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« La moitié du monde, » le très actuel combat de la place des femmes dans la photographie

Comment les représentations de la femme par des femmes racontent-elles notre époque ? Cette question est soulevée par l’exposition de photographies « La moitié du monde », à voir jusqu’au 22 décembre à La Chambre.

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« La moitié du monde, » le très actuel combat de la place des femmes dans la photographie

Deux femmes d’âge mûr en maillot de bain : c’est le tirage photographique en grande dimension qui recouvre la façade de la galerie La Chambre, place d’Austerlitz à Strasbourg, pour annoncer l’exposition « La Moitié du monde », présentée jusqu’au 22 décembre.

Réalisée par Frédéric Cornu, l’image est positionnée comme une œuvre phare de cette manifestation qui questionne les représentations des corps féminins en photographie depuis les années 1980. En écho à la thématique de l’engagement politique et artistique en photographie explorée par Diagonal, réseau national des structures de diffusion et de production dans le domaine, l’événement fait découvrir des photographies sélectionnées dans les collections du Centre national des arts plastiques. Aux côtés de grandes pointures internationales (Shirin Neshat, ORLAN, Zoe Leonard), on découvre les regards plus confidentiels de femmes photographes françaises (Alexandra Boulat, Géraldine Millo) et d’une seule dérogation à ce corpus exclusivement féminin (Frédéric Cornu). Associant image documentaire, portrait et photographie plasticienne, le parcours articule plusieurs thématiques : les normes de beauté, la maternité ou encore les inégalités de genre.

Femmes opprimées, femmes engagées

L’approche documentaire d’Alexandra Boulat évoque les conditions féminines dans les sociétés musulmanes du Moyen-Orient. Ses récits en images capturent les multiples réalités quotidiennes de femmes tantôt réfugiées, pèlerines, kamikazes ou « poupées orientales ».

Une photographie attache particulièrement l’attention : des policières au centre d’entraînement de tirs de l’Académie de Police pour Femmes de Téhéran, chargées de toutes les affaires criminelles concernant les femmes. La scène percutante dévoile les paradoxes de la condition féminine en Iran : si la profession judiciaire leur confère un certain pouvoir, la cible blanche et noire qui surplombe ces femmes en tchadors dévoile leur impuissance face à un régime répressif.

Photo d’Alexandra Boulat, Modest, Façade de l’immeuble du centre d’entrainement de tirs à l’Académie de Police pour Femmes de Téhéran, 2005, Iran, Collection du Centre National des Arts Plastiques

Issues de la série Modest (2001-2005), les quelques clichés de la photojournaliste font écho à l’autoportrait de Shirin Neshat, artiste iranienne. La photographe-vidéaste détourne les stéréotypes liés aux Women of Allah. Regard fixé devant l’objectif, elle porte le tchador, arme à feu en main. Ajoutées à l’encre après tirage, les calligraphies persanes qui recouvrent les partis visibles de son corps questionnent la suppression des voix féminines sous la dictature islamique en Iran.

La puissance formelle et politique de ces images est indéniable. Pour autant, l’accent porté par l’exposition sur l’oppression des femmes iraniennes n’est pas sans poser question. Cela ne reproduirait-il pas une opposition stéréotypée entre des corps féminins orientaux voilés et des corps féminins occidentaux dénudés, tels que dans la photographie de Frédéric Cornu à l’entrée ?

D’ailleurs, la valorisation importante de ce seul artiste masculin représente un autre parti-pris discutable de la proposition curatoriale. Pourquoi le mettre en exergue en ouverture ? Ce choix d’accrochage annonce les quelques paradoxes d’une exposition photographique censée rendre à « La moitié du monde » une visibilité artistique et s’inscrire dans l’actualité en abordant des enjeux féministes.

Des femmes photographes pionnières mais occultées

L’histoire des femmes en photographie est particulièrement riche. Pionnières dans le domaine, ces dernières se sont saisies du médium dès son apparition en 1839. Outil d’expérimentation, de création, de documentation du réel, de subversion ou d’émancipation : l’art photographique se renforce à travers les regards d’artistes comme Germaine Krull qui explore les thématiques du nu féminin comme de la guerre, Claude Cahun qui fait de la représentation de soi et de l’identité de genre des thèmes récurrents de son travail, ou encore les images marquées par le surréalisme de Lee Miller.

Pour autant, cette contribution a été largement occultée par l’histoire de l’art. Heureusement depuis une dizaine d’années, le Jeu de Paume a produit un travail de défrichage et de redécouverte, en défendant ces artistes oubliées – pour ne pas dire reniées – en leur dédiant 42% de ses expositions monographiques. Ce travail a été complété en 2015 par l’exposition « Qui a peur des femmes photographes ? », co-organisée par le Musée d’Orsay et le Musée de l’Orangerie, qui redonnait une place légitime aux femmes photographes dans l’histoire de l’art.

Avec une ambition forcément moindre, en raison de sa taille et de ses moyens, La Chambre s’intéresse aux regards des femmes en photographie depuis les années 1980. En effet, la question de la visibilité demeure prégnante dans la période contemporaine, puisque les expositions et les publications dans ce domaine sont encore largement androcentrées.

Une (dis)parité homme-femme

En dépit de cette nécessité de visibilisation des artistes femmes, Frédéric Cornu occupe paradoxalement la place d’honneur à l’entrée de « La moitié du monde ». Si ses photographies en noir et blanc, proches d’un style documentaire, s’insèrent convenablement dans la thématique de l’exposition (la représentation des femmes), son travail ne s’intéresse pas spécifiquement au corps féminin mais davantage aux marginaux, tous genres confondus.

Issues de la série Balnéaires, les trois œuvres présentées donnent à voir le corps vieillissant de femmes en maillot de bain qui, loin des canons esthétiques de beauté, portent les stigmates de la vie.

Photo Frédéric Cornu, Corps balnéaires, Janvier 1994, Braye-Dune, Collection du Centre National des Arts Plastiques

S’il s’agit de subvertir les normes du beau dans le cadre de l’exposition, la volonté plus large de l’artiste consiste à réaliser le portrait robot d’une strate de la société. Par son approche systémique de la photographie – frontalité, posture et cadrage identiques – l’artiste s’inspire directement de la célèbre photographe américaine Diane Arbus (1923-1971), dont le travail a été popularisé par le Jeu de Paume en 2011.

Reconnue pour avoir révolutionné la photographie tant dans sa technique que dans sa thématique, celle-ci représentait les « freaks » de la société américaine des années 1960 : les géants, les nains, les handicapés ou encore les travestis.

Frédéric Cornu apparaît comme figure d’autorité dans un parcours qui place ses œuvres au premier plan en défaveur d’artistes aux regards plus singuliers (Shirin Neshat, ORLAN, Zoe Leonard). Pourtant, celles-ci ne reflètent pas réellement les problématiques traitées par l’exposition. En intégrant un seul artiste masculin sur les huit présentés dans une exposition qui clame mettre à l’honneur l’autre moitié du monde, la Chambre n’accentuerait-elle pas la disparité homme-femme dans la représentativité artistique ?

De quelle féminité parle-t-on ?

Mais est-il vraiment nécessaire d’être attentif à la question du genre de l’artiste dans les expositions ? Pour Elisabeth Lebovici, critique d’art, et Giovanna Zapperi, historienne de l’art contemporain, cette question est à double tranchant. La notion d’art « au féminin » situe d’emblée la femme dans ses marges. Dans le même temps, elle met l’accent sur l’idée d’une émancipation accomplie.

C’est ce dernier message que semble porter La Chambre. Le texte de l’exposition consacré à « la femme » en partant du postulat d’une féminité naturelle et universelle, perpétue une vision essentialiste de l’art des femmes, qui se définirait uniquement par rapport à leur contrepartie masculine (l’autre moitié du monde). Cette question s’est élargie dans les années 1970 avec l’émergence des Gender studies (les études de genre en français) qui théorisent le « genre » à rebours de la notion de « différence sexuelle », fondée sur les attributs biologiques et physiques.

Ainsi l’identité de genre (masculine ou féminine) serait une construction socio-culturelle, liée à un contexte ou à une période donnée. Oubliant ces évolutions théoriques et sociales, le corpus artistique de l’exposition envisage uniquement les artistes féminines sous le prisme de la représentation du « deuxième sexe », pour reprendre l’expression de Simone De Beauvoir.

Dans un jeu d’ombres et de lumières, Ariane Lopez-Huici sublime les formes gourmandes de sa Vénus de Manhattan 2. La femme obèse, dont on ne voit pas le visage mais le corps nu, pose telle une statue grecque antique dans une gestuelle exaltante. En donnant à voir une corporéité rarement montrée, la photographe critique une société obsédée par la maîtrise de son poids et la minceur.

 Photo Ariane Lopez-Huici, Le corps qui parle, Vénus de Manhattan 2, 1994, New York, Collection du Centre National des Arts Plastiques
Photo Ariane Lopez-Huici, Le corps qui parle, Vénus de Manhattan 2, 1994, New York, Collection du Centre National des Arts Plastiques

Si elle transgresse les canons esthétiques de beauté portés par la mode et la publicité, elle s’inscrit dans la lignée de photographes femmes qui revendiquent la différence pour l’inclure socialement. On regrette par exemple l’absence de Valérie Belin dans l’exposition. Cette photographe française porte un intérêt particulier pour des féminités en métamorphoses, à l’écart des normes. En 2001, dans une série dédiée, elle capte les corps en transition de bodybuilders ou de personnes trans, au moment où les traits physiques attribués à la masculinité et à la féminité se cristallisent et se mêlent sur leurs visages. Dénuées de toute spectacularité, ses œuvres à l’aspect clinique donnent à voir la fluctuation de l’identité sexuelle.

Des corps maternels multiples… qui manquent

Si l’on déplore le manque d’attention porté au genre, « La moitié du monde » témoigne tout de même d’un féminisme pluriel, notamment en ce qui concerne le thème de la maternité.

À travers sa série d’autoportraits familiaux, l’artiste finlandaise Katharina Bosse souligne les points de jonction entre les identités de femme, de mère et d’artiste. Dans son œuvre Heïde, elle se tient à demi allongée près de son enfant pour lui donner le sein, rejouant clairement le mythe de la louve allaitant Romulus et Rémus.

La représentation monstrueuse du maternel entre en résonance avec deux œuvres de Zoe Leonard. Au musée de la médecine de Vienne, l’artiste queer américaine photographie à l’argentique des Gynecological Instruments, dont les formes métalliques et pointues rappellent des outils de torture. Sous un angle déformant, elle capture un modèle féminin aux organes visibles, cheveux luxuriants, tête maquillée. La posture du mannequin en cire rappelle le cadavre autopsié. L’artiste dénonce les expérimentations médicales infligées au corps féminin et dans une plus large mesure dévoile la fascination pour l’anatomie des femmes. Dans le cadre de l’exposition, ses photographies à l’ambiance macabre formuleraient une critique de la réalité sociale, où la femme est inévitablement réduite à ses capacités naturelles à procréer.

« La moitié du monde » présente ainsi des visions féministes plurielles qui entrent en décalage avec le discours essentialiste porté par le texte de l’exposition.

L’exposition s’achève dans un recoin par la Mise en scène pour une sainte n°7 de 1982 signée ORLAN. Dans une esthétique baroque, l’artiste française se représente sur fond de ciel sombre en habit matrimonial dans ce tableau photographique en couleur, simulant son mariage catholique devant l’autel, prêt à jeter son bouquet en main à la Vierge.

En s’inspirant de l’iconographie judéo-chrétienne et en s’appropriant des stéréotypes pour en détourner les motifs, elle pointe du doigt les pressions politiques et sociales exercées sur le corps féminin. Depuis les années 1960, la plasticienne a réalisé un travail révolutionnaire sur la féminité, transformant son propre corps en matériau de création. Son travail plus récent, qui n’est malheureusement pas montré dans l’exposition, explore sa physicalité mutante et hybride, modifiée par la chirurgie esthétique. Encore un regret, face à une exposition peu ancrée dans l’actualité et qui aurait gagné à traverser les frontières du genre, avec les artistes.


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