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Vogue, cabaret, bar et future asso : à Strasbourg, la scène queer s’émancipe

Apéros queer, organisation de « balls » avec performances de voguing, ouverture prochaine d’un bar labellisé queer… En 2021 à Strasbourg, les cultures queer se sont ouvertes au grand public. Rencontre avec ceux qui cherchent à rendre visible la communauté alsacienne.

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Vogue, cabaret, bar et future asso : à Strasbourg, la scène queer s’émancipe

Le 30 octobre 2021, une fête d’un autre genre a eu lieu à l’hôtel Kaijoo, rue du Jeu-Des-Enfants. Toute la journée et une bonne partie de la nuit, les Strasbourgeois ont pu y découvrir des artistes de la scène « ballroom », du nom de cette culture née dans les rassemblements de communautés afro-américaines et latino-américaines LGBT+ (Lesbienne, Gay, Bi, Trans…) dès les années 1920 à New York. Les balls désignent donc ces festivités issues d’une culture « queer » – un terme utilisé pour désigner l’ensemble des minorités sexuelles et de genre. Cent ans après leur apparition outre-Atlantique, elles investissent enfin Strasbourg.

Balls, runways et voguing rue du Jeu-Des-Enfants

Le ball du 30 octobre était organisé par une équipe emmenée par Bo Johnson, artiste non-binaire strasbourgeois de renom. Les défilés, qui sont aussi des concours, sont organisés en plusieurs catégories. La catégorie « Vogue fem » appelle à pratiquer le voguing, une danse née dans les balls new-yorkais et popularisée par le tube Vogue, de Madonna. Certaines rubriques sont plus engagées, comme la catégorie « Realness ». Elle invite les participants LGBT+ à faire semblant d’être dans la norme hétérosexuelle.

La soirée du 30 octobre a réuni près de 250 personnes autour de huit danseurs et danseuses qui ont défilé sur le « runway » – la piste, en français. Sept heures de cours initiatiques ont également été prodiguées par ces différentes têtes d’affiches, dont l’artiste voguing Vinii Revlon, résident du centre culturel La Gaîté Lyrique à Paris, et invité à l’Elysée pour la Fête de la musique en 2018, aux côtés du célèbre DJ Kiddy Smile. Bo Johnson remarque :

« Il était difficile de comprendre pourquoi Strasbourg n’avait pas encore de scène ballroom. Celle de Paris, bien sûr, monte en puissance depuis dix ans. Mais même Metz a eu un ball avant nous, en septembre au Centre Pompidou ».

Des participants au ball de l’hôtel Kaijoo, le 30 octobre Photo : document remis

De futurs vogueurs internationaux formés avenue des Vosges

Parmi les artistes locaux ayant participé au ball, il y a Ksu Labeija, employée dans la cybersécurité le jour et prof de voguing chaque mercredi soir, avenue des Vosges, devant une dizaine de personnes. Venue d’Ukraine, où elle s’est formée à la culture ballroom, Ksu est arrivée à Strasbourg en 2015. Labeija est son « nom de famille » de scène. C’est aussi celui de Glampa Tommie, l’artiste américain qui l’a recrutée dans la maison Labeija, l’une des plus anciennes de l’histoire des ballrooms. Elle regroupe aujourd’hui près de 70 artistes du monde entier. À l’origine, les « maisons » étaient des refuges pour les jeunes LGBT+ mis au ban de leurs familles et de la société.

« Il n’y avait absolument aucune scène quand je suis arrivée à Strasbourg, se souvient Ksu. Alors j’allais dans les « battles » de breakdance et de hip-hop, comme celles qu’organisait le Fat, et j’y introduisais quelques mouvements de voguing. En 2018, le Studio 116, une école de danse urbaine, m’a proposé de donner un cours. En 2019, ça a été la Grenze. Et là, des participants m’ont demandé si j’envisageais de donner des cours chaque semaine. Grâce au bouche à oreille, j’ai eu de plus en plus d’élèves, de trois au départ jusqu’à une dizaine de réguliers aujourd’hui ».

Ksu Labeija Photo : document remis

« Strasbourg est en train de s’émanciper »

Ksu est désormais une artiste voguing reconnue, à tel point qu’elle est devenue « mère » de la maison Labeija. Avec ce nouveau statut, Ksu a pu « recruter » Lola, l’une de ses élèves strasbourgeoises. Au ball du 30 octobre, cette dernière a remporté la catégorie « Runway ». « J’ai lâché une petite larme, admet Ksu. Je l’ai connue toute timide, et maintenant, elle s’est véritablement approprié les codes du voguing ». Son but : former davantage d’élèves strasbourgeois pour les présenter dans les plus grandes ballrooms parisiennes et internationales. Bo Johnson poursuit le même objectif :

« Strasbourg est en train de s’émanciper. Nous, les queers, nous sommes plus acceptés qu’auparavant. J’aimerais en profiter pour que ma ville s’ouvre d’autant plus à l’autre. On a beaucoup de choses à apprendre des artistes venus d’ailleurs, tout en mettant en avant la scène locale qui existe déjà et en la formant ».

« Les curieux ont adoré notre univers »

Hasard du calendrier, le lendemain du ball de l’hôtel Kaijoo, c’était Halloween. La fête préférée de Tiffany, une Strasbourgeoise de 28 ans, qui en a profité pour la transformer en « Halloqueer ». Le résultat : une soirée de 300 personnes, organisée à la Plaine des bouchers. Derrière cet événement qui a fait salle comble se cache l’agence La Nouvelle, spécialisée dans la promotion des cultures queers. Tiffany l’a cofondée en mai 2021 avec son amie Marine, étudiante en communication. En juin 2021, elles avaient organisé la soirée de lancement de la maison de couture Du Fermoir-de-Monsac, créée par les artistes drag James et ViviAnn.

Avant de se constituer en agence, Tiffany avait déjà œuvré à Strasbourg pour des événements plus inclusifs. En février 2020, elle contacte la mairie pour lui proposer un défilé et une table-ronde avec une sociologue et des associations LGBT+ lors du festival Strasbourg mon amour. Objectif de ce « Kinky Corner » : jouer et réfléchir autour des stéréotypes de genre. Depuis, entre deux confinements, Tiffany a organisé à La Kulture des cours de voguing assurés par des célébrités parisiennes, comme Habibitch. Puis un « cabaret queer », en octobre 2020 à la Péniche Mécanique.

« À la base, ces événements étaient plutôt destinés à la communauté queer. Je n’avais pas fait tellement de communication. Mais finalement, via le bouche à oreille, beaucoup de personnes extérieures sont venues et on a eu des supers retours. Les personnes queer nous ont remerciées de les avoir faites se sentir à l’aise, et les curieux ont adoré notre univers ».

« J’ai envie de visibiliser ma communauté »

Un bilan qu’espère pouvoir faire Clément, la cinquantaine, dans quelques mois. Il est le Strasbourgeois derrière le futur et mystérieux « Canapé Queer ». Sur les réseaux sociaux, sa communication est bien ficelée : déjà 600 abonnés Instagram et 500 likes sur Facebook pour ce bar dont l’ouverture n’est prévue qu’à la fin de l’année. Cet ancien employé de l’industrie pharmaceutique a profité d’un licenciement économique pour se lancer dans l’aventure de gérant de bar :

« Aujourd’hui, j’ai envie de faire quelque chose pour ma communauté, pour la visibiliser davantage. »

Clément compte ouvrir son bar queer d’ici la fin de l’année 2021 Photo : Lola Collombat / Rue89 Strasbourg

Le bar de Clément exposera une large collection de vinyles d’artistes queer du monde entier, des années 80 à aujourd’hui : Jimmy Sommerville, Elton John, Nakhane Toure… Sa future bande-son est d’ailleurs peuplée uniquement de ces interprètes. Il y aura également une bibliothèque d’ouvrages sur les cultures et les luttes queer, et enfin, une scène ouverte, « pour que chacun puisse faire profiter aux autres de ses talents en danse, en chant ou en humour ».

« Les LGBT+ sont extrêmement créatifs. Cela vient peut-être du fait qu’on a eu besoin de se cacher pendant longtemps, tente-t-il d’analyser. Une fois qu’on s’est libérés, on a d’autant plus envie de s’exprimer.

Quarante personnes aux apéros queer de Marie

Moins grandioses que ces balls et ces bars, des « apéros queer » sont apparus à Strasbourg au début du mois de septembre. Marie, une Strasbourgeoise de 28 ans, en est à l’origine. Le premier de ces pique-niques organisés « pour rencontrer d’autres LGBT+, sortir en sachant qu’on pourra être vraiment soi-même, et échanger sur des sujets qui nous concernent », a réuni quarante personnes, en majorité queer, mais aussi certains hétéros, principalement des amis de participants. « Je ne m’attendais pas du tout à un tel succès, témoigne la jeune femme. Mais du coup, j’ai remis ça la semaine d’après et ça a duré cinq semaines, jusqu’à ce qu’il commence à faire trop froid, début octobre ».

Pour Marie, les confinements de 2020 et 2021, qui ont pu accroître l’isolement des personnes LGBT+ selon l’association SOS Homophobie, ont renforcé le besoin de se retrouver alors que la situation sanitaire était devenue meilleure cet été. Elle voit aussi une autre explication au succès de ces apéros un peu improvisés :

« Les retrouvailles de ce type sont communes au sein des associations LGBT+ historiques de Strasbourg, comme La Station ou FestiGays. Mais là, j’avais envie de m’ouvrir à des personnes qui n’étaient pas forcément engagées ».

De la place pour la nouvelle génération

Investie pendant plus de deux ans chez FestiGays, et actuellement au sein de l’association féministe et lesbienne La Nouvelle Lune, Marie pense que la nouvelle génération a besoin d’initiatives queer réinventées à Strasbourg :

« Les personnes les plus jeunes, qui se réclament souvent de la non-binarité, peuvent ne pas se retrouver dans les associations historiques, qui sont gérées par des personnes plus âgées qu’elles. Je pense qu’il y a de la place pour tout le monde, et notamment pour une asso plus jeune. »

Le visuel des Apéros queer, créé par Marie Furlan Photo : document remis

Marie est donc en train de monter la sienne, Juin 69, qui veut proposer « des expos, des concerts, des marchés de créateurs… pour mettre en avant tous les talents queer à Strasbourg ou en Alsace ». Communicante de métier, Marie a customisé sa page Instagram avec des visuels tendances, qui parlent davantage à la génération réseaux sociaux.

D’autres initiatives queer se lancent, avec une ambition plus intimiste. C’est le cas d’une page Instagram ouverte en septembre, et qui invite chaque semaine ses followers à se réunir dans un nouveau bar. Compte privé, surveillance du réseau – les abonnés doivent accepter la demande d’abonnement du modérateur -, les initiateurs font en sorte que leur concept reste sous contrôle. Ils n’ont d’ailleurs pas souhaité répondre à notre demande d’interview. « Il ne faut pas oublier que plus on s’expose, plus ceux qui nous combattent deviennent agressifs », ont rappelé les interlocuteurs rencontrés pour cet article. « Encore aujourd’hui, nous sommes la cible de discriminations, voire d’attaques physiques ». Dès lors, l’avènement d’une culture queer visible à Strasbourg imposerait de redoubler de vigilance afin que ces évènements restent sécurisés pour le public cible premier : les personnes LGBT+. »


#LGBT

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