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Au tribunal, le parcours d’une combattante, harcelée sexuellement par un médecin de son hôpital

Pendant plusieurs mois, une salariée d’un hôpital de Brumath a subi les avances et les gestes obscènes d’un médecin. Lorsqu’elle dépose plainte pour harcèlement sexuel, elle perd le soutien de sa direction. Elle finit par démissionner et déménager. Récit du parcours d’une combattante à la veille du procès au tribunal correctionnel de Strasbourg.

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Au tribunal, le parcours d’une combattante, harcelée sexuellement par un médecin de son hôpital

Le calvaire dure depuis plus de trois ans pour Manon (le prénom a été modifié). En 2016, cette ancienne salariée de l’hôpital de La Grafenbourg, à Brumath, subit de plus en plus de remarques obscènes, d’appels incessants et de caresses de la part d’un médecin de l’établissement. La jeune femme finit par travailler la boule au ventre. Elle en perd l’appétit, le sommeil aussi. En juin 2017, elle porte plainte pour harcèlement sexuel. Mais les difficultés ne font que commencer. Récit du « parcours d’une combattante », comme le décrit l’avocate de la victime, Me Amandine Rauch. Le procès aura lieu au tribunal correctionnel de Strasbourg le jeudi 3 septembre à 8h30.

« Des compétences unanimement appréciées »

Pour Manon, les premières années à La Grafenbourg se sont bien déroulées. Lorsque l’employée se lasse d’attendre une titularisation et souhaite quitter l’établissement fin 2015, le président de la Commission Médicale d’Etablissement (CME) tient à faire savoir que « le travail de Madame est très efficace et ses compétences unanimement appréciées ». Ayant obtenu une stagiairisation, elle finit par rester à l’hôpital de Brumath.

Appréciation du travail de Manon (le prénom a été modifié) par le président de la commission médicale d’établissement en date du 9 décembre 2015. (Document remis)

De son harceleur, elle se souvient d’abord d’un docteur « familier, marrant… » C’était en 2011. Son visage s’assombrit ensuite, quelques larmes coulent sur ses joues : « Je ne comprends pas pourquoi après tant d’années, il s’est permis de m’attraper le visage pour m’embrasser sur la commissure des lèvres. » On est en septembre 2016, elle travaillait à son bureau.

« Elle est restée sans voix »

Pendant plusieurs mois, cette membre du personnel administratif se sent suivie, « parfois jusqu’aux toilettes ». À chaque occasion, les remarques obscènes se multiplient : « J’ai envie de te serrer dans mes bras », « Si j’avais 25 ans de moins… », « Tu es ma princesse », dit doucement avec une main caressant l’épaule… Tous les jours, après le déjeuner, le médecin l’appelle par téléphone : « Où as-tu mangé ? Avec qui ? »

En août 2016, il enlace Manon par derrière et touche sa poitrine. Une secrétaire de l’hôpital assiste à la scène qu’elle décrira plus tard à un gendarme dans le cadre de l’enquête :

« Le docteur est arrivé comme d’habitude, à plaisanter. À un moment, il s’est mis derrière Manon, qui elle était assise. Il l’a enlacé avec ses bras, et a posé ses mains sur sa poitrine. J’ai immédiatement réagi et j’ai fait une remarque au docteur : “Vas y te gène pas, touche lui les seins.” Il m’a regardé et il a ri. Quant à Manon, elle a été surprise par ce geste. Elle est restée sans voix. »

La même salariée décrit le docteur comme « très tactile (…) il me prenait par les épaules par sympathie, même si cela ne me plaisait pas ».

Dans une autre audition à la gendarmerie, une agent de service hospitalier décrit un « guignol de service » et son comportement :

« – Avec certaines personnes, il est très tactile et il a une autre façon de parler avec certaines collègues.
– Qu’entendez-vous par tactile ?
– Parfois il pose sa main sur les épaules des femmes, en caressant les épaules.
– Quelle est la réaction des femmes qui ont affaire aux “caresses” du docteur ?
– Elles ne disent rien, elles ne le repoussent pas. »

Auprès de Rue89 Strasbourg, Geneviève (prénom modifié), une ancienne infirmière de l’hôpital, témoigne avoir conseillé à ses stagiaires féminines « de ne pas aller dans son bureau ».

Le soutien puis les représailles de la direction

Lorsque Manon alerte sa direction en janvier 2017, elle obtient d’abord une réaction de soutien. Le directeur de l’hôpital accorde la protection fonctionnelle à la victime, qui obtient ainsi une assistance juridique pour réparer les préjudices subis. Il déclenche aussi une enquête administrative interne et alerte la directrice générale du centre national de gestion des praticiens hospitaliers.

Mais rien ne change. Manon décide de porter plainte en juin 2017. C’est l’attitude du directeur qui change alors : « Il a fini par me dire que j’étais peut-être à l’origine du comportement du médecin », se souvient-elle. Sollicité à plusieurs reprises, le responsable de l’établissement n’a pas donné suite à notre demande d’interview.

Par la suite, Manon subit des représailles de sa direction. En juillet 2017 et en janvier 2018, elle voit son statut de stagiaire prolongé malgré la qualité de son travail : « Il est impératif que Manon instaure des relations professionnelles sereines et soit en capacité de recréer un climat propice à la collaboration entre acteurs de l’établissement », lit-on dans la justification de l’hôpital. Le 26 mars 2019, le tribunal administratif de Strasbourg retoque la décision du directeur :

« En se fondant, pour proroger le stage de l’intéressée, sur les difficultés relationnelles qu’elle a rencontrées au cours de son stage, sans rechercher à les établir plus précisément et sans tenir compte du contexte particulier en rapport avec les faits de harcèlement sexuel dénoncés, le directeur du centre hospitalier a entaché sa décision d’une erreur d’appréciation manifeste. »

Décision du tribunal administratif de Strasbourg quant à la prolongation du statut de stagiaire de Manon (le prénom a été modifié) (Document remis)

La rumeur et l’omerta

Suite à sa plainte, la jeune femme se souvient de la difficulté à récolter des témoignages de collègues : « Elles avaient peur de perdre leur emploi, je comprends. » Il y a aussi les bruits de couloir, qui évoquent « des faveurs de ma part pour être titularisée… C’est scandaleux ! » Le temps passe, Manon sombre. En arrêt maladie, elle ne sort plus de chez elle, sauf pour aller chez le médecin ou le psychologue. Elle finit par démissionner et déménager : « à Brumath, tout me rappelait cette situation. »

Philippe Gueth, responsable juridique à la CFDT Santé Sociaux 67, déplore ce départ de Manon. « Elle est victime mais c’est elle qui a dû partir », observe celui qui a aidé l’assistante sociale dans ses démarches. Il regrette « une direction qui ne veut pas nuire à l’image de son hôpital et des infirmières ou ASH qui ont peur de voir leurs horaires ou leur service changer. »

Pour Geneviève, l’omerta est lié à la situation du docteur : « Vous savez, c’est un médecin spécialisé. La direction le couvre parce que s’il part, ils auront du mal à trouver quelqu’un d’autre… »

« Vivre avec ce doute des gens »

En juin 2020, le parquet de Strasbourg décide de poursuivre le médecin pour « harcèlement moral ». Il est reproché au médecin d’avoir « dégradé les conditions de travail de l’agent par un comportement déplacé et des paroles à connotation sexuelle ».

Une semaine avant l’audience au tribunal correctionnel, et malgré les trois longues années de procédure, Manon, qui a retrouvé un emploi, s’estimait chanceuse : « Au moins, ma plainte n’a pas été classée sans suite. » Elle espère désormais une condamnation du médecin :

« C’est difficile de vivre avec ce doute des gens. La plupart d’entre eux se préoccupait plus de l’impact sur sa carrière que des conséquences pour moi. »

Son avocate, Me Amandine Rauch, renchérit :

« La reconnaissance du préjudice subi fait partie de la réparation psychologique qu’on recherche. Et ce litige doit aider à libérer la parole. Des plaintes peuvent donner lieu à des audiences. Il faut que les femmes continuent ce combat. »

Interrogé par la gendarmerie sur ses « propos entreprenants », le docteur parle de « ton de la camaraderie » et nie toute « pensée sexiste ». Quant au geste déplacé datant d’août 2016, il admet « avoir peut-être effleuré ses seins ». Contacté par l’intermédiaire de sa direction, le médecin mis en cause n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.


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