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Dans l’ombre du Marché de Noël, les sans-abris n’ont jamais été si nombreux à Strasbourg

Alors que Strasbourg attend des millions de touristes pour l’édition 2023 du Marché de Noël, il n’y a jamais eu autant de personnes en demande d’hébergement dans la capitale alsacienne. La municipalité écologiste refuse de « cacher la misère ».

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Dans l’ombre du Marché de Noël, les sans-abris n’ont jamais été si nombreux à Strasbourg

À quelques mètres du grand sapin illuminé de la place Kléber, quatre sans-abris se protègent du froid grâce à leurs couvertures rue de l’Outre. Ils contrastent avec les touristes qui déambulent vin chaud à la main. « Aujourd’hui on a pu rester ici comme le magasin est fermé », témoigne Baptiste, pointant du doigt la boutique de chaussures Minelli, lundi 27 novembre. L’édition 2023 du Marché de Noël de Strasbourg a commencé trois jours plus tôt. Elle devrait accueillir autour de trois millions de visiteurs.

Une telle installation de sans-abris malgré le Marché de Noël, à côté du grand sapin, aurait été difficilement concevable il y a encore quelques années.Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

Au même moment, « 2 000 personnes demandent un toit à Strasbourg, c’est incontestablement une première », constate Marie-Dominique Dreyssé, vice-présidente de l’Eurométropole en charge des solidarités : « Certaines dorment dans des tentes, d’autres en squat… » Rien que sur la semaine du 20 au 26 novembre, 1 061 personnes distinctes ont appelé le 115 pour demander un hébergement d’urgence d’après un bilan du Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) du Bas-Rhin.

De plus en plus de personnes vulnérables à la rue

Le taux de demandes non pourvues est de 94%, à cause de la saturation du dispositif, malgré l’obligation légale pour l’État de loger les personnes qui le demandent. Dans la semaine du 14 au 20 novembre 2022, le SIAO avait dénombré 926 personnes distinctes demandant un hébergement. Globalement, ce chiffre augmente petit à petit au fil du temps. Un employé du SIAO expose que le manque de places crée une accumulation des sans-abris en attente :

« On n’a jamais eu autant de demandeurs d’hébergement d’urgence, ça ne cesse d’augmenter depuis la pandémie. Les années précédentes, on était plus à 400 ou 500 demandeurs distincts sur une semaine. En 2021, à l’inauguration du Marché de Noël, on déplorait neuf familles à la rue. Aujourd’hui, elles sont plus de 80 à demander un abri. Il y a de plus en plus de profils vulnérables comme des personnes âgées, malades ou des femmes avec des enfants en bas-âge. La situation est catastrophique. »

Le dispositif d’hébergement d’urgence est de plus en plus saturé à Strasbourg.Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

Noël peut être l’occasion de faire preuve de solidarité. Mais à Strasbourg, les enjeux touristiques et commerciaux priment parfois lors de ces festivités. En 2019, la municipalité socialiste était allée jusqu’à prendre un arrêté « anti-mendicité » interdisant « l’occupation prolongée de l’espace public » sur plusieurs périmètres du centre-ville comme la rue des Grandes-Arcades pendant le marché de Noël. Celles et ceux qui demandaient de l’argent ou dormaient sur place devaient donc quitter les lieux. Fraichement élue, la maire écologiste Jeanne Barseghian avait abrogé la mesure en 2020.

Une coordination entre plusieurs services

Toujours place Kléber, devant la boulangerie Brioche dorée, Steven fait la manche avec ses trois chiens. « Cette année la police est cool. Il y a trois ou quatre ans, c’était beaucoup plus difficile, je devais changer d’endroit dans la journée », assure t-il. Dans la Grande-Île, les observations des mendiants se ressemblent. Sur sept personnes interrogées, six disent avoir de bonnes relations avec la police municipale.

« À Rennes, on peut se faire réveiller par du gaz lacrymo. Ici, ça n’a rien à voir. On dort avec mon copain ruelle des Pelletiers. La police municipale vient vers 7h pour nous dire qu’il faudrait se lever si on est pas encore debout. Ils ont même fait le lien avec le CCAS (centre communal d’action sociale, NDLR). »

Luna, sans-abri à Strasbourg
En face des chalets du Marché de Noël, Steven demande des pièces place Kléber.Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

« Nous n’avons pas de protocole spécialement dédié au Marché de Noël mais un dispositif annuel », affirme Nadia Zourgui, adjointe à la maire en charge de la tranquillité publique :

« En sortant des confinements, en 2021, on a mis en place un groupe de travail entre la police municipale, les services sociaux et de propreté pour que les choses se passent dans le dialogue. »

Tout en déplaçant des affaires, Luna ne s’étonne pas des conflits d’usage dans le centre-ville. « C’est normal, ça ne fait pas classe d’avoir des gens qui dorment devant une vitrine. Nous, on fait en sorte que les choses soient nickels quand on part, parfois plus propres que quand on est arrivé. On n’a aucun problème avec personne pour l’instant cette année. » La jeune femme continue à demander la pièce rue des Grandes-Arcades, sans être embêtée.

Le partage de l’espace public

Contacté, le président des Vitrines de Strasbourg Gwenn Bauer n’a pas souhaité répondre aux questions de Rue89 Strasbourg. L’association de commerçants est une promotrice de l’arrêté anti-mendicité et avait même regretté en 2019 que ce dernier ne couvre pas une zone supplémentaire sur la Grand’Rue.

« Il n’y a aucune volonté de cacher la misère. Nous refusons d’empêcher les sans-abris d’être au centre-ville et de mendier. Cela a causé des critiques de commerçants mais nous souhaitons aussi répondre à leurs problématiques », précise Floriane Varieras, adjointe à la maire en charge de la solidarité :

« Le but est de permettre un partage de l’espace public le plus juste possible. Les consignes, c’est que les sans-abris ne peuvent pas rester devant des vitrines, des portes de lieux d’habitation ou de travail. Mais il est fondamental de considérer que l’espace public n’est pas uniquement dédié aux personnes qui vont acheter. »

Au moment du Marché de Noël, les inégalités sociales deviennent plus violentes qu’à l’accoutumée.Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

Marie-Dominique Dreyssé était adjointe au maire en charge des solidarités lors du mandat précédent. Selon elle, l’approche politique de la gestion de l’espace public a beaucoup changé :

« Je ne dis pas que tout est parfait et que tout le monde est content maintenant mais il y a une vraie volonté de dialogue. On veut absolument éviter que les sans-abris et les commerçants se montent les uns contre les autres. La problématique n’est plus du tout la même aujourd’hui qu’il y a quatre ans parce que le nombre de personnes à la rue a augmenté. »

Prévenir les sans-abris en amont

« Tous les matins, il y a une première tournée pour voir où sont les sans-abris », raconte Éric Schumacher, policier municipal et délégué CFTC : « On vérifie s’ils sont en bonne santé et on discute avec eux. Il y a des couvertures de survie dans la voiture si nécessaire. » Lorsque le service propreté doit intervenir, les policiers municipaux et les services sociaux préviennent les sans-abris en amont.

Peter et Yilka sont installés sous les arcades de la rue de la Division-Leclerc. « La police nous a dit que ce trottoir sera nettoyé demain », relate Peter. Les deux Tchèques vont trouver un autre emplacement pour la nuit. Germain Mignot, chargé de mission à la Fondation Abbé Pierre (et élu communiste au conseil municipal), se souvient qu’avant la mise en place de ce dispositif, « il n’était pas rare que des gens soient réveillés à 5 ou 6h du mat’ parce que le service propreté allait passer immédiatement ».

Yilka s’installe où il peut, selon les boutiques ouvertes et les passages du service propreté.Photo : Fantasio Guipont / Rue89 Strasbourg

En juin 2021, le conseil municipal a adopté à l’unanimité la déclaration des droits des personnes sans abri de la fondation Abbé Pierre. Le texte décliné en 14 articles proclame notamment la liberté de se déplacer et de s’installer dans l’espace public, le droit à la mendicité, au glanage, au logement si la personne le demande ou encore l’accès à de l’eau potable, des douches, des toilettes et de l’électricité.

La police aux frontières en ville

Si Germain Mignot reconnait une nette évolution et une meilleure considération des personnes à la rue que lors du mandat précédent, il estime que la Ville pourrait aller plus loin. Il cite le squat Sarlat, dont les habitants ont été expulsés le 22 novembre alors que les bâtiments appartenaient à un bailleur social de l’Eurométropole. « La mise à disposition d’accès à l’eau et à des toilettes pour les camps et bidonvilles est aléatoire et non complète », poursuit-il. La municipalité avait effectivement tardé plusieurs mois avant d’installer un point d’eau et des toilettes au camp de l’Étoile en 2022.

Dans son dispositif de sécurité du Marché de Noël, la préfecture a décidé de mobiliser « des effectifs de la police aux frontières (PAF) ». En Ville, une partie des personnes qui dorment sous des tentes sont migrantes, parfois en situation administrative irrégulière. Sabine Carriou, de l’association de solidarité Les Petites Roues, s’interroge sur cette présence accrue de la PAF : « Il risque d’il y avoir davantage de contrôles d’identité, et donc de tension pour ces sans-abris qui sont déjà dans une situation très difficile. »

Interrogée sur le type d’interventions réalisées par la police aux frontières au Marché de Noël, la préfecture n’a pas répondu à la sollicitation de Rue89 Strasbourg. Elle n’a pas encore décidé d’ouvrir un gymnase la nuit malgré la neige tombée le 1er décembre, mais elle a déclenché le premier niveau du plan grand froid permettant « d’accroitre temporairement les capacités de mise à l’abri des personnes sans-domicile dans des centres d’hébergement ». La plupart des sans-abris devront encore se contenter de leurs couvertures et des effluves émanant des chalets parsemés dans la ville.


Tous les ans, pendant un mois, le centre-ville de Strasbourg se pare de guirlandes et de chalets pour accueillir des millions de visiteurs. Fidèle à ses engagements, Rue89 Strasbourg raconte dans cette série « Derrière les lumières » les angles morts du Marché de Noël et met en exergue certaines de ses réalités.

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