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Julien Gosselin dissèque l’intarissable violence du monde : un spectacle de dix heures

Trois romans portés sur scène pour près de dix heures de spectacle : voilà le projet massif que Julien Gosselin propose au public strasbourgeois. Le Théâtre National de Strasbourg (TNS) et le Maillon s’associent pour accueillir ce spectacle, tout comme ce fut le cas pour 2666 (joué en 2017). C’est dans la salle neuve du Maillon que la compagnie « Si vous pouviez lécher mon cœur » reprend place, avec ses décors imposants et ses graves préoccupations.

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Julien Gosselin dissèque l’intarissable violence du monde : un spectacle de dix heures

Julien Gosselin est un metteur en scène qui travaille exclusivement des œuvres contemporaines. Son matériau de prédilection est le roman. Pour cette création, il se consacre à l’américain Don DeLillo. Celui-ci écrit depuis 50 ans sur de nombreux sujets : le terrorisme, la crise économique, la mondialisation, les rapports de violences entre individus comme entre nations, le langage et sa fonction.

Ses trois romans choisis Les Joueurs, Mao II et Les Noms, donnent leur nom au spectacle éponyme. Publiés entre 1977 et 1991, ils élaborent un portrait du monde centré sur les États-Unis. Ils portent aussi leur regard jusqu’en Grèce et en Chine.

L’espace mobile permet de créer des intérieurs, des rues, qui évoluent selon la luminosité et la fumée ambiantes. (Photo de Simon Gosselin)

Don DeLillo grave dans ses mots son époque et les préoccupations de sa société

Dans Les Joueurs, l’intrigue s’articule autour de Pammy et Lyle Wynant, un couple dysfonctionnel dans le New York des années 70. Lyle est trader au World Trade Center. Un jour, l’un de ses collègues est tué par un terroriste. En enquêtant sur cet événement, Lyle finit par entrer en contact avec le groupe armé. Commence alors un enchaînement d’espionnages dans lequel il perd tout contrôle. Pammy, de son côté, cherche à échapper à l’ennui mortel de sa routine, et part en voyage avec deux amis dans le Maine. Mais cet isolement ne semble pas suffisant pour les rasséréner.

Mao II appuie sur les contrastes de taille et de nombre. D’un côté se trouve l’écrivain Bill Gray, ermite littéraire rattrapé par la réalité, et de l’autre les foules laborieuses, à travers la figure de Mao Zedong. Il explore la figure du romancier et celle du terroriste, en les comparant comme deux équivalences. Quant au roman Les Noms, il s’attache à suivre des investisseurs américains, traders et stratèges qui sillonnent le proche-Orient pour défendre les intérêts de leurs sociétés. L’un d’eux se prend d’une fascination morbide pour une secte effectuant des meurtres rituels dans la région. À travers lui se dessine une double tentative de compréhension : l’Amérique qui s’exporte dans le monde et ce dernier face à la puissance écrasante de l’Amérique.

La caméra plonge dans la sphère intime des appartements privés, là où la solitude se fait ressentir le plus cruellement. (Photo de Simon Gosselin)

Le roman comme réceptacle et observatoire de la violence

La dimension romanesque du spectacle est évidente. Julien Gosselin ne travaille pas à partir d’actualités, de reportages ou de documents historiques : son matériau contient déjà une écriture artistique très marquée. Dans le spectacle, on retrouve la nécessité de lier entre eux des événements, des personnages, des enjeux. Les trois spectacles sont séparés, que ce soient les décors et mises ou scène, ou plus simplement dans leurs noms, mais l’ensemble est homogène. Les enjeux amorcés dans Les Joueurs sont explorés dans les deux pièces suivantes, de différentes manières. La solitude de Bill Gray face au monde dont il s’est retiré fait écho à celle de Pammy et Lyle à New York. Bien qu’il soit possible de voir indépendamment chacun des spectacles, leur juxtaposition crée un sens inédit.

Fondamentalement, Julien Gosselin veut parler de la violence dans son théâtre. Elle prend de multiples formes : c’est la violence des marchés contre les pays, celle des gouvernements contre les populations, celle des murs contre les corps, celle du marteau contre le crâne. C’est la confrontation entre des idéologies d’organisation du monde qui ne peuvent coexister et qui sont amenées à se combattre à mort. C’est aussi la violence inconsciente de l’isolement, des individus coupés de la masse. La solitude est un élément récurent du spectacle, qu’elle soit subie, crainte ou recherchée. La violence de ce monde n’est pas tant un moyen d’action que le sujet même des actions. Vivre, avancer, subsister implique d’exercer cette violence, même aveugle et apparemment sans but.

La performance est théâtrale, technique et cinématographique

La technique déployée par ce spectacle est impressionnante de complexité. Le décors évolue continuellement, et les techniciens épaulés des acteurs effectuent une chorégraphie. Les meubles et les praticables bougent, le rideaux et les écrans montent et descendent. Le plateau est mis à l’épreuve de ses possibilités techniques de transformation et d’adaptation. La lumière elle aussi est sans cesse réadaptée pour créer de nouvelles ambiances.

Certains changements de décors se font à vue et le jeu ne s’interrompt pas pour autant, il y a toujours quelque chose à voir. (Photo de Simon Gosselin)

Tout comme dans les précédents spectacles de Julien Gosselin, la vidéo est un élément vital. La première heure du spectacle ne laisse pas voir le moindre acteur directement : tout est disponible sur les écrans. Les comédiens sont filmés en direct par des cadreurs qui effectuent une réalisation nouvelle à chaque représentation. Le tour de force est à saluer : le montage, les changements de décor, d’espaces, d’ambiance, tout se fait en direct avec une qualité visuelle irréprochable.

Avec ce travail de l’image, la mise en scène s’accorde le pouvoir de l’écrivain : celui de cadrer le regard du lecteur, en ne lui délivrant que les informations qu’il désire transmettre. La musique, omniprésente, est réalisée en direct par une régie installée sur le plateau.

L’acteur monologue entouré de corps, accentuant ainsi la symbolique de sa solitude. (Photo de Simon Gosselin)

Le spectacle se pose comme une fraction minuscule de la réalité

Julien Gosselin ne prétend pas faire de théâtre. Les œuvres qu’ils monte naissent de sa volonté de porter en scène, en chair et en muscles des mots, des romans. Les spectacles de la compagnie « Si vous pouviez lécher mon cœur » semblent extraordinairement denses. Plus que la durée de l’ensemble de 9h30, c’est plus ce qui est montré et exploré. Le spectacle ménage un sentiment d’inexpliqué et d’inconnu.

Ce qui est abordé sur scène ne représente à chaque moment, qu’une infime frange d’une globalité que l’on devine immense, presque inconcevable. Les personnages eux-mêmes incarnent ce sentiment : ils sont en quête de savoir, de réponses, de révélations. Ils enquêtent en vain, pataugeant dans le noir en suspectant qu’il y a toujours bien plus à découvrir que ce qu’ils n’ont déjà dévoilé.

Dans « Les Noms » la plupart des échanges s’effectuent dans l’obscurité et la confidence. (Photo de Simon Gosselin)

Au fur et à mesure des spectacles, la scénographie se fait de plus en plus opaque. Aux espaces de lumière clinique des Joueurs succèdent la lumière tamisée du bureau de Bill Gray, puis les lueurs de bougies où s’échangent des confidences sur la secte sans nom. La fumée bouche la vue.

Tout comme dans 2666, Julien Gosselin prend garde à ne rien boucler, à ne pas marquer de fin claire à son intrigue. Il la décante jusqu’à créer un flou : les dernières scènes font-elles encore partie de l’histoire ? Rien n’est résolu. La recherche d’une raison à ces gestes de violence ne peut aboutir. Son intérêt réside bien plus dans la nécessité de révéler l’existence des questions, de réveiller cette démangeaison incessante qui ne quitte plus le plateau.


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