d’Allah », écrit en arabe dans un médaillon, ce symbole très ancien a été repris sur la bannière de Daech). Ce n’est pas le cas d’Ahmad, mais ses 3 amis en possèdent. Des modèles de ses bagues sont vendues sur les sites Wish, Alis express, Etsy ou Vinted.

Sur internet, les bagues avec le sceau du prophète Mohamed se retrouvent sur de nombreux sites de vente en ligne Photo : Rue89 Strasbourg

Soupçons de fiche S

Anzor (le prénom a été modifié), en possédait une. Il n’a pas voulu venir témoigner à la conférence de presse. Sa mère dit qu’il est très éprouvé depuis sa garde à vue, il vomit et a perdu du poids. Le jeune homme de 17 ans qui pratique aussi la lutte vit chez son père à Strasbourg, mais séjourne régulièrement chez sa mère et son beau-père, qui ont également été interrogés longuement le matin de son arrestation.

Son beau-père, Mourad (le prénom a été modifié), d’origine ingouche, a obtenu le statut de réfugié en 2007. Depuis les attentats de 2015, il est régulièrement contrôlé. L’homme qui dirige une société de VTC est systématiquement stoppé à la frontière quand il va faire des courses à Kehl.

En 2019, il fait partie d’un groupe d’hommes et d’adolescents arrêtés lors d’une partie d’Airsoft (des lance-projectiles à air comprimé) sur un terrain militaire interdit au public. Certains de ces lance-projectiles sont des répliques d’armes de guerre. Le terrain est régulièrement utilisé pour ces parties par différents groupes. Mourad est persuadé d’être fiché S, une confirmation lorsqu’en 2109 l’Ofpra lui retire son statut de réfugié, avec un dossier très lourd à l’appui dont il dément chaque élément. Récemment, la commission départementale d’expulsion, composée de trois juges, lui a donné raison.

Sans en tirer d’enseignement général, son avocate Anaïs Rommelaere saisie d’un dossier similaire à l’encontre d’un réfugié tchétchène constate :

« La menace grave à la sûreté de l’état n’est pas justifiée, j’ai été surprise. Il s’agit d’amalgames. Si la préfète prend une décision d’expulsion, j’ai bon espoir qu’elle sera annulée. »

Expulsion de réfugiés

Depuis l’assassinat de Samuel Paty, les retraits de statuts à l’encontre des réfugiés originaires des régions du Caucase se multiplient. Des ONG comme Amnesty ou le comité Tchétchénie ont dénombré au moins une dizaine d’expulsions. En 2020, la CEDH a condamné la France pour l’expulsion vers la Russie d’un homme condamné en 2015 à cinq ans de prison pour association de malfaiteurs en vue de commettre des actes terroristes. L’homme qui bénéficiait du statut de réfugié avait été privé de son statut et renvoyé en Russie à l’issue de sa peine.

Dans le sillage de la guerre qui a ensanglantée la région dans les années 90, 60 000 à 75 000 personnes ont trouvé refuge en France. En Alsace, la communauté compte environ 15 000 membres. Chamil Albakov, porte-parole de l’Assemblée européenne des tchétchènes, une association créée fin 2020 et dont le siège est à Strasbourg- et à l’origine et de cette conférence de presse- regrette la fuite policière et le battage médiatique qui a suivi, sans plus de précaution :

« L’origine tchétchène des mis en cause a immédiatement été mise en avant et les jeunes ont été présentés comme s’apprêtant à commettre un attentat, personne ne va retenir l’info de leur libération sans poursuite, malheureusement bien moins médiatisée. »

« Prévenir la radicalisation avant que le pire ne se produise »

Depuis l’assassinat de Samuel Paty par Abdullakh Anzorov, la surveillance des forces de sécurité sur la communauté tchétchène s’est accrue. Localement aussi certaines enquêtes récentes impliquent des ressortissants du Caucase. Fin avril, six personnes ont été arrêtées dans la Bas-Rhin dans le cadre d’une enquête sur du financement d’activités terroristes via des bitcoins, révélaient les DNA. Trois sont toujours en détention.

« Nous comprenons l’action de la police en matière de lutte contre le terrorisme, souligne Chamil Albakov, mais on veut éviter la stigmatisation et aussi les actions démesurées. » L’association craint également l’instrumentalisation politique à l’approche de scrutins électoraux. Il estime que l’Assemblée européenne des Tchétchènes peut avoir un rôle important à jouer dans l’identification et la prévention de la radicalisation au sein de la communauté. Et regrette que ses contacts avec le ministère de l’Intérieur n’ait pas débouché sur une rencontre :

« Il faudrait que les autorités nous préviennent si soupçon il y a, avant que le pire n’arrive, nous pouvons déceler s’il y a des problèmes avec certains jeunes en leur parlant à eux et à leur familles. On veut aussi lutter contre les amalgames et rassurer la communauté, leur dire qu’il y a des droits ici en France, pas comme en Russie. La preuve, on peut organiser cette conférence. »

Ahmad dans sa chambre, montre ses médailles gagnées lors des compétitions de lutte. En 2019, il est arrivé 3eme au championnat de France dans sa catégorie. Photo : Sabrina Dolidze

Ahmad à Strasbourg a bénéficié de l’assistance d’une avocate commise d’office lors de son audition à Strasbourg. À ce stade, les policiers n’ont pas évoqué les accusations de terrorisme, mais ont posé des questions sur sa pratique religieuse ou sa personnalité, son attitude face aux attentats contre Charlie hebdo… Clémence Minet, son avocate, estime :

« Cela s’est bien déroulé, la situation a bien été expliquée à mon client par l’enquêteur qui respectait la parole d’Ahmad. Et mon client a pu se taire quand il ne savait pas répondre. »

Le jeune homme est pourtant meurtri par l’épisode. Il n’a pas cherché à recontacter ses amis depuis, mais souhaite se faire entendre :

« Si je parle aujourd’hui, c’est parce que j’ai de la peine pour mon neveu et ma nièce qui étaient présents lors de mon interpellation. À chaque fois qu’il y a un bruit dans l’appartement, ils se mettent à crier et pleurer. J’aimerais ne pas laisser passer cela. »

« Je me sens affaibli mentalement et physiquement »

Pour la conférence de presse, Ahmad avait ramené ses récompenses obtenues à la lutte, une voie qu’il espère poursuivre de façon professionnelle. En 2019, il était arrivé 3e au championnat de France. Depuis son interpellation, le jeune homme dort mal, dit avoir perdu du poids :

« La lutte c’est vraiment quelque chose qui me faisait du bien. Je sentais un potentiel en moi et ça me sortait la tête de mes problèmes. Mes parents me poussent à y retourner, mais je ne sais pas : je me sens affaibli mentalement et physiquement. »

Depuis, d’autres souvenirs sont remontés aussi. En 2019, alors qu’il arrive à l’entraînement de lutte, l’un des membres du staff du club lui lance un « sale djihadiste ». À l’époque, il était parvenu à passer outre, à ne pas en parler, aujourd’hui il pense que cela le retient de renouer avec le sport qu’il adore :

« À la maison aussi, dans l’immeuble, j’aide mes voisins. Mais depuis l’interpellation, j’ai peur du regard que les voisins peuvent porter sur moi. »

Mourad, le beau-père d’Anzor, qui a reçu la visite de la police suite aux interpellations des jeunes, en a déjà senti les effets :

« J’ai expliqué à mon voisin que la police n’avait rien trouvé à l’issue de la perquisition, qu’on avait rien à se reprocher. Il m’a dit : “la police ne vient jamais pour rien”. »


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