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« Maîtres » : dans l’intimité du droit des étrangers, un documentaire à Strasbourg

Après deux documentaires sur le travail du psychiatre alsacien Georges Federmann, notamment auprès des migrants, le réalisateur Swen de Pauw sort son troisième film, Maîtres, qui ouvre les portes d’un cabinet d’avocates à Strasbourg, spécialisées en droit des étrangers.

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« Maîtres » : dans l’intimité du droit des étrangers, un documentaire à Strasbourg

Six ans après le documentaire Le Divan du monde, qui s’était installé dans le cabinet du psychiatre strasbourgeois Georges Federmann, le réalisateur Swen de Pauw a cette fois posé sa caméra dans un cabinet d’avocates strasbourgeoises spécialisées en droit des étrangers. « Je ne suis pas un objet ! », s’écrie un premier client algérien, face à Maître Christine Mengus. L’avocate doit trouver une solution pour cet homme qui vit et travaille en France depuis des années et qui se retrouve interdit de territoire parce qu’il n’a pas le bon titre de séjour.

La question des papiers est au cœur du droit des étrangers, mais elle est loin d’être la seule. Le documentaire en aborde un grand nombre : le travail, le mariage, l’école et les enfants, les séparations, l’intégration…

Bande annonce de Maîtres

Le film ouvre la porte sur ces bouts d’histoires d’hommes et de femmes qui se battent pour vivre comme tout le monde, mais où rien n’est pareil. Un enfant qui est trop absent à l’école pèse sur l’avenir de ses parents, un homme amoureux est dénoncé par sa femme pour qu’il quitte la France. Swen de Pauw filme des visages graves, où l’on comprend la tristesse et la honte de se retrouver dans ces situations, mais aussi des moments de rires, dans ce cabinet où la parole est libre et précieuse. Le regard est clair et précis tant sur les histoires des clients que sur le travail des avocates. Rencontre avec un réalisateur à l’écoute.

Rue89 Strasbourg : Qu’est-ce qui vous a amené à vouloir parler du droit des étrangers en France ?

Swen de Pauw : C’est une idée qui m’a été soufflée par le Docteur Federmann (psychiatre strasbourgeois avec qui le réalisateur a tourné deux documentaires en 2016 et 2019, NDLR), dont une grande partie du travail était dirigé vers les sans-papiers. Georges Federmann m’a parlé du cabinet de Nohra Boukara et de Christine Mengus, et il se trouve que je les avais déjà rencontrées dans d’autres contextes.

J’avais croisé Christine lors d’une réunion interprofessionnelle où tout un tas de gens se mettaient autour de la table pour trouver des solutions pour des étrangers dans des situations totalement hors cadre. Et j’avais rencontré Nohra lors du sommet de l’OTAN à Strasbourg en 2009. Elle m’avait alors raconté qu’elle avait assigné la préfecture en justice pour des questions de liberté de circulation dans la ville pendant le sommet. J’avais été très impressionné !

Ce sont deux personnes très attachées aux libertés individuelles. J’ai donc d’abord passé quelques temps dans leur cabinet par curiosité et c’est devenu une évidence qu’il y avait un sujet hyper dense. En pointillé, j’ai observé leur travail pendant deux ans, puis l’équipe s’est installée pour le tournage pendant une année.

Nohra Boukara, avocate spécialisée en droit des étrangers à Strasbourg Photo : doc. remis

Comment avez-vous convaincu les avocates et leurs clients de se laisser filmer?

L’ensemble de mon travail depuis que je fais du documentaire repose sur une idée : la confiance, dans les deux sens. Les avocates m’ont fait confiance, même si elles ne voyaient pas forcément ce que je voulais faire de tel plan ou de telle réunion qui leur semblaient inintéressants. Pour les clients, c’était un vrai défi, puisqu’ils ne me connaissaient pas, ils ne connaissaient pas mon travail, souvent ils ne parlaient pas la même langue. Mais c’est ce que j’aime faire. On a travaillé de la même façon que pour le Divan du monde, où les patients du Dr Federmann livraient leur intimité.

Le réalisateur Swen de Pauw Photo : doc remis

Il n’est pas question de leur dire : « Faites comme si je n’étais pas là », il ne faut pas prendre les gens pour des idiots. D’abord je leur expliquais les choses oralement, je n’avais parfois que quelques instants en salle d’attente. Puis je leur laissais tout le temps qu’il fallait pour avoir l’autorisation de session de droit à l’image. Je leur disais d’en parler à leur famille, leurs amis, leur avocate, etc.

Avant de vous lancer dans le projet, que vouliez-vous dire sur le droit des étrangers ?

Ce n’est pas un documentaire sur le droit des étrangers. Ce qui m’importe dans mon travail, c’est d’entendre des histoires de vie, dans des lieux où la parole est favorisée, où l’on prend le temps d’écouter. Je cherche aussi des gueules, ce sont des gens qui ont un charisme fou à l’écran. Et d’habitude, on ne les entend pas, même quand il y a une manifestation pour les sans-papiers, on voit dix blancs qui prennent la parole à leur place devant les micros.

En creux, vous dessinez une société et un gouvernement très durs avec les étrangers, pourtant vous ne versez ni dans le pathos, ni dans la colère.

Bien sûr, tout est plus compliqué quand tu es étranger ! Ces personnes sont au-delà de la colère, ce serait une perte de temps. De la même façon, je suis au-delà de la colère, j’ai essayé de comprendre ces vies et ce système et d’y répondre de la manière la plus civilisée. Les avocates ont la même démarche que moi : elles cherchent des détails, des choses qui peuvent sembler inutiles à leurs clients, elles canalisent leurs peurs, leurs angoisses, dans le souci d’être constructives.

Le cabinet a déposé un recours contre l’obligation de quitter le territoire pour ce Bangladais qui cumule deux emplois. Photo : doc. remis

Les deux avocates Nohra Boukara et Christine Mengus ont deux tempéraments très différents, ce sont deux bons personnages de cinéma…

Oui, il n’y a rien à jeter, même graphiquement. L’une est petite, l’autre grande, elles ont deux façons d’occuper l’espace très différentes : Nohra est plus posée, Christine fait de grands gestes… Christine est plus cash, voire vulgaire, et j’étais intéressé par cette vulgarité à l’écran, mais cela desservait le propos, j’ai donc atténué ce coté-là.

Le spectateur ne sait pas ce qu’il advient de ces clients et vous ne montrez pas d’audiences : pourquoi ces choix ?

D’abord parce que la temporalité entre la justice et le cinéma n’est pas la même : je ne pouvais pas attendre d’avoir la fin de chaque histoire, et puis quand s’arrête une histoire ? Je trouve cela plus participatif de s’intéresser à un moment crucial de leur vie. J’ai essayé de mettre en valeur à chaque fois, un nœud de leur histoire. Après, je n’avais pas du tout envie de filmer des audiences, j’ai besoin d’avoir carte blanche et je ne voulais pas dépendre de chaque autorisation du tribunal, de rentrer dans des dynamiques de pouvoirs entre les juges… La scène de procès est une iconographie hyper représentée au cinéma, et qu’est-ce que je pouvais faire de mieux que ce qu’a réalisé Raymond Depardon dans Délits flagrants ou dans 10e chambre ? Rien. Je voulais juste laisser la place à des gens, encore une fois, qu’on ne voit pas au cinéma. Ici, ils se confient à leur avocate, ils ont le temps de parler, sans contrainte.


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