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« Sans le Rhin, l’Ill serait à sec à Strasbourg »

Maître de conférence en biologie et hydroécologie, réalisateur et plongeur, Serge Dumont alerte dans une tribune sur la baisse du niveau de la nappe phréatique. L’Ill, sans sa connexion avec le Rhin, serait aussi asséchée que les autres cours d’eau de France, dont les images spectaculaires font le tour du pays.

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« Sans le Rhin, l’Ill serait à sec à Strasbourg »

Nous avons battu un triste record le 13 août sans que l’information n’ait été révélée, la nappe phréatique d’Alsace fut au plus bas dans la plaine du grand Ried, mesurée à 157,01m dans la zone dite « Ill aval » au piézomètre de Rossfeld, qui mesure le niveau de la nappe depuis 1965. Mais aussi à Hilsenheim, Guémar et Illhaeusern, avec de nombreuses rivières et zones humides à sec (Langert, Neugraben, l’Andlau sur 10 km, du jamais vu) et une forte mortalité chez les poissons et les invertébrés. 

L’année 2022 battra certainement tous les records avec une sécheresse installée depuis l’automne 2021. Avec 9,7 mm de précipitations alors que la normale est de 61,6 mm, il n’y a jamais eu aussi peu de pluie en juillet depuis le début des mesures. Pour ne rien arranger, les températures ont été très élevées, au troisième rang des mois de juillet les plus chauds depuis le début du XXe siècle. Et les records s’enchaînent, il ne s’agit plus d’épisodes rares et exceptionnels mais récurrents. Le dernier niveau bas record de la nappe datait de 2020.

80% de l’eau consommée par l’agriculture

Malgré ce constat, la zone Ill aval est restée en simple vigilance, sans restrictions d’usage de l’eau jusqu’au 12 août. La mise en alerte sécheresse par la préfecture n’est arrivée que le 13 août, beaucoup trop tard et insuffisant, les rivières étaient déjà à sec. De la mi-juin à la mi-août, la palme de la consommation revient à l’irrigation pour l’agriculture, et de loin. Ne pas confondre consommation et prélèvement, l’industrie rejette une grande partie de l’eau prélevée, pour le refroidissement par exemple, alors que l’agriculture consomme toute l’eau prélevée. Entre la mi-juin et la mi-août, la consommation pour l’irrigation en Alsace représente 80% de la consommation en eau avec près de 102 millions de mètres cubes en 2019, selon la Banque nationale des prélèvements en eau, très largement pour le maïs (qui a besoin d’eau quand il n’y en a pas) et principalement dans le Haut-Rhin avec un peu plus de 70 millions de m3 en 2019. Des chiffres « très largement sous-estimés » d’après l’étude GES’EAU’R du BRGM.

L’eau des rivières et des zones humides s’évapore dans les champs de maïs dans une indifférence quasi générale quand ce n’est pas du déni, dans le mythe d’une nappe phréatique inépuisable. Pour le syndicat agricole de la FDSEA, au micro de BFM Alsace par exemple, le phénomène n’est pas inquiétant : « En termes de variations, on parle de 10 à 15 centimètres, sur une nappe qui fait 100 mètres d’épaisseur. Il faut quand même relativiser l’affaire ».

L’Alsace deviendrait comme la Californie

Pourtant, l’étude  GES’EAU’R du BRGM a montré que le rabattement (baisse) de la nappe phréatique provoqué par l’irrigation est de 6 à 130 cm selon les endroits. Si l’on perd le premier mètre, on perd toutes les rivières et les zones humides, l’Alsace deviendrait comme la Californie, une zone aride en surface avec une nappe en sous-sol. On en prend le chemin au niveau national puisque les sols n’ont jamais été aussi sec en juillet depuis le début des mesures.

Lorsque le niveau de la nappe phréatique baisse, les rivières s’asséchent rapidement. Photo : Serge Dumont / doc remis

En Alsace, l’irrigation consomme presque autant d’eau en deux mois que l’ensemble des 1,9 million d’Alsaciens en une année pour l’eau potable. Mais pas au même prix ! Pour l’irrigation, les 10 000 premiers mètres cubes sont gratuits, puis facturés 4,71 euros les 1 000 mètres cubes au-delà. En France, les particuliers doivent débourser en moyenne 3,5 euros le mètre cube, un élément important dans la gabegie constatée.

L’Ill aval s’assèche et nous regardons ailleurs

Alors pourquoi la zone Ill aval n’a été placée en alerte sécheresse que depuis le 12 août malgré ce record ? Parce que nous regardons ailleurs, plus précisément à Sundhoffen le long de l’Ill où se trouve le piézomètre de référence pour la très grande zone Ill aval. Mais comme le niveau est soutenu par de l’eau du Rhin en période d’étiage, environ 10m3 par seconde, cela est considérable et le niveau du piézomètre de référence à Sundhoffen est toujours correct.

Sans cet apport en eau du Rhin, l’Ill serait très basse en été, notamment dans Strasbourg, ce qui interpellerait immédiatement la population sur la situation dramatique actuelle comme c’est le cas pour la Loire. Avec le soutien de l’Ill par le Rhin, qui ne résoudra rien à long terme, les Alsaciens sont leurrés et les pompages indirectement encouragés.

L’Ill est divisé en plusieurs bassins d’observation. Photo : carte transmise

Un texte correctif en attente

Un projet de nouvel arrêté cadre a été rédigé au printemps qui corrige cette situation pour le moins ubuesque, avec une sectorisation en cinq parties de la zone Ill aval, chacune avec un piézomètre pertinent. Le texte attend signature à la préfecture, le temps de la consultation des parties impliquées, c’est bien long quand même. La Chambre d’agriculture a déjà donné un avis défavorable au nouvel arrêté, ce qui n’a rien d’étonnant.

Avec les critères du nouvel arrêté, l’Ill aval serait en situation de crise. Pour les scientifiques du BRGM et de l’Unistra, le nouveau texte est un progrès mais à minima, bien en-deçà des enjeux en cours et une incitation insuffisante à la réforme du système.

Le modèle agricole basé sur l’irrigation comme seule réponse

Ailleurs, où des interdictions à l’irrigation ont été publiées, certains agriculteurs avouent continuer d’irriguer « pour ne pas crever ». Leur désarroi est compréhensible, les agriculteurs en difficulté doivent être soutenus, mais la situation actuelle a été prédite par les scientifiques dans de nombreux rapports et rien n’a été anticipé. Si aucun homme ne doit rester sur le bord du chemin, le système agricole productiviste basé sur l’irrigation comme seule réponse au changement climatique doit s’effondrer.

L’été 2022 est marqué par son intense sécheresse et de nombreux poissons morts dans les cours d’eau. Photo : Serge Dumont / doc remis

Toute tentative d’acharnement à maintenir ce système moribond par des infrastructures comme les bassines inutiles et coûteuses est un temps précieux de perdu à appliquer les solutions pérennes qui existent, comme l’explique un rapport récent de l’INRAE, notamment l’agroforesterie qui permettrait de réduire la consommation d’eau de 42% où des modifications de l’assolement (rotation des cultures) pour des sols plus riches en matière organique qui absorbent bien l’eau, en finir avec le labour qui détruit la structure des sols. De nombreux paysans s’y sont déjà engagés, ils doivent être soutenus, il en va également du maintien de la fertilité des sols, la création de puits de carbone, le bien-être animal etc. Plus un centime ne doit être détourné de ces objectifs.

Modifier notre rapport à l’eau

Bien sûr, il n’y a pas que l’agriculture qui consomme de l’eau et tout le monde doit modifier son rapport à l’eau. Les toilettes utilisant de l’eau potable (36 litres/jour/habitant) par exemple nécessitent des adaptations, les toilettes sèches devraient se développer partout où cela est possible. Au total, nous buvons seulement 1% de l’eau potable que nous prélevons. Il faut aussi modifier notre régime alimentaire pour un régime moins carné, il faut 13 à 15 fois plus d’eau pour faire un kilo de viande que pour faire 1 kg de végétaux. D’énormes efforts peuvent aussi être réalisés par les collectivités, notamment par l’utilisation de plantes vivaces au lieu d’annuelles pour le fleurissement, la récupération de l’eau, etc..

Tout doit être mis à plat dans un projet commun, une révolution, nous devons surtout penser à long terme. La guerre pour l’eau a déjà commencé, c’est urgent.

Serge Dumont
Maître de Conférence HC à l’Université de Strasbourg
Laboratoire image ville environnement / CNRS


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