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Harcèlement, erreurs de conception… Les rues strasbourgeoises à l’épreuve de l’égalité femmes-hommes

Un détour pour éviter un groupe d’hommes, des installations sportives pas toujours accessibles, des toilettes sans poubelle… Autant de petits riens qui mis bout à bout, rendent l’espace public moins accessible pour les femmes. Enquête à Strasbourg sur ces inégalités actées au point d’en être invisibles et sur les embryons de solution.

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Harcèlement, erreurs de conception… Les rues strasbourgeoises à l’épreuve de l’égalité femmes-hommes

À l’occasion des journées de l’architecture, le collectif MéMO a posé ses valises à Strasbourg. Cette association regroupe des femmes architectes, qui militent pour davantage de parité au sein de leur profession et une architecture plus inclusive, capable de tenir compte des besoins d’une population dans sa diversité. En cet après-midi d’automne, elles viennent parler d’inégalité de genre avec des étudiants architectes de l’INSA.

Vaste et difficile programme, car lesdites inégalités constatées dans l’espace public relèvent souvent du détail. Des anecdotes non-dites, ou occultées par le poids des habitudes. Heureusement, Giulia Custodi, membre du collectif MéMO et doctorante en architecture, a trouvé l’angle d’attaque parfait en abordant un thème cher à Strasbourg : le vélo :

« Les femmes se déplacent davantage à pied que les hommes. Pourquoi ? Quand il n’y a qu’une voiture dans le ménage, c’est souvent l’homme qui s’en sert la journée pour aller travailler. Et le vélo convient assez mal aux femmes, à cause des tâches dont elles héritent. C’est compliqué d’accompagner des enfants en bas âge à l’école, ou de traîner une semaine de courses sur un vélo. »

La salles d’arts plastiques où Giulia Custodi anime son atelier donne sur le boulevard de la Victoire, et une scène aussi drolatique que révélatrice vient lui donner raison. Dans le dos de l’architecte, une cycliste tente un démarrage sur le terre-plein central. Elle hisse péniblement un sac de courses dans le porte-bagage de son Vélhop, donne un premier coup de pédale pour lancer sa bécane alourdie, et manque de perdre l’équilibre. Il lui faut une deuxième tentative pour s’élancer.

Pour Giulia Custodi (à droite, stylo en main) , « Les étudiants, hommes comme femmes, ont parfois du mal à comprendre que l’espace public n’est pas neutre. » (Document remis)

En 2014, nos confrères de Rue89 Bordeaux relayaient une tribune d’Yves Raibaud. Géographe à l’Université de Bordeaux, il constatait que le vélo en ville restait principalement une pratique masculine, l’apparition d’un deuxième enfant était souvent pour les femmes synonyme d’abandon de la bicyclette. Un brin provocateur, il soulignait l’urgence de réfléchir à des solutions pour tout le monde, sous peine de voir émerger un modèle de ville non-polluante uniquement praticable par « des hommes jeunes, sans enfant et en bonne santé. » À Strasbourg, Vélhop, filiale de la CTS, assure ne disposer d’aucune statistique sur le genre de ses usagers. Des usagers des transports en commun, la société strasbourgeoise constate en revanche un public légèrement plus féminin : 57% de ses utilisateurs sont des femmes, pour 43% d’hommes.

Le deuxième Code de la route contre le harcèlement de rue

Dommage pour le vélo. Pas cher, accessible, rapide… Il est souvent cité comme moyen le plus sûr de s’éloigner rapidement d’un danger potentiel et ne pas s’exposer au fameux harcèlement de rue. Les remarques désobligeantes et répétées de la part d’hommes est l’inégalité la plus identifiée, et l’une des rares qui a donné lieu à une prise de parole massive des personnes concernées lors de la rencontre organisée par le collectif Memo. « C’est ça être une meuf à Stras les gars », soupirait une Strasbourgeoise dans le quartier de l’Esplanade, où elle avait filmé ses harceleurs. La vidéo avait été très partagée. Marion, aspirante architecte à l’Insa, confirme laconiquement :

« Du harcèlement de rue ? Oui il y en a comme partout. Le soir ça arrive un peu. J’essaie toujours d’éviter les groupes de mecs. »

Résultat, toutes les femmes détaillent leurs techniques d’anticipation et de prise de décision, voire même de dissuasion qui n’ont rien à envier à celle des stratèges. Un deuxième Code de la route qui ne dit pas son nom. Quand elle est à pied, Thalia redouble de prudence :

« À vélo je m’en fous, je file comme l’éclair. Mais quand je suis à pied je fais attention à mon comportement. J’essaie d’être discrète et de ne pas attirer l’attention, je change éventuellement de trottoir… J’identifie les gens qui passent. »

Et comme en stratégie militaire, le numérique s’est invité comme nouvelle variable à maîtriser. Depuis qu’elle a eu une mauvaise expérience avec un stalker (une personne qui en suit une autre, y compris dans l’univers numérique), Marianne prend ses précautions avec son smartphone :

« Une fois, un gars que je ne connaissais pas est venu me dire qu’il savait que j’allais à tel ou tel endroit, et où j’habitais. Depuis, je restreins les fonctionnalités de géolocalisation à mes amis sur les réseaux type Snapchat ou Facebook. »

Quant à Marine, qui doit régulièrement effectuer des trajets de nuit pour son travail, elle a choisi la manière forte :

« Je marche toujours avec des écouteurs, en baissant la tête et sans jamais regarder personne. J’ai toujours un taser sur moi, même si je sais que ce n’est pas légal. Je fais 1m53 pour 50 kilos, même une mouche me met à terre. Donc je me défends comme je peux. »

Dans cette Situation : A) Je maintiens l’allure B) J’accélère C) Je change de trottoir ? (Photo et dessin Piet)

Inégalités face à la ville écolo : le dilemme de l’éclairage nocturne

La question de la sécurité nocturne s’est justement invitée à l’agenda du conseil municipal du 15 octobre. Alors que la Ville s’apprête à expérimenter l’extinction nocturne dans 15 parcs, le conseiller municipal d’opposition Jean-Philippe Maurer (LR) fait part de son inquiétude quant aux risques accrus d’agression.

Françoise Bey, adjointe (PS) au maire en charge de l’égalité de genre, temporise :

« Il s’agit pour l’instant d’une mesure expérimentale, en coopération avec les forces de police. En cas de problème, il sera toujours possible de revenir en arrière. Et il s’agit de lieux qui ne sont pas fréquentés la nuit, pas des endroits de passage. »

L’association Akpé est connue à Strasbourg pour son projet de rénovation de la rue du Jeu-des-Enfants et pour le jardin partagé de l’Arrosoir au Neudorf. Parmi ses membres actifs, il y a Caroline. Elle n’était pas au courant de ce projet d’extinction nocturne, mais elle répond au tac-o-tac :

« Il y a peut-être d’autres cibles plus prioritaires. Est-ce qu’on a vraiment besoin la nuit d’allumer les vitrines, les bureaux ou les décorations de Noël ? »

Malgré les réverbères, certains passages n’inspirent pas toujours confiance. Victime d’une avarie à vélo, Pia doit en ce moment emprunter à pied l’accès souterrain qui relie la place de Haguenau à Schiltigheim, sans être rassurée :

« C’est peu fréquenté, très mal éclairé et il y a des passages sous des tunnels. Donc oui ça fait assez peur. »

Même avec des réverbères, le passage entre la Place d’Haguenau et le cimetière de Schiltigheim n’est pas franchement rassurant. (Photo et dessin Piet)

Le sport : sans accompagnement, point de salut

Moins médiatisé que les problèmes de sécurité mais tout aussi révélateur : le sport. Les équipements sportifs à disposition du public ont longtemps été orientés vers les sports essentiellement masculins. Pour Françoise Bey, il est nécessaire de joindre l’accompagnement à l’équipement :

« On aura beau prendre en compte les demandes du public féminin et mettre en place des installations mixtes comme les agrès, il y a toujours un risque que les hommes s’en emparent. Il faut aussi offrir un cadre plus incitatif, sur des horaires où les femmes sont disponibles. Cet été sur les séances de sport publiques le week-end, on avait jusqu’à 80% de femmes. »

En 2013, des adolescentes de Hautepierre se sont découvert un intérêt pour le football. Et commencent à y jouer. Hanan Omar Farah a eu le malheur de naître 10 ans trop tôt pour aller taper la balle avec elles. Alors elle s’est emparée d’une caméra et leur a consacré un court-métrage :

« Je suis née au début des années 90. J’aimais le foot mais je n’avais pas d’autres filles avec qui jouer. Je me suis aperçue en 2013 que les [filles nées en] 2003-2004 jouaient beaucoup plus au foot, c’est là que ça m’a surprise. La génération foot s’est arrêtée à cause de l’école ou du travail. Mais on a des ados entre 13 et 15 ans qui continuent le sport, et qui font même du judo ou de la boxe. »

Les lignes bougent, mais l’emballement n’a pas eu lieu. Françoise Bey a bien une explication : les jeunes femmes sont moins incitées à concilier le sport avec les études ou la vie professionnelle. Certains clichés ont la vie dure. Et multiplier les installations en libre-service ne suffit pas :

« On a un creux dans la population de sportives entre 20 et 40 ans. Il y a bien le fitness, mais il y a toujours un risque à aborder le sport uniquement par le contrôle des corps en occultant l’aspect social ou ludique. Il faut casser certains stéréotypes et ça demande un travail dès le plus jeune âge. »

C’est là que les associations prennent le relais. À Hautepierre toujours, le centre socio-culturel a son équipe féminine de foot en salle depuis 2011. Elles sont une vingtaine ce soir-là dans le gymnase de la maille Éléonore, parties pour s’entraîner jusqu’à 22 heures, sous l’œil de Jérémy Govi. Le coach est plutôt fier de son bilan. Des tournois à Paris et à Nantes, un projet de voyage à Barcelone pour jouer un tournoi international cette année…

« Tu vas au city-stade, les gars te sous-estiment direct »

Si beaucoup de joueuses arrêtent vers 18-19 ans, d’autres continuent et font même un service civique au CSC. C’est le cas de Nora, une des plus anciennes joueuses du club. Elle a tapé ses premiers ballons dans le city-stade de la maille voisine, avant d’intégrer la toute jeune équipe du centre-socio culturel, et de créer des vocations dans son cercle d’amis :

« C’est moins intimidant de jouer entre filles c’est sûr. Tu vas au city-stade, les gars te sous-estiment direct, ils ont pas super envie de t’avoir dans leur équipe… C’est plus compliqué, il faut se faire une place. En structure, c’est plus facile, plus rassurant. »

Un cadre favorable dont Abdel Moustaïd est un des artisans. Prof de karaté et dirigeant de la maison de l’enfance du quartier, il travaille aussi sur la mixité :

« On a réussi à faire des matches filles-garçons, mais ça demande d’abord un gros gros travail de mise en confiance. »

Pour Nora, il est plus simple de jouer au foot en club qu’au city-stade. (Photo Pierre Pauma)

Moins d’architectes qui font pipi debout… et plus de consultation

Mais à la sortie du gymnase, les mille et unes offenses reviennent. Des petits riens qui trahissent une négligence à l’égard d’une moitié de la population. À Hautepierre, à l’occasion d’une conférence de rédaction publique de Rue89 Strasbourg, Jeanne nous avait fait part de ses accidents de cabas. L’énergique retraitée habite un immeuble qui rallie la route par un chemin en gravier. Elle affirme y avoir déjà cassé quatre paniers à commission. « Sans parler des pointes de bottes que ça bousille ! »

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Dans le centre de Strasbourg, Marianne a plutôt un problème avec les bars. Cette fois-ci ce n’est pas la sécurité qui est en cause, mais la difficulté de trouver des toilettes décentes :

« Je fais toujours gaffe à ne pas boire trop d’eau, parce qu’il y a toujours une file d’attente dans les toilettes des filles. Et je me débrouille toujours pour changer de tampon chez moi, parce qu’il n’y a pas toujours de poubelle dans les toilettes des bars… »

Une cuvette pour les filles (propre, avec un peu de chance), une autre pour les hommes qui disposent en plus d’un ou deux urinoirs… Un cas d’école. Pour les architectes de MéMO, un premier pas serait peut-être de laisser davantage de femmes aux commandes. Le métier d’architecte se féminise, mais les femmes restent souvent cantonnées aux tâches subalternes. Et leur salaire en exercice libéral n’atteint que 57% de celui de leurs homologues masculins. Même si, de l’aveu de l’architecte Giulia Custodi, la féminisation du métier ne résoudra pas tous les problèmes :

« Il ne suffit pas de laisser une femme ajouter sa “touche féminine” dans les projets. En tant que concepteur d’un lieu, on ne peut pas avoir le même regard que les gens qui l’utiliseront tous les jours. C’est aussi ces personnes qu’il faut consulter, y compris les plus vulnérables. »

Militantes d’un urbanisme plus inclusif, les membres du collectif MéMO ont collé un sticker « Sophie Taeuber-Arp », sous celui de la place au nom de son époux, Jean Arp. (Photo Pierre Pauma / Rue89 Strasbourg)

La Ville de Strasbourg organise régulièrement des « marches exploratoires ». Le principe est simple : arpenter un lieu avec l’ensemble des usagers qui le fréquentent, afin de constater leurs difficultés et les solutions à envisager. Françoise Bey se félicite des sorties organisées dans le cadre de la rénovation de certains quartiers, comme à l’Elsau :

« Sur ce type d’événement, on a souvent un public très féminin. Ce qui est plutôt logique, car ce sont les femmes qui utilisent le plus les lieux publics la journée. Que ce soit pour les courses, pour accompagner les enfants à l’école… Même si on commence à voir des pères qui s’y mettent. »

Les architectes du collectif MéMO sont partagées sur l’exercice. L’architecte-urbaniste Anne Labroille craint que ces marches exploratoires ne se limitent à des « mesurettes » et ne soient promues qu’à des fins de communication politique. Sa collègue Giulia Custodi estime que cela offre tout de même l’opportunité à des publics habituellement peu consultés de s’impliquer dans la conception d’un lieu.

De l’aveu des architectes comme de Françoise Bey, la recherche de solutions se fait encore à tâtons. L’adjointe au maire de Strasbourg aime citer l’agenda politique des Nations Unies : sur les 17 objectifs de développement durable avancés par l’ONU, l’égalité des sexes figure en cinquième place.


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